I. 2. "L'esprit de l'Histoire".

Si l'onadopte, pour Le Rivage des Syrtes, le même schéma d'observation que pour Le roi pêcheur, il convient, là aussi, d'opérer une distinction entre l'analyse interne qui s'emploie à cerner et à décrire le référent socio-historique propre à l'œuvre et l'analyse externe qui s'applique aux déterminations contextuelles de celle-ci, qu'elles soient sociales ou historiques. Mais l'un et l'autre points de vue ne vont pas sans difficulté, dès lors que se trouvent prises en compte les visées poursuivies et reconnues par l'auteur lui-même: "Ce que j'ai cherché àfaire, entre autres choses, dans Le Rivage des Syrtes, plutôt qu'à raconter une histoire intemporelle, c'est à libérer par distillation un élément volatil,«l'esprit de l'Histoire», au sens où on parle d'esprit-de-vin, et à le raffiner suffisamment pour qu'il pût s'enflammer au contact de l'imagination." 629 Dénué de toute référence explicite à l'actualité immédiate et faiblement pourvu de signes ou d'indices qui l'inscriraient assurément dans une période historique précise, ce roman de J. Gracq, en marge du genre appelé "roman historique", représente donc une entité socio-historique parfaitement imaginaire, la Seigneurie d'Orsenna en guerre contre le Farghestan voisin. Le récit qui décrit la décadence de cette société fictive aux repères temporels et géographiques particulièrement difficiles à cerner n'est pourtant pas sans lien avec des réalités de l'Histoire. En effet, même si l'ouvrage ne se présente pas comme un "roman historique à clé" invitant le lecteur à identifier, à travers les éléments de la fiction, des faits historiques précis et homogènes, il reste que la toponymie d'Orsenna (Maremma, Vezzano, Ortello, Sagra, Selvaggi...) et son anthroponymie (Aldo, Orlando, Vanessa, Marino, Danielo, Aldobrandi...) sont italiennes, "l'onomastique fictive d'Orsenna [obéissant] à la morphologie de la langue italienne: finales du masculin en -o, du féminin en –a" 630 . On peut donc penser à Venise et à ses démêlés avec l'Orient, d'autant que la référence vénitienne se trouve insinuée dès la première page du roman ("La Seigneurie d'Orsenna vit comme à l'ombre d'une gloire que lui ont acquise aux siècles passés le succès de ses armes contre les Infidèles et les bénéfices fabuleux de son commerce avec l'Orient" 631 ) et explicitement rappelée, sous forme métaphorique, à l'occasion de l'évocation de Maremma et de sa description 632 . Par ailleurs, comme le note M. Murat, "la constitution politique d'Orsenna, avec ses caractéristiques d'«état mercantile»: manie du secret et de l'espionnage, défiance à l'égard du pouvoir militaire [...], partage des responsabilités à l'intérieur d'une oligarchie patricienne, paraît typique de la Sérénissime République" 633 . Mais d'autres références historiques viennent se superposer à celle de la Venise de la Renaissance ou du déclin. Parmi celles-ci, figurent, à l'évidence, la période décadente de l'Empire romain, mais aussi celle des Grandes Invasions, sans oublier l'âge technique des navires à vapeur ou des automobiles, lesquelles "roulent dans un pays où, par ailleurs, la communication télégraphique semble inconnue" 634 . Ainsi, même si la présence de l'Histoire est indéniable, voire envahissante, ce qui frappe avant tout, c'est l'hétérogénéité des indices, des références ou des repères, comme si l'auteur avait voulu, par ce moyen, interdire à son lecteur l'identification d'un référent unique et précis.

Le roman, publié en 1951, a été rédigé entre l'été 1947 et l'été 1949 "à l'exception des soixante dernières pages qui ne seront écrites qu'en 1951" 635 . Le contexte qui constitue l'horizon d'écriture de l'œuvre n'est autre, par conséquent, que celui de l'immédiat après-guerre et de la reconstruction. A cet égard, la déception que ressent le narrateur Aldo à la fin du roman en constatant que ses attentes d'un renouvellement se sont, en définitive, transformées en champs de ruines n'est pas sans relation avec la situation d'une France et, plus largement, d'un continent européen, considérablement affaiblis par le second conflit mondial. Une page paraît caractéristique du climat paradoxal de l'œuvre et de celui de l'époque, c'est le passage où le narrateur se remémore les propos que lui avait tenus Orlando lorsqu'ils étaient tous deux élèves à "l'école de Droit diplomatique" 636 :

‘"Sais-tu pourquoi les arbres ne peuvent grandir dans nos Syrtes? Le printemps s'y déchaîne comme une bourrasque dès mars, et le dégel est d'une brutalité sans exemple. La verdure se déploie comme les drapeaux sur une émeute, et tire la sève comme un nourrisson qui prend le sein – mais le dégel n'a pas touché la terre dans ses profondeurs, la racine dort encore dans la glace, les fibres du cœur se rompent et l'arbre meurt au milieu de la prairie qui fleurit." 637

