I. 1. "Stendhal – Balzac – Flaubert – Zola"

Michel Raimond a pris le parti, dans l'ouvrage qu'il consacre à la crise du roman, de choisir, pour point de départ de son étude, le Naturalisme 760 . Un tel choix n'aurait sans doute pas été celui de J. Gracq, pour qui, en dépit de quelques mérites reconnus, "le pic Zola" ne figure pas, "dans le massif romanesque du dix-neuvième siècle" parmi les sommets, mais apparaît "un peu inférieur en altitude" 761 . Tout autre est le jugement qu'il porte sur Stendhal et qui touche plus directement à notre propos. La position qu'occupe cet auteur, dans le panthéon gracquien, s'apparente, en effet, à une situation idéale entre toutes. Non seulement, ce romancier se trouve défini par J. Gracq comme "celui du bonheur, toujours plus ou moins enfant du miracle" 762 , mais son œuvre, et en particulier Le Rouge et le Noir, est aussi désignée comme la première passion éprouvée par l'écrivain dans l'acte de lecture:

‘"Le Rouge et le Noir a été en littérature mon premier amour, sauvage, ébloui, exclusif, et tel que je ne peux le comparer à aucun autre" 763 . ’

Lorsque J. Gracq examine les raisons d'une telle emprise sur son propre imaginaire d'adolescent, lui reviennent à l'esprit les conditions de lecture qui s'apparentent à celles du héros de Stendhal:

‘"Je le lisais contre tout ce qui m'entourait, contre tout ce qu'on m'inculquait, tout comme Julien Sorel avait lu le Mémorial contre la société et contre le credo de Verrières." 764

Mais les conditions de réception personnelles n'expliquent pas tout. Un effet aussi magique produit sur le lecteur doit être également cherché dans la forme même de l'œuvre ou, pour le dire avec les mots de Hans Robert Jauss, dans la "perceptibilité de la forme" 765 , et plus précisément pour Le Rouge et le Noir, si l'on en croit J. Gracq, du côté du "sentiment d'appareillage" ou du rythme secret que l'auteur a su imprimer à son roman et à ses personnages:

‘"Chaque fois que je retrouve, au hasard d'une lecture, cette impression de lâchez tout 766 , c'est avec la même secousse. Les personnages de Stendhal, par exemple, ont toujours une façon royale, magnifique de liberté, de se mettre en route." 767

S'il est vrai qu'une large part du charme exercé par Le Rouge et le Noir et par la Chartreuse est, dans le même ordre d'idée, directement liée au dynamisme et au tempo quasi musical qui caractérise le roman stendhalien, au point que J. Gracq a pu parler de "l'allegro de la Chartreuse" 768 , il est aussi, selon lui, le fait d'un style ou d'une prose incomparable, empruntant certains de ses traits à la conversation:

‘"Cette prose n'est jamais une prose parlée; elle n'a rien du vocabulaire et des tournures de la conversation familière, de l'entretien qui va à l'aventure. Mais elle en a presque constamment le dé-lié, la désinvolture, la liberté de non-enchaînement quasi-totale. Aucune prose où la phrase qui s'achève laisse moins prévoir celle qui va suivre." 769

Ainsi l'œuvre romanesque de Stendhal présente toutes les caractéristiques d'une œuvre entraînante, discontinue et toujours "surprenante", si l'on donne à ce mot le sens d'une structure capable de saisir le lecteur et de "déjouer [son] attente, dans le registre largement ouvert de ses ruptures" 770 .

