II. 2. Sur les rivages ou aux lisières du désir.

S'il est vrai qu'entre Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt l'existence de plus d'un point commun en matière de structures symboliques et affectives pourrait plaider en faveur d'un traitement conjoint, certaines évolutions perceptibles, entre ces deux mêmes œuvres, justifieraient inversement un développement séparé en deux analyses distinctes. Le souci, d'une part, de ne pas éluder les spécificités de chaque œuvre et, d'autre part, de ne pas alourdir inconsidérément l'approche psychocritique, ou textanalytique, sans redoubler inutilement l'étude réalisée par J. Bellemin-Noël sur Un balcon en forêt 687 nous a fait opter pour la deuxièmesolution, en réduisant à ses traits essentiels l'analyse de la troisième œuvre. La section suivante, en revanche, s'appuiera sur les éléments communs aux trois ouvrages du corpus pour déterminer dans quelle mesure les structures symboliques dégagées rejoignent les structures narratives et reproduisent, à leur niveau, le paradoxe d'une attente déçue.

En ce qui concerne Le Rivage des Syrtes, une comparaison s'impose d'entrée de jeu, c'est celle que réalise M. Murat dans son étude sur le roman: "la figure triangulaire Marino-Vanessa-Aldo" prolonge en l'approfondissant "le triangle homologue du Roi pêcheur, Amfortas-Kundry-Perceval" 688 . Tout indique, en effet, que le roman reconduit la structure œdipienne observée dans l'œuvre dramatique, avec ce qu'implique de troubles généalogiques cette même structure. Les premiers désordres qui affectent cette figure triangulaire concernent les relations entretenues par le capitaine et Vanessa. Sans qu'aucune information claire ne soit précisément énoncée, leurs rapports apparaissent des plus troubles et semblent tenir tout à la fois de l'intimité et de l'inimitié. Même si Vanessa reconnaît avoir avec Marino des "conversations très sérieuses" 689 qui abordent les sujets les plus divers, y compris les "affaires du service" 690 , comme si les deux personnages formaient une sorte de vieux couple, elle finit par confesser une certaine distance à son égard, et lâche soudainement, non sans avoir cherché ses mots avec application: "Le capitaine est un homme que j'estime. Mais il n'est pas très intelligent." 691 Quant à Marino, au moment précis où il vient de qualifier Vanessa de "femme très remarquable" 692 , il confie au narrateur ne pas être dupe des sentiments qu'elle lui porte et lui avoue même qu'elle le hait. Mais Aldo prend une conscience plus nette encore de l'ambivalence du réseau de leurs relations, dans lequel lui-même se trouve pris, avec l'épisode de l'île de Vezzano:

‘"Cette façon qu'affectait Vanessa de prendre les choses en main me déplaisait; je ne pouvais m'empêcher de réfléchir qu'elle escamotait Marino comme un mari trompé, et d'en être humilié pour lui. Les apartés où elle m'entraînait me rejetaient d'instinct vers le capitaine: je ne sentais jamais plus vivement mon amitié pour lui qu'au moment où elle me témoignait cette désinvolture dans la préférence et l'exigence dont elle avait le secret." 693

La manière dont Vanessa s'y prend pour inviter son "amant" en profitant d'une absence du capitaine introduit, en effet, dans la figure triangulaire une logique de l'adultère, Marino jouant dès lors le rôle peu glorieux de "mari trompé". Toutefois, si Aldo éprouve quelque gêne devant cette situation troublante et semble répugner à l'avance à l'enlèvement qui se prépare et à l'acte qui sera consommé sur l'île de Vezzano, ce n'est pas seulement qu'il a le sentiment de trahir l'amitié de Marino, c'est aussi et surtout que, comme le note M. Murat, l'acte "relève autant de l'inceste que de l'adultère" dans l'exacte mesure où, "dans l'ordre symbolique, Vanessa est aussi mère d'Aldo" 694 .

