II. 1. Gide et Malraux

Il est acquis aux yeux de J. Gracq, et ceci dès l'époque où il écrit André Breton quelques aspects de l'écrivain, qu'André Gide a sans doute pressenti les raisons d'une crise et semble même avoir retenu la leçon de J. Rivière, lui qui, dans une page de son Journal, datée du 19 novembre 1928, affirme son désir de s'abandonner à l'éventuel et de "ne chercher point même à former [ses] phrases" et dit son intention de "commencer sans plan préconçu, sans trop savoir d'avance ce qu ['il veut] dire" 810 , tout en reconnaissant la difficulté d'une telle décision ("Mais l'habitude de la logique est à ce point impérieuse que l'esprit souffre de ne plus s'y soumettre"). Toutefois l'intention ne sauve pas toujours l'action et la réalisation achevée est quelquefois éloignée du projet et de sa conception. En effet, les œuvres narratives produites par ce même auteur et, en particulier, Les Faux-monnayeurs, sans aucun doute son récit le plus ambitieux, ne trouvent guère grâce auprès du lecteur Julien Gracq. Qu'André Gide ait voulu, à travers ce récit qu'il considérait comme son "premier roman" 811 , renouveler fondamentalement le genre romanesque français sur le modèle des romans anglais et russes qu'il affectionnait et le débarrasser de tout ce qui lui était étranger, il suffit, pour s'en convaincre, de lire le Journal des Faux-Monnayeurs qu'il publie un an après le roman et dans lequel il réalise un véritable commentaire de l'oeuvre:

‘"Purger le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman. On n'obtient rien de bon par le mélange " 812 . ’

En affirmant ainsi vouloir réaliser un "roman pur", c'est-à-dire délesté de tout ce qui ne le constitue pas en propre, Gide semble prendre ici le contre-pied de la tradition réaliste et naturaliste qui, en intégrant au roman français toutes sortes de scories, avait largement contribué à en faire un genre fourre-tout aux contours confus. À vrai dire, les visées du romancier Gide sont autrement complexes si l'on tient compte de la composition "en abyme" 813 des Faux-Monnayeurs, du foisonnement des intrigues qui composent la trame de ce roman et de la technique de focalisation démultipliée qui s'y trouve illustrée ("Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l'auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence." 814 )

Autant qu'un roman pur, c'est d'un récit polyphonique qu'il s'agit, prenant "l'aspect d'une suite de débuts de romans", comme l'a bien perçu M. Raymond, un récit complexe qui contient "bon nombre d'amorces d'histoires qui [ne sont] pas racontées, mais que le lecteur, dont on sollicit[e] la collaboration, [peut] imaginer." 815 Il est clair, par ailleurs, que le point de vue de l'auteur est loin de s'identifier complètement à celui du romancier personnage: la théorie du "roman pur" est attribuée à Édouard par rapport auquel "Gide tient à garder ses distances" 816 . Toujours est-il que J. Gracq, bien qu'il reconnaisse l'ouvrage "intelligent, brillamment agencé", ne l'apprécie guère. Quelles qu'aient pu être les intentions de son auteur, la structure d'une œuvre ou sa composition, aussi brillante soit-elle, ne suffit pas à ordonner un champ de gravitation des forces, lequel champ, aux yeux de J.Gracq, relève plus des ressorts de l'imaginaire et de l'affectif que du rationnel 817 . La présence d'une telle gravitation sensible, chargée d'affectivité, ou de ce "magnétisme directeur" 818 , pour reprendre les termes déjà cités à propos de la Chartreuse de Stendhal et du Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, constitue la condition sine qua non d'un déclenchement effectif du processus imaginatif qu'est, pour l'essentiel, l'acte de lecture. S'il est bien vrai, en effet, que, pour J. Gracq, l'œuvre littéraire est fondamentalement caractérisée par son inachèvement, la consommation de l'œuvre est un moment essentiel et complexe à la fois. Une telle consommation est, en effet, à prendre dans tous les sens du terme. Lire l'œuvre, ou la consommer, ce n'est pas seulement en faire usage ou l'absorber, c'est aussi l'amener à son accomplissement définitif, opération qui ne peut se réaliser pleinement que dans un acte de lecture, et ceci à la condition expresse que l'œuvre elle-même soit conçue en vue de cette finalité. En l'occurrence, si l'on évalue Les Faux-Monnayeurs sous l'angle de la "consommation imaginative", c'est-à-dire selon la capacité du roman à déclencher des projections ou des impressions subjectives animant l'imaginaire du lecteur, le résultat n'est guère flatteur pour le romancier: le livre d'André Gide "est aussi inhabitable pour l'imagination qu'une cité radieuse ou un immeuble «fonctionnel»" 819 . La métaphore architecturale et la référence à Le Corbusier, ne correspondent pas, en l'occurrence, à une condamnation en règle du modernisme en tant que tel, quoique J. Gracq ait pu être rangé parmi "les antimodernes" 820 , comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent. Cette métaphore et cette référence architecturales n'ont pas non plus pour but de réduire le roman de Gide à un univers fonctionnel plus technique qu'esthétique. Elles ont surtout pour fonction de pointer du doigt le défaut principal de l'œuvre romanesque, qui est l'oubli de sa fonction principale et de son destinataire. Au vrai, même si A. Gide, à l'image d'un Le Corbusier inventeur d'utopies plutôt que créateur de lieux de vie, a préféré, comme le suggère J. Gracq, privilégier la technique, le jeu des formes et des reflets au détriment des conditions d'habitabilité de son œuvre, celle-ci reste un témoignage sur la crise du récit, et une tentative intéressante, quoique largement insuffisante, pour y porter remède. Quelle contribution et quelle solution spécifiques un auteur comme André Malraux apporte-t-il à cette même crise qui était sans doute aussi crise de la culture et du rapport à l'Histoire?

