I. 2. De la descendance au déclin.

J. Gracq, dans Pourquoi la littérature respire mal, s'étonne de "l'existence simultanée de deux littératures de qualité – disons d'un côté une littérature de rupture, au sens où on parle d'un obus de rupture, dans laquelle prennent place Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Jarry, Claudel, le surréalisme – et de l'autre une littérature de tradition ou de continuité où s'aligneraient non moins certainement Flaubert, Anatole France, Barrès, Gide, Mauriac, Montherlant." 782 De quatre années seulement le cadet de Zola, Anatole France fait figure de romancier reproduisant, avec talent, les formules de ses aînés. C'est incidemment, à l'occasion d'une remarque faite à propos du philosophe Alain, auquel son ancien élève de philosophie 783 reproche de lui "avoir fait prendre pour un éveil intemporel à la vie de l'esprit une pensée étroitement située et datée" 784 que celui-ci livre son sentiment sur l'œuvre de cet auteur à cheval sur deux siècles:

‘"Le hasard d'une Maison de la presse peu achalandée m'avait réduit l'autre jour à ouvrir un volume de la série romanesque 785 d'Anatole France: L'Orme du mail. Je ne connaissais rien du livre; au bout d'une soixantaine de pages, il me vint une réflexion bizarre: «Tiens! Alain.» Non pas, bien entendu que rien en lui rappelât l'envergure intellectuelle et les coteaux très modérés du «bon maître» de La Béchellerie. Mais je sentais vivement que ce monde des romans d'Anatole France avec ses figures emblématiques comme des figures de jeu de cartes: le Général, le Duc, l'Évêque, le Préfet, le Député de la rente foncière, l'Enseignant laïque, c'était tout de même le monde étriqué de sa jeunesse, la donne qu'il n'avait pas cherché à changer et dont, pour cadre de sa réflexion pourtant si libre, il avait accepté les limites sans plus guère les remettre en question." 786

Même si le propos condamne d'abord l'enseignement d'Alain et son humanisme d'un autre âge, il n'exprime pas moins les réserves de J. Gracq à l'égard d'un romancier se gardant d'innover et se contentant de représenter la vie et le monde social, sous forme d'entités figées, arriérées et simplifiées à l'excès et de règles n'ayant plus cours dans la réalité. Le romancier, devenant ici une sorte de référence en matière d'immobilisme, se trouve précisément discrédité pour son refus d'intégrer la nouvelle donne des situations complexes et changeantes, et pour fonctionner exclusivement dans la reproduction des formes anciennes. Cette critique relativement sévère vaut-elle pour un autre romancier contemporain de l'Affaire Dreyfus, Maurice Barrès qui, avec Anatole France, est réputé avoir laissé envahir sa production romanesque par un investissement des idées?

Sans que les récits de Barrès soient directement évoqués, la vision que J. Gracq se fait de cet autre romancier de la "continuité" et de son œuvre n'en est pas pour autant positive. Il est vrai que cette représentation souffre, dès le départ, d'un passif lié au "procès" 787 que les surréalistes ont intenté à celui qui, à leurs yeux, faisait figure de "mandarin des lettres" et, comme tel, compromettait le renouveau esthétique qu'ils appelaient de leurs voeux. La prévention de J. Gracq transparaît, en particulier, dans l'évocation d'une conversation avec Breton qui fait état des visites rendues par le jeune Aragon chez M. Barrès:

‘"le nom de Rimbaud venant à être prononcé, le visage de Barrès se ferma net: il voulut bien ne pas cacher son étonnement de ce qu'on fît cas de ce galopin sans conséquence." 788

A l'évidence, afficher un tel mépris et une telle incompréhension à l'égard du "passant considérable" 789 dont parla Mallarmé suffit à discréditer un écrivain, fût-il Barrès, aux yeux de J. Gracq. Mais la charge n'est rien ici auprès de celle que provoque, dans les années 70, la consultation d'un ouvrage consacré à ce même auteur et accompagné de nombreuses illustrations ou photographies de l'époque:

‘"Dis-moi qui tu hantes... 790 [...] Dans son cabinet de travail, le portrait de Taine, la photographie de Monsieur Renan. Sur les instantanés pris au long de sa vie, des députés moustachus, des quêteuses du Bazar de la charité, des aumôniers militaires, des bonnes sœurs alsaciennes, des généraux, des missionnaires – Rostand, Déroulède, Anna de Noailles, Maginot, Castelnau, Gyp, Paul Bourget, Jacques-Émile Blanche, Marie Bashkirtseff: le dessus du panier de la Belle Époque pour lecteurs de l'Illustration, c'est-à-dire le second choix partout... Pas une figure vraiment haute de l'époque avec laquelle – lui devant qui toutes les portes s'ouvraient – il ait lié amitié ou entamé un débat; on dirait qu'il a employé à les éviter toute la subtile canne blanche des aveugles. Ni Proust, ni Claudel, ni Valéry, ni Gide, ni Apollinaire, ni Breton n'ont jamais croisé son chemin. " 791