Il est incontestable, en effet, qu'une dynamique incestueuse s'est établie entre elle et le narrateur, et ceci dès le cinquième chapitre à l'occasion de la visite qu'elle lui rend à l'Amirauté:

‘"Vanessa posa sa main sur mon front et me regarda d'un air fixe et sérieux. – ...Comme tu es resté enfant, ajouta-t-elle avec une inflexion presque tendre." 695

Outre les propos et les gestes qui semblent tout autant maternels que sensuels et qui se prolongent en écho sur les pages suivantes 696 , il est possible d'attribuer à la cité de Maremma qui est définie comme le "royaume" de Vanessa, l'aspect d'un espace amniotique, et ceci d'autant plus que "le mot de maremme, francisation de l'italien «maremma», désigne une région marécageuse en bordure d'un littoral." 697 Quant à l'appartement de Vanessa, tout en étant largement ouvert sur la lagune, il correspond, de toute évidence, à un lieu matriciel:

‘"Un seul angle de la pièce émergeait dans une lumière faible, mais je fus frappé dès l'entrée, malgré l'éclat oriental des tapis et la richesse des revêtements de marbre, d'une impression intime de délabrement. Dans cette salle taillée à la mesure d'une vie oubliée, l'existence revenue semblait se recroqueviller, flotter comme dans un vêtement trop large. Un étang de vide se creusait au milieu de la pièce; comme une cargaison qui se tasse aux coups de roulis d'une coque géante, les meubles dépaysés, trop rares, se réfugiaient peureusement contre les murs." 698

La description de la pièce dans laquelle entre le narrateur est placée sous le signe de l’élément liquide, ce que confirme l’emploi répété de métaphores tendant à assimiler l’espace à un milieu marin. Si, en effet, "un seul angle de la pièce" parvient à émerger, cela implique que tout l'espace restant et ses éléments sont plongés dans l'eau, ce que semble attester l'emploi du verbe "flotter" quelques lignes plus loin, ainsi que la comparaison identifiant le mobilier de la pièce à une cargaison sensible "aux coups de roulis d'une coque géante". Mais les métaphores peuvent concerner tout aussi bien les éléments propres au contenant que ceux relatifs au contenu. Ce texte tend, en effet, à imposer l'imaginaire d'une régression fœtale en recourant au symbolisme de la grotte ou du souterrain, traditionnellement associé au monde intra-utérin 699 , à moins que le participe passé du verbe "tailler", appliqué en l'occurrence à cette salle, ne constitue le premier motif d'une métaphore filée de la taille vestimentaire assimilant le cadre spatial à un costume coupé "à la mesure d'une vie oubliée". Mais, que ces différentes métaphores aient pour référent la mer, les galeries souterraines, ou la coupe vestimentaire, elles tendent toutes à inonder cet espace d'habitation ou de vie d'un liquide amniotique ou matriciel, ou à transformer ses parois en enveloppe substitutive du ventre maternel. Et tout se passe pour Aldo, en ce lieu, comme si l'impression de délabrement qui se dégage de la pièce disait l'aspect régressif d'un retour à une existence intra-utérine où le sujet, adoptant la posture emblématique du fœtus, serait réduit à des attitudes de repliement on ne peut plus archaïques. Ainsi, à l'image de Vanessa, la représentation que le narrateur donne de cette demeure se trouve assurément liée aux motifs de la féminité maternelle et à une rêverie régressive de retour à l'état "in utero".

Mais la configuration du trio formé par Marino, Vanessa et Aldo fournit un autre motif qui va dans le sens d'une lecture œdipienne, c'est la disparition du capitaine traitée par le texte comme "meurtre du père". Les conditions tout à fait particulières dans lesquelles s'opère l'action permettent, toutefois, une double lecture de cette mort: d'une part, la lecture strictement œdipienne rendant Aldo, consciemment ou inconsciemment, "responsable" d'un "meurtre du père camouflé par la «version officielle» de l'accident" 700 ; et, d'autre part, celle d'un possible suicide, ou "d'une tentative de meurtre qui échoue" 701 , comme l'envisage incidemment M. Murat dans une note de son étude sur Le Rivage des Syrtes. Il n'est, en effet, pas impossible de lire le passage décrivant la mort de Marino, en faisant d'Aldo la victime potentielle d'une tentative de meurtre, ce qui, par parenthèse, correspondrait à une autre forme d'"Œdipe inversé" que celle envisagée par C. Lévi-Strauss à propos du mythe du Graal et appliquée au Roi pêcheur dans la section précédente. Il n'est pas douteux, en effet, d'après le récit que nous livre Aldo le narrateur, que Marino ait eu, dès la reprise de contact, des intentions précises, pour ne pas dire malveillantes, à l'égard de l'Observateur:

‘"Pendant que la maigre assistance s'écoulait du cimetière, je vis devant moi le capitaine s'attarder entre les tombes, comme s'il m'attendait" 702 . ’

À ce signe, funeste s'il en est, s'en ajoutent de multiples autres que ne manque pas de relever le narrateur: la gêne occasionnée par la pesée du bras de Marino "qui vivait contre le mien avec une animalité oppressante", "l'étrange visage d'aveugle qui m'effaçait de son regard" 703 , la référence au "sacrifice du sang" 704 faite à l'occasion de l'exégèse de la devise ambiguë d'Orsenna, "In sanguine vivo", le silence de plus en plus pesant dans la traversée lugubre des couloirs et des escaliers de la forteresse et, pour finir, le retour sur les lieux où s'était effectuée, le soir même de son arrivée à l'Amirauté, la première visite de l'Observateur, au premier chapitre. Par ailleurs, s'il faut accorder quelque crédit à la seule version que nous ayons des faits, soit celle que nous en donne le narrateur, les impressions ressenties au moment même du drame se définissent plutôt comme celles d'une victime que comme celles d'un meurtrier et les seuls mouvements que celui-ci accomplit sont des gestes tout à fait inoffensifs:

‘"Tout à coup, j'éprouvai une impression de raideur dans la nuque, qui gagnait les épaules, comme si on y eût braqué le canon d'une arme, en même temps qu'une sensation brutale et imminente de danger me bloquait la poitrine. D'une détente je me jetai à terre, m'agrippant à la murette basse au bord même du vide. Quelque chose au même instant trébucha contre ma jambe avec un souffle lourd, puis bascula au-dessus de moi en raclant la margelle" 705 . ’

Les gestes accomplis par Aldo, loin d'être destinés à commettre un attentat sur la personne de Marino, comme le voudrait la programmation narrative du mythe œdipien, ne semblent viser qu'à le protéger du meurtre entrepris par le "père" contre son propre "fils". Si une référence mythologique doit s'imposer ici, ce ne serait donc pas celle d'Œdipe et de Laïos, (sauf à considérer ce mythe sous l'angle des mesures de précaution préalables prises par Laïos à l'encontre de son fils, et en particulier l'exposition d'Œdipe sur le mont Cithéron), mais bien plutôt l'histoire de Chronos, prévenu par Gaïa "qu'il risquait de devenir lui-même victime d'un de ses enfants" 706 et tuant ses descendants par crainte qu'un de ses fils ne le détrône un jour. Mais, en tout état de cause, la tentative avorte, soit par défaut, ou par ambiguïté, d'intention de la part de Marino (la motivation du geste étant plus suicidaire que meurtrière?), soit grâce à l'efficacité des gestes résistants d'Aldo.

Il est une autre interprétation de cette disparition, c'est la lecture proprement œdipienne, identifiant la mort de Marino dans le sens d'un meurtre symbolique du père. Sans revenir aux rapports conflictuels qui caractérisent la relation entre Marino et Aldo, déjà largement évoqués 707 , il est intéressant d'observer qu'assez vite le commandant de l'Amirauté adopte, vis-à-vis de l'Observateur, une attitude paternaliste, ou évoque même tout à fait clairement face à lui son rôle de père:

‘"Si tu t'ennuies trop, […] je vais te donner à mon tour un conseil d'ami et de père. Car je t'aime bien, Aldo, tu le sais." 708