J. Gracq entretient avec cet auteur un rapport, somme toute, assez peu amical. S'il lui reconnaît tardivement une qualité indéniable, celle d'avoir le "sens de l'histoire" 821 , c'est aussitôt pour avouer qu'il "ne l'aime guère" 822 . Sortant des ornières de l'analyse psychologique dans lesquelles le roman français s'était enlisé, le monde des romans de Malraux était pourtant conçu pour apporter à la création littéraire des années vingt et trente, un souffle nouveau qu'il empruntait à l'Histoire et à l'action historique en train de se faire:

‘"L'histoire comme obsession et comme cauchemar achève avec Malraux de culminer dans notre ciel à la manière d'un soleil noir. [...] Le fond, la toile de fond, fixe et immobile, c'est la planète, une planète étrangère à l'homme, grisâtre, indifférente, d'une inertie sidérale, d'un éloignement d'étoile: les paysages, dans les romans de Malraux, sont toujours par grande préférence vus d'avion. À partir de ce monde qui a cessé de parler à l'homme, un premier décollement s'opère, qui est la marche perceptible, orageuse, de l'histoire, à la manière de lourdes nuées glissant sur un fond de désert." 823

Si l'on excepte la métaphore filée et mouvante de l'avion en vol, icône très malrucienne, le monde romanesque de Malraux, tel que l'observe J. Gracq, se réduit à une immense scène de théâtre on ne peut plus statique, dont la toile de fond et l'arrière-plan lunaire ou désertique substituent au décor historique des romans traditionnels une vision allégorique du destin tragique de l'homme. Assortis d'une figure de "soleil noir" mélancolique et fatale, sans doute empruntée à Gérard de Nerval ou à Albert Dürer 824 , ces éléments de décor constituent, comme on le voit, le théâtre distant et souvent surplombé des épisodes les plus récents de l'Histoire contemporaine au cours desquels les héros de Malraux, tel Marcelino dans L'Espoir volant au-dessus de Tolède, tentent de combattre contre leur destin et contre la fatalité apocalyptique. Mais Les Conquérants, La Condition humaine, ou L'Espoir, pour être des récits d'aventure et de guerre où se métissent le réel historique et la fiction romanesque, ne peuvent être des récits proprement "ouverts", au sens où J. Rivière définissait le "roman d'aventure" 825 . Certes la réalité historique ou événementielle évoquée par ces romans de Malraux n'y est pas, à proprement parler "racontée", étant "présentée par bribes, discordante, incertaine, en train de s'accomplir" 826 . Sans doute aussi la dimension métaphysique qui détermine l'auteur à questionner la vie plus qu'à la décrire, conduit-t-elle à l'élaboration d'une forme romanesque originale et renouvelée, ne serait-ce que dans la part accordée aux dialogues et au débat d'idées. Mais l'auteur manifeste une telle désinvolture à l'égard de l'autonomie de tous ses personnages que J. Gracq y dénonce "l'effet d'une confiance démesurément accrue de l'écrivain en sa capacité d'animer de bout en bout des ouvrages romanesques par la seule production, à peine déguisée, de son moi intime." 827 Tout se passe, aux yeux de J. Gracq, comme si la production romanesque de Malraux correspondait essentiellement à une opération de projection de l'ego:

‘"Dans les romans de Malraux [...], il n'y a que Malraux [...]. Le seul et unique type vivant [qu'il mette] au monde, au monde de la fiction, c'est [son] moi distribué sous diverses espèces et permanent sous d'innombrables hypostases" 828 . ’

Ce que Malraux cherche, au vrai, à mettre en scène, à travers ses récits romanesques, c'est une attitude métaphysique qui envisage l'action historique comme l'unique moyen de surmonter les fatalités qui menacent l'homme. Ce qu'il exalte, en effet, dans l'homme d'action, c'est cette capacité à dépasser la souffrance, à dominer la menace du néant, celle du tragique et surtout de la mort, à "transformer un destin subi en un destin dominé". Si une telle "soumission du récit à une expérience méditée qui ne cherche qu'à fonder en signification l'existence de l'homme fait naturellement de l'œuvre de Malraux, comme le pensait Gaëtan Picon, un exemple et un jalon décisif dans la transformation [contemporaine] du roman" 829 , en revanche le sentiment que l'œuvre se nourrit à des forces plus ou moins extérieures à la création artistique et va jusqu'à dépeindre "les épisodes d'une geste" 830 personnelle n'incline pas J. Gracq à un jugement très avantageux:

‘"La mythomanie de Malraux me glace, moins parce qu'elle est mythomanie que parce qu'elle est gravité calculée, et quelquefois spéculation payante, parce qu'il a tiré sur elle bien d'autres traites que des traites littéraires..." 831

Si, comme on vient de l'observer, c'est avec beaucoup de réserve et de réticence que J. Gracq est porté à dire son admiration au sujet d'André Malraux et de son œuvre, il ne lésine pas, à l'inverse, sur les éloges qu'il accorde à l'écrivain et à l'homme André Breton.

Notes
810.

Passage cité dans André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Gracq, Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 485.

811.

Voir la dédicace adressée à Roger Martin du Gard: "je dédie mon premier roman en témoignage d'amitié profonde. A. G." in Gide (André), Les Faux-Monnayeurs, Romans Récits et Soties Œuvres lyriques, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1958, p. 932.

812.

Gide (André), Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, (1927), (coll. L'imaginaire), p. 64).

813.

La première mention de ce motif très caractéristique de la poétique gidienne semble avoir été introduite dans une page du Journal, et ceci dès 1893: "J'aime assez qu'en une œuvre d'art, on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre", in Gide (André), Journal 1889-1939, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1951, p. 41.

814.

Gide (André), Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, (coll. L'imaginaire), p. 32.

815.

Raymond (Michel), Le roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, 1971, p. 172.

816.

Raymond (Michel), La crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966, p. 158.

817.

Gracq (Julien), Lettrines (1967), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 177: "Une puissante charge affective, et jamais l'intelligence, peut seule créer cette force de gravitation, et le livre de Gide bien clairement n'en recèle pas trace."

818.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 652.

819.

. Gracq (Julien), Lettrines (1967), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 178.

820.

Compagnon (Antoine), Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005.

821.

Gracq (Julien),"Entretien avec Jean Roudaut" (1981), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p.1218. Cette même idée est affirmée dans En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 730: "Il n'y a qu'avec le seul Malraux, que je n'aime guère, qu'on peut se trouver là-dessus quand on le lit en terrain de connaissance."

822.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p.730:

823.

Gracq (Julien), "Pourquoi la littérature respire mal" (1960), conférence reprise dans Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 876.

824.

Nerval (Gérard de), Les Chimères, Exégèses de Jeanine Moulin, Genève-Paris, Droz-Minard, 1969, pp. 12-14.

825.

Rivière (Jacques), Le Roman d'aventure, Nouvelle Revue Française, mai, juin, juillet 1913. Le texte a été publié récemment: Rivière (Jacques), Le Roman d'aventure, Paris, Éditions des Syrtes, 2000.

826.

Raymond (Michel), Le roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, 1971, p. 205.

827.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 641

828.

Ibid.

829.

Picon (Gaëtan), La littérature du XX° siècle, in Histoire des littératures 3, Encyclopédie de la Pléiade, (sous la direction de Raymond Queneau), Paris, Gallimard, 1958, p. 1352.

830.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Gracq, Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 469.

831.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 738.