I. 3. D'Alain-Fournier à "Proust considéré comme terminus".

On sait, notamment grâce à M. Raimond, que Jacques Rivière fut un des premiers à préconiser de véritables solutions aux impasses que traverse alors le récit romanesque. C'est, en effet, pour libérer le roman des déterminismes naturalistes et des menaces que continuaient de faire peser sur le genre les visées du roman à thèse, qu'il écrivit, en 1913, son article célèbre intitulé Le Roman d'aventure. Dans cet essai où il part du sens étymologique du mot "aventure", J. Rivière ne propose pas moins qu'une nouvelle esthétique pour le récit:

‘"L'aventure, c'est ce qui advient, c'est-à-dire ce qui s'ajoute, ce qui arrive par-dessus le marché, ce qu'on n'attendait pas, ce dont on aurait pu se passer. Un roman d'aventure, c'est le récit d'événements qui ne sont pas contenus les uns dans les autres. À aucun moment on n'y voit le présent sortir tout à fait du passé; à aucun moment le progrès de l'œuvre n'est une déduction." 794

Autant dire que le propos de Rivière vaut tout autant pour ce qu'il condamne que pour ce qu'il présente comme remédiation à la crise du récit romanesque. Ce qui se trouve ici discrédité, c'est, à n'en pas douter, un roman de structure fermée, soit que cette clôture procède d'une idéologie ou d'une théorie aliénant le récit à ses propres visées, soit qu'elle soit conditionnée ou induite par la reformulation d'un modèle passé, ou par la conformité à un projet trop prémédité et, par conséquent, trop prévisible. Ce que l'auteur, en revanche, appelle de ses vœux, c'est une forme non convenue, c'est une structure ouverte, insolite, imprévisible, voire évolutive, capable d'entraîner le lecteur à la rencontre de paysages ou d'événements aussi inutiles qu'inattendus. Une telle volonté de renouveler et de dynamiser le récit trouve sa première expression approximative dans un roman poétique célèbre publié par le beau-frère de J. Rivière, Le Grand Meaulnes. Si, à première approche, dans "Lautréamont toujours" (texte paru, pour la première fois, en 1946 et intégré à l'ouvrage Préférences), le roman d'Alain-Fournier ne trouve pas grâce auprès de J. Gracq qui y dénonce la complaisance nostalgique de l'écrivain à "s'appliquer en compresses sur le visage son eau fade de souvenirs bénits" 795 , l'auteur des Lettrines reconnaît, en revanche, "qu'un livre comme Le Grand Meaulnes, avec tous ses défauts, a pu développer autour de lui un assez large champ d'attraction." 796 Le changement d'attitude vis-à-vis d'Alain-Fournier et de son roman conduit même J. Gracq à esquisser un rapprochement de type électif entre Stendhal et l'auteur du Grand Meaulnes,en soulignant leur remarquable sens de l'orientation:

‘"Au travers des paysages, d'avance inimaginables, que sa seule mise en route fait affluer vers lui, le romancier n'a jamais le droit de perdre de vue le Nord ordonnateur qui lui est spécifique. Ce magnétisme directeur joue-t-il aussi impérieusement d'un roman à l'autre? Je ne doute pas une seconde que, pour deux romanciers aussi différents que Stendhal, dans la Chartreuse, et Alain-Fournier, dans Le Grand Meaulnes, la matérialisation d'une musique intérieure impossible à capturer autrement que dans le déploiement d'un ample récit ait été leur souci unique." 797

Reconnaître ainsi la secrète filiation entre Stendhal et Alain-Fournier revient à enjamber allégrement les grands romanciers réalistes ou naturalistes du dix-neuvième siècle et à discerner implicitement, au-delà de la datation des deux œuvres et des différences d'ordre esthétique, deux "romans d'aventure" 798 , au sens où J. Rivière employait cette expression au singulier, c'est-à-dire deux romans dynamiques et ouverts.