Autant dire que la crise du récit est, aux yeux de J. Gracq, nettement postérieure à l'œuvre de Stendhal. Cet auteur constitue même la référence première par rapport à laquelle, dans une sorte de logique régressive tout à fait comparable à celle du mythe des quatre âges 771 , les trois autres romanciers convoqués dans cette confrontation chronologique ("Balzac – Flaubert – Zola") font figure de degrés ou d'états de plus en plus dégradés. Certes Balzac bénéficie encore d'un jugement favorable, de la part de J. Gracq, pour autant que "l'extraordinaire bric-à-brac qui peuple ses livres n'a pu se défraîchir; l'air du temps, la mode qui naît, les jeux de mots au goût du jour, semblent tirés hors de la durée à mesure qu'il les enregistre, et fixés tout vifs, un peu lourdement, mais comme dans une gelée d'éternité" 772 . Par ailleurs, la puissance créatrice de Balzac est telle qu'il y a "toujours à l'horizon de sa plume la réserve d'un continent vierge, d'un Far West romanesque inépuisable où les dysharmonies, les ruptures d'équilibre qui s'ébauchent dans un texte mené à la diable ne sont que des stimulants pour une fuite en avant conquérante, pour une boulimie annexionniste..." 773 Mais, tout en reconnaissant que les principaux défauts de son œuvre se trouvent comme masqués par "l'interconnexion romanesque généralisée que réalise pour la première fois le coup de génie de La Comédie humaine" 774 , et tout en le définissant comme "romancier d'un dégagement d'énergie vitale insensé" 775 , J. Gracq ne voit déjà plus en lui l'écrivain du bonheur qu'a su être Stendhal:

‘"Balzac, quand il est optimiste, [n'est plus que] le romancier de la réussite planifiée" 776 . ’

Ainsi le modèle balzacien se présente-t-il comme une forme déjà dégradée de "l'âge d'or" romanesque représenté par le sommet stendhalien. La dégradation progressive ne fait que s'accroître avec Flaubert, "le premier des grands romanciers chez qui [l'élan créateur] commence à se paralyser." 777 Le reproche revient avec insistance sous la plume de J. Gracq:

‘"L'histoire est close avant de commencer, et le ton noué de l'Histoire romancée d'ailleurs perce partout. Éducation sentimentale ou Bovary d'un côté, et Salammbô de l'autre, c'est tout un, et c'est toujours le même timbre: «C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar»... On vient à peine d'aérer la resserre funèbre, d'escamoter les bâches, les tréteaux, les scalpels d'une exhumation: un des assistants, rétrospectivement, raconte." 778

Le principal grief adressé par J. Gracq à l'auteur, c'est le figement mortifère qui semble frapper l'entreprise romanesque de Flaubert dans son entier, du ton crispé ou contracté qu'adopte un récit de faits assimilés aux événements déjà accomplis de l'Histoire, jusqu'aux lourdes opérations d'exhumation de vestiges sous les bâches qui assimilent les romans de Flaubert à des travaux de pure archéologie. L'impression d'un monde sinistre et sclérosé, décrit comme mort-né, ne peut, du reste, que s'amplifier par le fait que ces opérations d'exhumation rappellent, à travers les références chirurgicales, le spectacle des dissections sur cadavres auquel avait pu assister, de son propre aveu 779 , le fils du docteur Achille-Cléophas Flaubert à l'Hôtel-Dieu de Rouen. Tout se passe donc comme si le roman flaubertien aggravait le processus de dégradation progressive déjà observé à propos de l'œuvre de Balzac. Une telle déperdition de l'élan créateur procède, selon J. Gracq, d'une orientation désormais nettement régressive et rétrospective de la perspective romanesque:

‘"Le tempo de Flaubert, dans Madame Bovary comme dans l'Éducation, est, lui, tout entier celui d'un cheminement rétrospectif, celui d'un homme qui regarde par-dessus son épaule – beaucoup plus proche déjà de Proust que de Balzac, il appartient non pas tant peut-être à la saison de la conscience bourgeoise malheureuse, qu'à celle où le roman, son énergie cinétique épuisée, de prospection qu'il était tout entier glisse progressivement à la rumination nostalgique." 780

Comme on le voit, ce qui semble marquer un degré de plus dans la détérioration graduelle du roman, c'est, avec Flaubert, la substitution d'un pôle nostalgique et rétrospectif au pôle d'énergie et d'orientation prospective qui caractérisait les deux romanciers précédents.

