I.3. "Gardiens plutôt du sommeil" 643 .

Pour les deux ouvrages précédents, le contexte historique immédiat était en quelque sorte tenu à distance, et ceci non seulement par l'éloignement chronologique, mais aussi par la fable proprement dite, dans la mesure où le référent interne relevait explicitement du mythe ou de la fiction romanesque. La tâche du lecteur consistait, dès lors, à observer des relations d'homologie entre la société représentée par la fiction et les événements propres à l'actualité historique, en posant comme hypothèse que les événements externes pouvaient avoir une valeur explicative par rapport à la structure interne de l'œuvre, en vertu d'une relation causale présupposée entre ces deux structures. La question pourrait se poser de manière quelque peu différente, pour Un balcon en forêt, dans le sens où ce récit, non seulement paraît, à première vue, renoncer au mythe et à l'éloignement de la fiction, mais choisit aussi comme "référent interne" une période historique on ne peut plus récente. La double proximité qu'offrent le traitement apparemment "réaliste" de la drôle de guerre et le caractère quasi contemporain des référents interne et externe rend-elle, pour autant, plus facile la démarche du lecteur? Rien n'est moins sûr, si l'on veut bien admettre que le contexte historique lui-même, pour être relativement proche, a été, entre temps, radicalement modifié. L'auteur a maintes fois souligné qu'avant d'écrire Un balcon en forêt il avait fait, en octobre 1955, le voyage des Ardennes jusqu'à Monthermé 644 . La rédaction, commencée au printemps 1956, est achevée l'année suivante. Par suite, le contexte externe qui a environné l'écriture de l'œuvre et qui, par hypothèse, l'a marqué de ses contraintes est celui de la "guerre froide". Si cette nouvelle "drôle de guerre" présente, par rapport à la précédente, la particularité inverse de n'être pas déclarée, mais d'être sans doute déjà commencée 645 , elle n'en a pas moins, avec elle, plus d'un trait commun et une semblable étrangeté. Par rapport à la "guerre froide" pourrait s'expliquer, dans une certaine mesure, le climat d'attente et d'appréhension qui, dans l'œuvre, tout en étant nettement caractéristique de la "drôle de guerre", est loin de lui être entièrement spécifique. Et les craintes qu'éprouve Mona à la tombée de la nuit trouveraient tout aussi bien leur sens en relation avec le contexte de fausse paix et l'atmosphère de crise internationale récemment réactivée par les nouvelles tensions au Moyen-Orient 646 et par l'intervention des chars soviétiques en Hongrie:

‘"Mona frissonnait sous sa courte veste fourrée: elle s'embrumait tout à coup aussi vite qu'un ciel de montagne, tout entière ouverte aux avertissements de la saison. – Je n'aime pas les fins de journée, faisait-elle en secouant la tête quand il l'interrogeait. Et, quand il lui demandait à quoi elle pensait: – Je ne sais pas. A la mort…" 647

Mais l'actualité historique est aussi et toujours dominée par les antagonismes coloniaux. Alors que le conflit indochinois s'est achevé sur la défaite de Diên Biên Phu et sur la perte de l'Indochine après une guerre de sept ans, un climat d'insurrection s'empare des colonies d'Afrique du Nord. Au vrai, tout se passe comme si le processus de décolonisation française en cours consacrait l'incapacité d'une nation, déjà passablement affaiblie par la deuxième guerre mondiale, à défendre ses colonies et ses territoires d'outremer. Un balcon en forêt, avec sa thématique de catastrophe ou de fin tragique annoncée, (sans que puissent être oubliés le rêve éveillé et l'atmosphère onirique ou léthargique dans laquelle le héros préfère sombrer plutôt que de se donner à un héroïsme d'un autre âge), traduirait, plus encore peut-être que Le Rivage des Syrtes, l'inexorable "déclin de l'Occident", pour reprendre le titre d'Oswald Spengler, envers qui J. Gracq reconnaît volontiers sa dette 648 :

‘"Les civilisations sont les états les plus extérieurs et les plus artificiels […]. Elles sont une fin; elles succèdent au devenir comme le devenu, à la vie comme la mort, à l'évolution comme la cristallisation, au paysage et l'enfance de l'âme, visibles dans le dorique et le gothique, comme la vieillesse spirituelle et la ville mondiale pétrifiée et pétrifiante. Elles sont un terme irrévocable, mais auquel on atteint toujours avec une nécessité très profonde." 649

Toujours est-il que la défaite inéluctable et cinglante sur laquelle se conclut le récit d'Un balcon en forêt ne peut pas être sans lien avec le climat qui marque l'année 1956, dominée par la Crise de Suez, épisode historique qui semble donner raison aux prédictions spenglériennes. Alors que les événements d'Algérie deviennent de plus en plus irritants pour l'opinion publique française et qu'un "courant de plus en plus important dénon[ce] dans la presse l'attitude munichoise des Occidentaux devant Nasser" 650 qui vient de nationaliser le canal de Suez, l'échec de l'expédition franco-britannique 651 "montr[e] au monde, au monde arabe en particulier, que les Occidentaux n'[ont] plus les moyens d'imposer par la force le maintien de leur présence outre-mer" 652 . Du reste, le coup de canon inutile et aventureux que Grange et ses hommes tirent sur la colonne ennemie n'a-t-il pas le même degré d'inefficacité que le coup de force hasardeux monté par Guy Mollet et que la "politique de la canonnière", dénoncée et ridiculisée à la une des journaux de l'époque?

