Chapitre VII. L'art en son histoire : J. Gracq et la crise contemporaine du récit

Avec le chapitre précédent, nous venons de voir comment les multiples circonstances externes avaient pu marquer de leurs empreintes et de leurs contraintes spécifiques la production des trois œuvres analysées, et comment les enjeux plus symboliques et plus intimes influaient sur leur réception. Mais le système interne caractérisé par le paradoxe ou la contradiction entre promesses et réalisations, entre attentes et déceptions ne peut être uniquement pensé dans les seules références contextuelles externes, ou dans le jeu des attentes projectives supposées communes aux destinataires. Par delà ces pressions extérieures plus ou moins efficientes et plus ou moins conscientes, toute création littéraire s'inscrit dans la continuité d'une mémoire des textes et des œuvres. Julien Gracq a suffisamment mis en lumière le lien étroit existant entre l'œuvre d'un auteur et "l'épais terreau de la littérature qui l'a précédé" 756 pour que cette relation ne soit pas négligée. La situation d'attente déçue que valorisent paradoxalement et systématiquement les trois récits mérite donc d'être aussi confrontée à la production littéraire elle-même, dans ses réalisations passées et contemporaines. La crise que, depuis des décennies, connaît le récit, en particulier romanesque 757 , et à laquelle de nombreux écrivains tentent d'apporter des solutions, constitue incontestablement un horizon de référence pour J. Gracq dans les années où les trois œuvres analysées ici ont été produites. Il va s'agir, dans les deux chapitres qui suivent, de repérer, dans un premier temps, les données de cette crise, telles que J. Gracq lui-même les appréhende, dans ses textes critiques ou dans ses entretiens 758 , d'une façon plus ou moins oblique et en marge de son œuvre de fiction. Dans un deuxième temps, les trois récits et le système interne pourront alors être envisagés et décrits comme des réponses esthétiques à cette crise durable du récit. Le présent chapitre, après avoir rappelé, dans une première section, ce que, du point de vue de notre auteur, les modèles narratifs traditionnels et leurs "continuations" contemporaines peuvent présenter d'éléments exemplaires ou problématiques, abordera, dans sa deuxième section, une littérature plus actuelle et plus inscrite dans la "circonstance". Tout en considérant, et ceci toujours selon le regard critique si singulier de J. Gracq, la relation que présentent, non seulement avec la situation historique, mais aussi avec la crise du récit, les œuvres engagées d'un Malraux ou d'un Sartre, nous observerons ce que notre auteur retient, comme leçon esthétique, de l'expérience surréaliste et du style propre d'André Breton.

Notes
756.

Gracq (Julien), "Pourquoi la littérature respire mal", conférence reprise dans Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 864: "Tout livre pousse sur d'autres livres, et peut-être que le génie n'est pas autre chose qu'un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l'énorme matière littéraire qui préexiste à lui."

757.

En attestent les nombreuses déclarations de créateurs ou de critiques recensées par Michel Raimond dans La crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966. Voir, en particulier, l'avant-propos de cet ouvrage, pp. 9-22.

758.

Nous nous appuierons, pour l'essentiel, tout aussi bien sur André Breton quelques aspects de l'écrivain que sur Préférences, ainsi que,pour les années 1954 à 1973, sur les deux tomes des Lettrines, sans exclure les textes plus récentsd'En lisant en écrivant, dans la mesure où les jugements qui s'y trouvent formulés, tout en étant de nature plus rétrospectifs par rapport à la problématique traitée ici, peuvent y apporter un éclairage appréciable.