Ainsi à l'âge d'or du roman stendhalien succèdent logiquement et chronologiquement l'âge d'argent du roman balzacien, marquant déjà un moindre degré dans l'état de perfection, même s'il se place encore sous le signe de l'énergie, et l'âge d'airain du roman flaubertien qui, conformément au mythe, change totalement de signe et d'orientation et auquel, finissant la série, fait suite l'âge de fer du roman de Zola. Au vrai, le fait que les quatre principaux romanciers du dix-neuvième siècle paraissent reproduire le mythe hésiodique des quatre âges importe moins que la signification du processus évolutif qui ressort des jugements portés, sur leurs œuvres respectives, par J. Gracq. De toute évidence, l'évolution du genre romanesque est observée et décrite dans le sens d'une dégradation progressive et tout indique que l'auteur diagnostique, à travers ses aspects les plus symptomatiques, une crise du récit ou du roman. Quels sont, repérés par J. Gracq en tant que lecteur, les principaux motifs de la dégradation qui affecte la littérature romanesque? La première raison apparente est à mettre au compte du changement de perspective qui fait perdre au roman le dynamisme, la vitalité et l'allant qu'il avait encore chez Balzac et surtout chez Stendhal. Mais plus fondamentalement encore peut-être, J. Gracq incrimine la fermeture graduelle de tout horizon d'attente, le lecteur ayant le sentiment que tout tend à devenir déjà joué et perdu d'avance, à travers un récit dont l'enjeu semble se réduire à un simple compte-rendu des faits. En ce sens, la facture du roman, héritée du réalisme de Flaubert ou du naturalisme de Zola, où la narration linéaire emboîte le pas à l'itinéraire psychologique des personnages ou à leur parcours social, correspond de plus en plus à une "structure close" 781 , pour reprendre l'expression de Jean-Yves Tadié. Dans quelle mesure les premiers romanciers du vingtième siècle se placent-ils dans le sillage de leurs aînés et prolongent-ils le processus d'érosion constaté, ou proposent-ils des tentatives de solution et de renouvellement des formules traditionnelles héritées du roman balzacien ou zolien?

Notes
760.

Raimond (Michel), La crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966.

761.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 727. Voir aussi le point de vue largement critique exprimé à propos de la technique documentaire qui présidait au processus d'élaboration romanesque chez Zola: "Toutes les maisons, tous les jardins, tous les mobiliers, tous les costumes des romans de Zola, à l'inverse de ceux de Balzac, sentent la fiche et le catalogue (de ce point de vue, le recensement botanique du jardin d'hiver de l'hôtel Saccard, dans La curée, va jusqu'à la parodie: c'est la collection des étiquettes du Palmarium de quelque Jardin des plantes)" [p. 614]. Voir enfin l'énumération dans laquelle il insère l'auteur des Rougon-Macquart: "Dumas, Eugène Sue, Zola, Ponson du Terrail, Zévaco" Ibid. p. 580].

762.

Ibid. p. 572.

763.

Gracq (Julien), Lettrines 2 (1974), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 326.

764.

Ibid.

765.

Jauss (Hans Robert), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1978 (traduit de l'allemand par Claude Maillard) 1978, p. 45.

766.

L'expression est empruntée à Breton: Les pas perdus (1924), in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1988, pp. 262-263.

767.

Gracq (Julien), "Les yeux ouverts", Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 850.

768.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 567.

769.

Ibid. p. 580.

770.

Ibid.

771.

Pour la question du mythe hésiodique des quatre âges, on peut se reporter à l'étude partielle réalisée par Philippe Lejeune dans son ouvrage Le pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975. (Coll. Points/essais), pp. 94-99.

772.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 591.

773.

Ibid. p. 605.

774.

Ibid. p. 582.

775.

Ibid. p. 604.

776.

Ibid. p. 572.

777.

Gracq (Julien), Lettrines (1967), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 176.

778.

Gracq (Julien), Lettrines 2 (1974), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 310.

779.

On peut consulter, sur ce point, la lettre À Louise Colet en date du 7 juillet 1853 [Flaubert (Gustave), Correspondance II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1980, p. 376.]: "Quels étranges souvenirs j'ai en ce genre! L'amphithéâtre de l'Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n'avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés!"

780.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 568.

781.

Tadié (Jean-Yves), Le roman au vingtième siècle, Paris, Belfond, 1990, (coll. "Agora" Pocket), p. 87.