Que l'Histoire des années quarante et cinquante, ses contradictions et ses transformations, aient pu avoir quelque effet sur l'élaboration de l'univers imaginaire constitué par les récits de J.Gracq, la meilleure preuve en serait le rapport que ces récits eux-mêmes entretiennent précisément avec le réel et avec l'imaginaire. Alors qu'avec Le roi pêcheur, écrit dans les circonstances les plus sombres de l'occupation, l'auteur s'éloignait de l'actualité et recherchait, sur les voies du mythe, des réponses aux interrogations nées d'une Histoire on ne peut plus décevante, Le Rivage des Syrtes tente, après les événements, de cerner un certain "esprit de l'Histoire", comme pour concevoir la manière dont la guerre est bien le produit des actions des hommes mais finit par échapper à leur pouvoir, Danielo ne représentant pas moins, symboliquement, une instance narrative ou auctoriale qu'un pouvoir politique. Quant à Un Balcon en forêt, il semble achever l'évolution qui, avec l'éloignement de la guerre, conduit l'auteur à se rapprocher du réel, dans le sens où le récit "est tout entier habité par les réalités de la guerre" 653 . Pourtant, comme nous l'avons observé 654 , la dérivation onirique, entretenue par un héros qui cherche à s'affranchir de la manipulation s'exerçant sur lui, finit par submerger la réalité elle-même, comme si cette nouvelle distanciation d'avec la réalité historique était, non seulement le signe de nouvelles attentes déçues et de nouvelles appréhensions, mais constituait aussi, aux yeux de l'auteur, la seule réponse possible à l'échec de la promesse, aux déceptions et aux manipulations de la politique, des idéologies et de l'Histoire… Quels rapports l'imaginaire des trois récits entretient-il avec le symbolique, sous l'angle des thématiques choisies que sont l'attente et la déception?

Notes
643.

Extrait de l'exergue d'Un balcon en forêt emprunté au Parsifal de Wagner: "Hé! Ho! Gardiens du bois/ Gardiens plutôt du sommeil/ Veillez du moins à l'aurore."

644.

Voir, par exemple, l'entretien entre Julien Gracq et Gilles Ernst (diffusé le 12 juillet 1971), in Coelho (Alain), Lhomeau (Franck), Poitevin (Jean-Louis), Julien Gracq écrivain, Laval, Siloé, coll. "Le Temps singulier", 1988, ou dans le Cahier de l'Herne, p. 216.

645.

On se souvient que J. Gracq, dans le même entretien, qualifiait le contexte de la drôle de guerre dans les termes suivants: "Cette époque qu'on appelle la drôle de guerre était une époque très étrange. Cela a duré sept ou huit mois, tout était en suspens; la guerre était déclarée, mais elle n'était pas commencée, elle n'avait pas eu lieu, pratiquement tout était arrêté et on était au bord d'un événement qui était très nettement catastrophique on le pressentait, car le climat était très pessimiste." [Ibid. Cahier de l'Herne, p. 214.].

646.

A la suite de la nationalisation du canal de Suez opérée par Nasser, les forces franco-britanniques procèdent, le 31 octobre 1955, au bombardement des aérodromes égyptiens.

647.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 121.

648.

Gracq (Julien), "Entretien avec Jean Roudaut", in Gracq (Julien), Œuvres complètes II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 1215.

649.

Spengler (Oswald), Le déclin de l'Occident. Esquisse d'une morphologie de l'histoire universelle I, Forme et réalité, (1923), (traduit de l'allemand par M. Tazerout), Paris, Gallimard, 1976, p. 43.

650.

Miquel (Pierre), "La République de la Libération", in Histoire de la France, Paris, Fayard, 1976, p. 577.

651.

Sous la pression des menaces américaines et soviétiques, les forces franco-britanniques sont contraintes d'abandonner.

652.

Miquel (Pierre), "La République de la Libération", in Histoire de la France, Paris, Fayard, 1976, p. 578.

653.

Boie (Bernhild), "Notice d'Un balcon en forêt", in Gracq (Julien), Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 1288.

654.

Revoir, à cet égard, les développements correspondant à la 2ème section du chapitre III intitulée "Ses désirs pour des réalités".