Ces propos paraissent décrire, de façon parfaitement adéquate, l'atmosphère d'une époque singulière entre toutes, où semble déjà passé le temps des espoirs indéfinis et des enthousiasmes soulevés par la Libération. Non seulement l'Europe, en partie détruite, se voit contrainte d'accepter l'aide américaine, mais elle doit assumer une nouvelle division du continent. La métaphore de la glaciation qui fait sentir ses effets en profondeur constitue une image assez juste du nouveau climat de guerre larvée et prolongée que l'Histoire a retenu sous le nom de "guerre froide". Nombreux sont les éléments de l'ouvrage qui pourraient participer de cette référence: non seulement "la polarité Orient/Occident" 638 , recoupant, sur le terrain géopolitique, les antagonismes Est/Ouest et la "ligne rouge" infranchissable renvoyant à la partition du monde établie à la conférence de Yalta, mais aussi l'atmosphère d'attente léthargique qui semble renouveler l'expérience douloureuse de la "drôle de guerre" encore de fraîche mémoire.

Une telle perspective de nouvelle guerre entre les deux blocs est, dans le contexte de l'époque, d'autant plus redoutable que plane dans tous les esprits la menace obsessionnelle d'une prochaine apocalypse à travers un conflit d'ampleur nucléaire. De ce point de vue, la signification de la fumée qui se dégage du Tängri et que décrit complaisamment le narrateur ne semble guère faire de doute:

‘"il émanait de sa forme je ne sais quelle impression maléfique, comme de l'ombelle retournée au-dessus d'un cône renversé qui s'effile, que l'on voit à certains champignons vénéneux. Et, comme eux, elle semblait avoir poussé, avoir pris possession de l'horizon avec une rapidité singulière; soudain elle avait été là; son immobilité même, décevante sur la grisaille du soir, avait dû longtemps la dérober au regard." 639

Une autre référence possible à l'actualité historique ou politique, c'est celle des affrontements coloniaux grandissants. Les incidents aux frontières qui sont évoqués dans le rapport de police que Danielo tend à Aldo dans l'entrevue du dernier chapitre 640 ne sont pas sans rappeler les provocations ou les insurrections plus ou moins spontanées liées à la révolte de la péninsule indochinoise ou à celle de l'Afrique du Nord. Et, de même que, dans Le Rivage, il est malaisé d'évaluer avec précision la nature et la portée exacte de l'événement et de la "situation nouvelle" qui en résulte, de même, dans la réalité de l'époque, ces antagonismes coloniaux se distinguaient quelquefois mal des enjeux géopolitiques et stratégiques du conflit larvé que se livraient, à l'échelle planétaire, les superpuissances de l'Est et de l'Ouest. C'est ainsi que "la première guerre d'Indochine (1946-1949) débuta […] comme un conflit de décolonisation, mais apparut ensuite comme l'un des affrontements armés de la guerre froide, au même titre que la guerre de Corée (1950-1953)." 641 Quant au paradoxe d'un récit précisément déceptif où le héros, qui agit au nom d'un idéal de progrès et de rénovation de la vie et qui précipite la catastrophe, sans être tout à fait conscient des effets destructeurs de sa propre action, la filiation, par rapport à la pièce, apparaît relativement claire. Tout se passe comme si Le Rivage des Syrtes avait pour effet d'illustrer et d'approfondir les avertissements et les propos antimodernes qu'Amfortas adressait à Perceval dans la pièce: "Le Graal dévaste!" 642 en donnant pour signification au Graal les référents idéologiques totalitaires, conclusion à laquelle nous sommes parvenus au terme de notre analyse du Roi pêcheur. Pourtant l'heure n'est plus, dans l'après guerre, à la prévention ou aux conseils de prudence; elle est plutôt aux constats amers. Et le roman pourrait, sous ce rapport, traduire la déception, au sens fort du terme, d'une génération prenant conscience qu'elle a été conduite à l'impasse tragique et au désastre par l'effet dévastateur des idéologies. Quel prolongement de telles significations trouvent-elles dans la troisième œuvre du corpus, Un balcon en forêt, séparée de la précédente par un intervalle de quelques huit années?

Notes
629.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant, in Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 1995, p. 707.

630.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq Étude de style I Le roman des noms, Paris, José Corti, 1983, p. 61.

631.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 7.

632.

Ibid. p. 82: "Ainsi rappelé à moi, je me souvenais brusquement de ce surnom très complaisamment ironique de «Venise des Syrtes» qu'on donnait à Maremma". À la page suivante [p.83], le narrateur poursuit l'analogie: "Maremma comme Venise s'était retranchée, avait larguée ses amarres; campée sur ses vases tremblantes […]."

633.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq Étude de style I Le roman des noms, Paris, José Corti, 1983, p. 62.

634.

Debreuille (Jean-Yves), "La poétique romanesque de J. Gracq à partir du «Rivage des Syrtes» et d'«Un balcon en forêt», in Julien Gracq Actes du colloque d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1982 p. 204.

635.

Boie (Bernhild), Chronologie in Gracq (Julien), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1989, p. LXX.

636.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 132.

637.

Ibid. p. 133.

638.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq Étude de style I Le roman des noms, Paris, José Corti, 1983, p. 62.

639.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 208.

640.

Ibid. p. 319.

641.

Ageron (Charles-Robert), article "Décolonisation", in Encyclopædia Universalis, tome 7, Paris, Encyclopædia Universalis France, 2002, p. 12.

642.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 140.