Par ailleurs, si le lecteur finit par attendre la mort de Marino, en la confondant progressivement avec celle du père, ce n'est pas seulement parce qu'il a pris fait et cause pour Aldo dans le conflit qui oppose celui-ci au capitaine, c'est aussi que le texte prépare et annonce, par avance, tels les oracles du mythe, les conditions tragiques de cette fin. C'est ainsi que le récit du naufrage de Marino 709 , significativement adressé par Vanessa au narrateur et situé à la fin du chapitre précédent, peut exercer cette fonction oraculaire, tout en confortant la réalité de la triade œdipienne. Mais cette même fonction d'oracle est également remplie par le récit des funérailles du vieux Carlo, à l'occasion desquelles Aldo rencontre le fils aîné, ("Mon père reposera en terre d'Orsenna. C'est une grande grâce que vous nous faites" 710 ), et ceci d'autant plus que le récit est placé, dans le texte, au tout début du chapitre qui raconte la mort du capitaine. Plaideraient donc dans le sens de cette lecture œdipienne et du parricide symbolique tous les préparatifs antérieurs, de la configuration triangulaire Marino-Vanessa-Aldo, (avec tout ce qu'elle implique de relations incestueuses entre le héros et Vanessa et de rivalités entre Marino et Aldo), jusqu'à la réplique que le narrateur se prête à lui-même dans l'instant précédant immédiatement le drame: "Il n'y avait pas de place pour nous deux ici" 711 , phrase qui pourrait constituer, en termes juridiques, à défaut d'une preuve établissant la culpabilité d'Aldo, un indice du caractère quasi prémédité de l'acte meurtrier. Et, s'il est vrai que les mouvements accomplis par Aldo à l'instant du drame sont plus des gestes de protection que d'agression, comme nous venons de le dire ci-dessus, ne faut-il pas rétrospectivement relire l'entreprise transgressive d'Aldo exécutée sur le Redoutable comme l'accomplissement du véritable meurtre symbolique du père 712 dont la mort de Marino ne serait que la conséquence différée? Quoi qu'il en soit, si l'on envisage le récit dans sa globalité, le schéma narratif de l'œuvre conduit, de toute évidence, à un affaiblissement de la figure paternelle, que la prolepse du récit et la référence à la "patrie détruite" 713 (le mot "patrie" étant à prendre évidemment dans son sens aussi bien symbolique qu'étymologique) suffiraient à confirmer. C'est donc bien, à certains égards, une version très particulière du mythe œdipien que nous livre Le Rivage des Syrtes, dans la mesure où le "meurtre du père", au moment où il semble décrit, non seulement ne s'y trouve pas explicitement ou formellement accompli par le fils, mais se réalise, s'il faut en croire le narrateur, sans la moindre contribution active de sa part.

S'il est vrai que la relation observable dans Un balcon en forêt entre l'aspirant Grange et le capitaine Varin prolonge celle que connaissent, dans Le Rivage, le narrateur Aldo et Marino et perpétue, à certains égards, le rapport paradoxal initié entre Perceval et le roi pêcheur, en revanche le lien symbolique qui lie le fils au père apparaît, dans cette troisième œuvre, marqué par une distanciation plus grande (le capitaine Varin "est à l'extérieur de la communauté d'hommes des Falizes, alors que Marino commandait l'Amirauté" 714 ). Dans le même temps, et réciproquement, les connivences ou les complicités entre le héros et sa partenaire féminine paraissent inversement gagner en intimité d'une œuvre à l'autre. Si Kundry ne représentait guère, aux yeux de Perceval, qu'un substitut très platonique de la mère, la relation avec Vanessa n'ignore déjà rien des rapprochements physiques sur lesquels la troisième œuvre semble se focaliser. Mais quelle est la nature précise de ce nouveau lien? Doit-on voir en Mona un nouvel avatar de la figure maternelle, ou est-elle l'accomplissement d'un fantasme "d'amours narcissiques et gémellaires" 715 , comme le suggère J. Bellemin-Noël? Dans l'atmosphère de conte de fées qu'inaugure le récit, la rencontre entre Grange et le "chaperon rouge" que représente Mona pourrait bien n'être qu'une étape intermédiaire d'un processus de plus grande régression aboutissant à "restaurer les bonheurs et les drames de la vie prénatale, du séjour dans le sein maternel" 716 . Pour commencer, la vie au fortin s'organise auprès de Grange dans des formes qui rappellent la répartition symbolique des rôles familiaux: Hervouët en est le père, poursuivant, dans les forêts d'alentour, ses activités de chasseur de la Brière; le caporal Olivon, plus enclin aux travaux ménagers, fait la cuisine et sert à table comme une mère; quant à Gourcuff, qui a pour habitude de s'endormir "avant la fin du repas" 717 , il fait office de "bébé joufflu" dont le réveil et le rituel "écarquillement" sont salués par les plaisanteries de toute la chambrée et donnent "le signal de la couchée" 718 . Même si la mise en place de cette triade familiale ne sert que d'objet d'observation pour le protagoniste, elle n'en contribue pas moins à installer, pour lui, la perspective d'un parcours œdipien. Au vrai, celui qui fait office de père symbolique aux yeux de Grange, ce n'est pas Hervouët, mais le capitaine Varin que le jeune aspirant soupçonne de souffrir dans le contact lucide et réel qu'il a avec la guerre, "sa légitime épouse", "laquelle est donc, par le fait même, la marâtre de notre héros." 719 Face à cette marâtre guerrière qui absorbe entièrement l'existence du capitaine et par comparaison avec les risques qu'elle incarne, la rencontre de Mona fait figure de véritable "attachement de compensation, ou de liaison rééquilibrante" 720 , selon le mot de J. Bellemin-Noël.