L'autre œuvre romanesque avec laquelle J. Rivière va sympathiser et dont il va, en tant que directeur de la Nouvelle Revue française, favoriserla diffusion, À la Recherche du Temps perdu deMarcel Proust,est aussi celle que J. Gracq évalue avec une admiration mêlée de réticence. Le cas de Proust a toujours constitué une interrogation pour l'auteur d'Un balcon en forêt: "Je n'ai jamais pu savoir où j'en étais avec Proust" 799 , confesse-t-il dans Lettrines. C'est ainsi que, si la plupart des remarques concernant l'œuvre proustienne commencent par une reconnaissance de ses indéniables mérites littéraires, elles se prolongent souvent par l'expression de réserves ou de restrictions qui sont de nature à annuler le bénéfice du premier élan:

‘"Je n'ergote en rien sur l'admiration que je porte comme tout le monde à la Recherche du Temps perdu, si je remarque que la précision miraculeuse du souvenir, qui de partout afflue pour animer ses personnages, leur donner le rendu du détail vrai avec lequel aucune imagination ne peut rivaliser, les prive en même temps de ce tremblement d'avenir, de cette élation vers l'éventuel qui est une des cimes les plus rares de l'accomplissement romanesque..." 800

J. Gracq ne discute pas les qualités de la représentation mémorielle à laquelle se livre le narrateur dans La Recherche, l'objection porte essentiellement sur l'orientation rétrospective du récit. Au moment où le narrateur rend compte de son existence et de ses multiples tentatives de remémoration du passé, toute cette expérience a été intégralement vécue et la reconstitution du passé ne transforme pas ce passé en présent et ne rend pas la vie aux fantômes du souvenir:

‘"Toute la Recherche est résurrection, mais résurrection temporaire, scène rejouée dans les caveaux du temps, avant de s'y recoucher, par des momies qui retrouvent non seulement la parole et le geste, mais jusqu'au rose des joues et à la carnation de fleur qu'elles avaient en leur vivant. Seulement Eurydice, qui s'est mise en marche vers nous toute respirante, et qui déjà revoit presque le jour de la terre, ne reviendra pas des Enfers: cette jeunesse toujours en devenir, cette poussée d'avenir en eux que rien ne peut figer, et qui fait que nous mêlons en imagination les personnages de nos romans préférés à nos rencontres, à nos amours, à nos aventures, le peuple du Temps perdu n'y a pas part." 801

Plus encore qu'au théâtre des momies qui jouent, avec leur costume funèbre, dans les chambres des tombeaux d'Égypte, la représentation d'une résurrection avortée, c'est au mythe d'Eurydice que J. Gracq a recours pour marquer la faute de ce nouvel Orphée qu'est le romancier. On se souvient que le poète, voulant ramener Eurydice sur terre, avait malencontreusement omis de maintenir son regard droit devant lui avant d'être parvenu à la lumière, ainsi que le lui avait pourtant recommandé Proserpine, et que, pris de doute, il s'était retourné, voyant, dès lors, de ses propres yeux, la malheureuse Eurydice s'évanouir et mourir pour la seconde fois 802 . De toute évidence, à travers le choix que le romancier fait d'une orientation exclusivement rétrospective de son récit, il ne fait que renouveler l'erreur commise par Orphée. C'est en choisissant, en effet, lui aussi, de tourner son regard en arrière, qu'il ne parvient à obtenir qu'un retour momentané à la vie pour ses personnages, dont on ne s'étonnera pas, dès lors, qu'ils portent eux-mêmes, dans leur apparence, les signes les plus visibles d'un destin tragique et mortifère. Mais l'échec de l'entreprise résurrectionnelle ne tient pas seulement à la logique rétrospective de l'oeuvre.

L'autre reproche adressé par J. Gracq à Proust, c'est l'aspect fermé de la structure romanesque de son œuvre qui semble viser un "terminus ad quem" indépassable, parce que précisément choisi comme définitif. Qu'À la Recherche du Temps perdu soit un récit clos, l'attestent, non seulement le titre du dernier volume (Le Temps retrouvé) qui vient fermer la quête ouverte par le titre général, mais aussi et surtout l'utilisation répétée du mot "fin" (mentionné "quatre fois sur le manuscrit de la dernière page du Temps retrouvé" 803 selon J. Y. Tadié). Le choix de l'intertitre ("Proust considéré comme terminus" 804 ) indique clairement, à travers l'emploi d'une métaphore ferroviaire sans doute dictée à Gracq par les références fréquentes au chemin de fer dans la Recherche, l'importance du point d'aboutissement comme "lieu de la fermeture" 805 . Le fait mériterait à peine d'être cité si cette terminaison fortement conclusive n'avait comme conséquence de conditionner tout l'ensemble qui s'en trouve comme figé ou pétrifié:

‘"Un compact sans solution de continuité de rues, de salons, de visages, d'éclairages, de souvenirs, de paysages, de timbres de voix, de conversations, pousse à rechercher, dans le domaine des équivalences gastronomiques, pour la dégustation du Temps perdu, les types de mets remarquables à la fois par leur hétérogénéité intime et leur consistance entièrement solidifiée, comme les puddings et les gelées." 806

La métaphore de la dégustation gastronomique n'est ici qu'un prétexte pour exprimer la consistance quasi solide, voire compacte, de l'œuvre qui, sous l'effet d'une sorte de fossilisation résultant de sa destination conclusive et terminative, semble être l'objet d'un processus de figement ou de coagulation généralisé. Ce processus qui affecte et qui immobilise la substance de l'œuvre proustienne dans son ensemble n'est pas sans rappeler un autre jugement peu flatteur émis ailleurs par J. Gracq à propos de la même œuvre, qu'il décrit comme ayant subi une forme de dessiccation ou de déshydratation:

‘"Je l'admire. Mais l'émerveillement qu'il me cause me fait songer à ces sachets de potage déshydratés où se recompose dans l'assiette, retrouvant même sa frisure, soudain un merveilleux brin de persil. J'admire. Mais je ne sais pas si j'aime ça."’

807 L'aspect pourtant le plus problématique, d'ailleurs déjà pointé du doigt dans l'image culinaire si peu flatteuse des "puddings" et des "gelées", c'est le caractère dense, compact et serré de l'œuvre proustienne, au point que cette absence d'aération du texte n'est pas sans incidence sur le processus de lecture lui-même:

‘"La masse centrale du livre, impérieusement, rabat et plaque contre elle-même, par une force de gravité toute-puissante, tout ce qui tend à se projeter hors d'elle, y compris la production imaginative du lecteur qui, privée d'air et privée de mouvement par la jungle étouffante et compacte d'une prose surnourrie, n'arrive jamais à s'élancer hors d'elle, à jouer à partir d'elle librement..." 808

Ainsi donc, J. Gracq, tout en reconnaissant à la Recherche du Temps perdu d'indéniables qualités esthétiques, n'en remarque pas moins un certain nombre de limites à l'entreprise proustienne, en particulier sa structure close, son mode de composition et sa prose compacte si peu ouverts à l'éventuel, laissant peu de place à l'imprévu et à l'imagination, "avant que ne tombe le mot Fin" 809 .

Notes
794.

Rivière (Jacques), Le Roman d'aventure, Nouvelle Revue Française, mai, juin, juillet 1913. Le texte a été publié récemment: Rivière (Jacques), Le Roman d'aventure, Paris, Éditions des Syrtes, 2000.

795.

Gracq (Julien), Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 896.

796.

Gracq (Julien), Lettrines (1967), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 177.

797.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 652.

798.

A propos des liens entre Alain-Fournier et J. Rivière et de l'importance de leur Correspondance pour l'élaboration de ce roman, on se reportera à Raimond (Michel), "Poésie et roman: la genèse du Grand Meaulnes", in La crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966, pp. 213-223.

799.

Gracq (Julien), Lettrines (1967), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1995, p. 157.

800.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, pp. 621-622.

801.

Ibid. p. 622.

802.

Voir, sur ce point, Virgile, Les Géorgiques, (traduction de Maurice Rat), Paris, Garnier frères, 1967, (coll. Garnier-Flammarion), p.170.

803.

Tadié (Jean-Yves), Le roman au vingtième siècle, Paris, Belfond, 1990, (Pocket p. 85). On peut aussi, sur l'importance de cette question, se référer au témoignage de Céleste Albaret, in Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 403: "L'air tout heureux et rajeuni, il jubilait comme un enfant qui a joué un bon tour. – Eh bien, ma chère Céleste, je vais vous le dire. C'est une grande nouvelle. Cette nuit, j'ai mis le mot «fin».

804.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 621.

805.

Tadié (Jean-Yves), Le roman au vingtième siècle, Paris, Belfond, 1990, (coll. "Agora" Pocket), p.85.

806.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 630.

807.

Gracq (Julien), Lettrines (1967), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 157.

808.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 628.

809.

Ibid. p. 655, à propos de Balzac.