Comme on le constate, l'important n'est pas tant que le recensement des groupes ou des personnages notables de la Belle Époque fréquentés par M. Barrès permette un survol de la vie de cet auteur et une brève évocation de ses relations personnelles. Ce qui compte aux yeux de J. Gracq, c'est, par le choix précis et symbolique de la plupart des personnalités plus ou moins en vue dans les mondanités parisiennes de l'époque, de représenter, non sans intention ironique, les convictions idéologiques ou politiques du "prince de la jeunesse". Si, par exemple, Paul Déroulède figure en compagnie de la comtesse Anna de Noailles, l'égérie de Barrès, c'est, pour rappeler le passé boulangiste et revanchard de l'écrivain lorrain. Et, si, dans les groupes cités, l'énumération mêle ou fait alterner des collectifs religieux ou militaires ("des quêteuses du Bazar de la charité, des aumôniers militaires, des bonnes sœurs alsaciennes, des généraux, des missionnaires"), ce n'est pas, pour un auteur fortement impliqué dans les luttes de son temps, sans référer aux orientations nationalistes et antidreyfusardes, lesquelles apparaissent de la sorte étroitement et confusément mêlées aux visées apologétiques de certains de ses écrits et de ses récits 792 . Car le jugement concernant l'homme n'exclut pas celui portant sur l'œuvre. Tout se passe, en effet, comme si les choix relationnels ou idéologiques de Barrès, de toute évidence plus inspirés par le passé que par l'avenir, confirmaient son refus d'intégrer la modernité littéraire. De telles options ne portent pas seulement accusation contre lui, suivant l'adage ("Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es"), mais constituent surtout une manière de stigmatiser son œuvre comme esthétiquement traditionnelle et conservatrice, la référence aux "lecteurs de l'Illustration" (référence datée et idéologiquement, mais aussi sociologiquement, marquée) semblant ici porter le coup de grâce. Ainsi la crise du roman paraît atteindre son apogée avec France et Barrès comme si le règne des maîtres officiels avait stérilisé toute volonté de renouveau esthétique et tout esprit d'innovation, comme le remarque M. Raimond dans son étude:

‘"Barrès, avec son nationalisme, était bien éloigné d'Un Homme libre et des audaces de sa jeune pensée. Loti modulait des lassitudes qui étaient devenues de vieilles rengaines, et France exerçait un mandarinat où le culte classique de la forme, l'ironie parisienne et les générosités humanitaires formaient un alliage séduisant pour un vaste public." 793

Mais déjà certaines œuvres ou théories nouvelles offrent à la crise du récit des réponses plus innovantes et plus accomplies.

Notes
782.

Gracq (Julien), "Pourquoi la littérature respire mal" (1960), conférence reprise dans Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 860.

783.

J. Gracq a eu, de 1928 à 1930, Alain pour professeur de philosophie en classe de Lettres Supérieures au lycée Henri IV.

784.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 688.

785.

Il s'agit de la série romanesque intitulée Histoire contemporaine quicomprend quatre romans: L'Orme du mail, Le Mannequin d'osier, L'anneau d'améthyste, et Monsieur Bergeret à Paris, in Œuvres complètes, I et II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1987.

786.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 688.

787.

Cf. le numéro 20 de Littérature en date d'août 1921, tout entier consacré à ce procès, lequel trouve un écho dans le texte "L'affaire Barrès", avec quelques extraits, in Breton (André), Alentours II, Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1988, pp. 413-433.

788.

Gracq (Julien), Lettrines (1967), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 187.

789.

Mallarmé (Stéphane), "Arthur Rimbaud", (Lettre à M. Harrison Rhodes datée d'avril 1896), in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1945, p. 512.

790.

L'italique a une double fonction ici: tout en signalant le début d'un proverbe connu ("Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es"), il fait référence à l'incipit de Nadja, où ce même proverbe, sans être explicitement cité, est le motif d'un assez long développement: voir Breton (André), Nadja, in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1988, p. 647.

791.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 689.

792.

On peut penser, entre autres, à La Colline inspirée ou au Mystère en pleine lumière, in Barrès (Maurice), Romans et voyages II (coll. Bouquins), Paris, Robert Laffont, 1994.

793.

Raimond (Michel), La crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966, p. 100.