Il faut du temps et beaucoup d'hésitations avant que Grange ne parvienne à identifier Mona: d'abord "petite fille enfouie dans une longue pèlerine" 721 , ou "gamine en chemin pour l'école buissonnière" 722 , elle prend subitement un aspect moins puéril ("quand elle se mettait à courir, les hanches étaient presque d'une femme" 723 ) avant de se déclarer en état de veuvage depuis peu de temps, information qui ne manque pas de plonger Grange dans un état de perplexité attendrie. Dès leur première nuit commune, un certain type de relation s'instaure qui, en dépit de leur rencontre toute récente, semble emprunter ses traits à "l'Éros sororal" dont parlait Roland Barthes à propos de Racine, soit à un amour né "entre les amants d'une communauté très lointaine d'existence" 724 :

‘"La première fois qu'il avait dormi avec elle, pendant qu'ils se reposaient dans le noir, elle s'était mise à lui raconter tout à trac, avec une espèce de grâce enfantine, l'histoire de saint Benoît et de sa sœur Scolastique, heureuse qu'une tempête ait retenu près d'elle son frère et lui permette de jouir encore de sa conversation et de ses leçons. Dehors, la pluie lourde de l'Ardenne battait la forêt sur des lieues. C'était si inattendu, et pourtant si charmant. Le ton, extraordinairement enfantin, était celui de jeunes écolières blotties dans une cachette contre la grosse pluie, qui se racontent des histoires en attendant que passe l'orage." 725

La référence à la Légende dorée de Voragine qui est le livre de chevet de Mona et de Julia 726 ne fournit pas seulement le décor et la trame de cette première nuit entre les deux personnages: une relation entre un frère et une sœur, et un amour qui trouve paradoxalement dans la contrariété extérieure un allié inattendu et un contexte favorisant l'intimité. Cette référence hagiographique tend à minorer le caractère sexué de la relation, ce que confirme l'assimilation de Grange et Mona à "deux jeunes écolières blotties dans une cachette contre la grosse pluie", comme si l'abandon de la différence des sexes pouvait créer une plus grande intimité fraternelle encore entre le frère et la sœur: "On dirait, comme le signale J. Bellemin-Noël, deux enfants jumeaux, deux images «réciproquement narcissiques», si j'ose dire pour faire entendre que les versions mâle et femelle de l'Enfant sont moins marquées par la différence des sexes que n'est marquée en soi leur différence avec la Mère" 727 . Une telle mise à l'écart du corps maternel n'empêche pas Grange, quelques pages plus loin, de revenir à une représentation plus indifférenciée de Mona en se comptant au nombre des "isolés qui ont laissé quelque part derrière eux une mère ou une sœur très âgée" 728 . La fin du récit baigne dans une atmosphère plus régressive encore, puisqu'elle décrit, avec la mort ou le sommeil terminal de Grange dans la maison de Mona, un retour à l'état d'une existence prénatale:

‘"Une très faible clarté grise se diluait maintenant dans la pièce, découpant l'imposte et les cœurs des volets. La courtepointe cédait mollement sous son poids; il se sentait blotti là comme dans un ventre" 729 . ’

Cependant que les "cœurs des volets" rappellent en échos les nuits d'amour passées avec Mona dans une relation qui s'établissait entre deux sexes, (même si, comme nous l'avons vu, la relation entre eux deux tendait à effacer la différenciation sexuée), la disparition progressive de la très faible clarté qui se dilue pour laisser place à une atmosphère toute liquide lui fait quitter "le régime de la sexuation, qui le faisait homme devant une femme, pour entrer, pour rentrer dans celui du sexe et se retrouver enfant-phallus de la mère" 730 .

Notes
687.

Bellemin-Noël (Jean), Une balade en galère avec Julien Gracq, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993.

688.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq Étude de style I Le roman des noms, Paris, José Corti, 1983, p. 35.

689.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 79.

690.

Ibid. p. 80.

691.

Ibid. p. 100.

692.

Ibid. p. 86.

693.

Ibid. p. 139.

694.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq Étude de style I Le roman des noms, Paris, José Corti, 1983, p. 35.

695.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 78.

696.

On trouve, par exemple, à la page 80, le même geste de la main au front associé à un discours maternant: "je sentis, à mon front, le contact fortifiant, la chaleur fondante de ses doigts familiers qui me dépeignaient. – Là! Voilà! C'est tout à fait ça. Je t'assure, tu es à croquer en gamin boudeur. Tu es positivement adorable, Aldo."

697.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq Étude de style I Le roman des noms, Paris, José Corti, 1983, p. 41.

698.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 99.

699.

Voir, sur ce point les réflexions et les nombreuses références chez Durand (Gilbert), Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1992, pp. 274-278.

700.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq Étude de style I Le roman des noms, Paris, José Corti, 1983, p. 35.

701.

Ibid. p. 72, note 62: "Aldo laisse planer le doute sur la cause de la mort de Marino:est-elle suicide, tentative de meurtre qui échoue [...]?"

702.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 262.

703.

Ibid. p. 263.

704.

Ibid. p. 272.

705.

Ibid. p. 275.

706.

Vernant (Jean-Pierre), L'univers, les dieux, les hommes, Paris, Le Seuil, 1999, (coll. Points), p. 31.

707.

Cf. ci-dessus chapitre IV, III.2, "Instances de manipulation: le cas du Rivage des Syrtes . "

708.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 47.

709.

Ibid. pp. 243-244: "Tout à coup, il y a eu un «plouf» énorme. Marino s'est retourné brusquement: il n'y avait plus personne sur l'épave, l'équipage barbotait ou se noyait tout autour; il s'était jeté à l'eau d'un seul coup, conclut-elle comme absorbée dans cette vision, une intensité avide dans la voix."

710.

Ibid. p. 47.

711.

Ibid. p. 275.

712.

Revoir à nouveau, sur ce point, les développements du chapitre IV, (III. 2), ainsi que les passages du roman correspondant à ce commentaire [pp.209-210].

713.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 199.

714.

Ligot (Marie-Thérèse), "L'image de la femme dans les textes romanesques de Julien Gracq", in Julien Gracq Actes du colloque international d'Angers, Angers, Presses de l'Université, 1982, p. 341.

715.

Bellemin-Noël (Jean), Une balade en galère avec Julien Gracq, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993, p. 85.

716.

Ibid. p. 101.

717.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 36.

718.

Ibid. p. 38.

719.

Bellemin-Noël (Jean), Une balade en galère avec Julien Gracq, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993, p. 55.

720.

Ibid. p. 55.

721.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 38.

722.

Ibid. p. 39.

723.

Ibid. p. 54.

724.

Barthes (Roland), Sur Racine, in Œuvres complètes, tome I, 1942-1965, Paris, Le Seuil, 1993 (première édition: 1963), p. 996: "Il y a deux Éros raciniens. Le premier naît entre les amants d'une communauté très lointaine d'existence: ils ont été élevés ensemble, ils s'aiment (ou l'un aime l'autre) depuis l'enfance..."

725.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 88.

726.

Voragine (Jacques de), La Légende dorée, (édition publiée sous la direction d'Alain Boureau), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2004, p. 253. Le passage est directement emprunté au chapitre 48 consacré à Saint Benoît: "Une fois, il était descendu visiter sa sœur. Alors qu'il était à table, elle lui demanda de demeurer là avec elle pendant la nuit. Il refusa catégoriquement; elle inclina la tête dans ses mains pour implorer le Seigneur. Et quand elle releva la tête, une telle violence d'éclairs et de tonnerres et une telle inondation de pluie éclatèrent que Benoît ne put pas même mettre le pied dehors..."

727.

Bellemin-Noël (Jean), Une balade en galère avec Julien Gracq, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993, p. 70.

728.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 123.

729.

Ibid. p. 249.

730.

Bellemin-Noël (Jean), Une balade en galère avec Julien Gracq, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993, pp. 117-118.