II. 2. Breton, ou la "phrase déferlante".

À l'occasion d'une étude portant sur l'œuvre narrative de J. Gracq et sur son rapport à la crise du récit, il peut paraître étonnant que puisse être convoquée la référence d'un poète, qui plus est d'un auteur qui a maintes fois exprimé ses réticences à l'égard du récit romanesque 832 . Le rapprochement n'est pourtant pas sans fondement si l'on reconnaît, à la suite de J. Y. Debreuille, la nécessité d'une approche poétique des récits gracquiens 833 . Suffit-il, en effet, de considérer la poésie présente dans l'œuvre narrative de J. Gracq comme une "espèce d'aura qui nimberait le texte", en ne lui étant que "valeur ajoutée", ou faut-il, au contraire, admettre "qu'elle en est constitutive" 834 ? Au surplus, l'admiration que J. Gracq a toujours manifestée pour la personnalité et l'œuvre d'André Breton et, réciproquement, l'intérêt porté par ce dernier aux productions de J. Gracq justifient que soit réexaminée la question des "affinités électives" qui les lient. Ce réexamen est d'autant plus nécessaire que l'étude que notre auteur consacre à son parrain en littérature, André Breton quelques aspects de l'écrivain, "fut écrite pendant les derniers mois de l'année 1946" 835 , c'est-à-dire dans l'intervalle qui sépare l'élaboration du Roi pêcheur de celle du Rivage des Syrtes. Dans ce contexte,il est clair que "ce «livre de sympathie» va non seulement présenter un portrait de l'écrivain André Breton, mais aussi esquisser celui de l'auteur Julien Gracq" 836 , ainsi qu'une réflexion sur l'acte d'écriture qui vaut tout autant pour sa propre œuvre que pour celle du chef de file du surréalisme. Que retient comme leçon d'esthétique littéraire l'écrivain Julien Gracq de l'expérience et du style d'André Breton?

Plus qu'un essai sur le surréalisme ou sur son histoire, l'ouvrage se présente comme une suite de variations sur des thèmes ou des motifs propres à l'œuvre ou au style de l'écrivain, que mettent en exergue les titres choisis. C'est ainsi que le deuxième chapitre, intitulé "Tout ce qui doit faire aigrette au bout de mes doigts" 837 , dont l'essentiel est formé par un montage de citations d'André Breton, souligne combien le magnétisme et ses figures constituent le principe structurant et dynamisant de l'œuvre de cet auteur:

‘"Nul doute que Breton, en intitulant son premier ouvrage proprement surréaliste Les Champs magnétiques, nous ait livré beaucoup plus qu'une conception purement contemplative du monde – une dominante imaginative, un schéma moteur inné, vital, qui intervient à chaque instant chez lui pour dynamiser les contacts, substituer au rapprochement l'attirance et au chaos apparent des impulsions le jeu de forces ordonnatrices invisibles." 838

Comme l'a judicieusement remarqué B. Boie dans sa notice d'André Breton, le propos caractérise "l'œuvre de Breton aussi bien que l'écriture de Julien Gracq" 839 : la préoccupation centrale de celui-ci reste toujours, en effet, la quête d'un pôle d'énergie capable de mobiliser un champ de gravitation des forces, ou desusciter le "magnétisme directeur" 840 , dont il parle ailleurs au sujet de la Chartreuse de Stendhal et du Grand Meaulnes d'Alain-Fournier. Mais le propos ne vaut pas seulement pour la structure générale de l'œuvre bretonnienne et, par voie de conséquence, pour celle de l'œuvre gracquienne. Il concerne aussi l'écriture et la phrase de Breton. Après quelques considérations générales sur le style comme "expression", c'est-à-dire, selon la conception classique, comme restitution d'une pensée présupposée antérieure, le chapitre intitulé "D'une certaine manière de «poser la voix»" montre que le style de Breton "ne pose même pas, à proprement parler, de problème d'expression, mais un problème de communication et un problème d'heuristique." 841 Le but que s'assigne Breton en écrivant est, en effet, de dégager autant que possible l'acte d'écriture des normes et des "règles mécaniques d'assemblage des mots, en les libérant des attractions banales de la logique et de l'habitude" 842 .

Et cette perspective de renouvellement et d'ouverture qui constitue pour l'essentiel le programme du mouvement surréaliste, tel que le proclame le Manifeste du surréalisme 843 , (perspective ou programme que J. Gracq se refuse à dissocier de la démarche poétique de Breton), va jusqu'à imposer à sa phrase elle-même une forme toute spécifique:

‘"Il est passionnant d'observer Breton prosateur aux prises avec cette double exigence: d'avoir à disposer les mots selon un ordre convaincant, et en même temps d'avoir (faute de quoi il avoue se désintéresser du langage) à leur laisser courir leur chance entière, à les laisser jouir jusqu'au bout de leur pouvoir unique de suggérer et de découvrir." 844

Il va sans dire qu'une telle perspective proprement poétique coïncide entièrement avec les analyses d'un J. Rivière tentant, à travers les propositions du Roman d'aventure, de porter remède à la crise du récit romanesque 845 : chez l'essayiste, comme chez le poète, c'est bien la même volonté de renouveler l'écriture en renonçant aux formes, aux modalités et aux schémas attendus. Ce qui pousse l'auteur de Nadja à composer d'une certaine manière, au moins dans la vision qu'en donne J. Gracq, c'est le désir d'échapper autant que possible aux déterminations les plus subtiles, entre autres celles qui président à l'assemblage logique des phrases et à leur enchaînement, dans le sens coercitif de ce mot. Ce que Breton redoute et rejette par-dessus tout, et avec lui notre auteur lui-même, c'est ce que J. Gracq appelle la phrase conclusive, laquelle "se caractérise par une sclérose contagieuse et régressive qui gagne de proche en proche la structure de la phrase à partir de sa section la moins mobile, la plus morte qui est sa terminaison."

‘"À la limite, un tel type de phrase peut même finir par se trouver à ce point pétrifié par la considération de sa fin, que le premier jet de caractère spontané s'en trouve entièrement exclu: le dessin de la phrase se trouve alors conditionné de toutes parts par le contour rigide et pressenti de ses voisines et ne cherche plus qu'à s'imbriquer dans le contexte – à résoudre un problème mécanique d'emboîtement." 846

Comme on peut le constater, les termes employés pour décrire l'énoncé de type conclusif rappellent le vocabulaire du Roi pêcheur et les situations que la pièce de théâtre met en scène. Tout se passe comme si J. Gracq, tout en définissant les conceptions et la pratique stylistique de Breton, commentait à distance son œuvre propre, et exprimait "le jeu de forces ordonnatrices invisibles" 847 structurant son univers imaginaire personnel. Les considérations relatives aux capacités de contamination et d'attraction mortifères exercées par ce type de phrase, et qui se formulent ici à propos de l'énoncé phrastique, doivent être rapprochées, comme le suggère B. Boie dans sa notice 848 , d'une réflexion plus tardive de l'auteur concernant la terminaison du récit romanesque 849 , point sur lequel nous reviendrons dans le chapitre suivant. À l'inverse de la phrase dite "conclusive" J. Gracq observe que Breton marque sa préférence pour une phrase de structure ouverte qu'il appelle "déferlante":

‘"Son utilisation consiste – à la manière de ces «surf-riders» qui se maintiennent portés en équilibre vertigineux sur une planche à la crête d'une vague jusqu'à l'écroulement final – à se confier les yeux fermés à l'élan de vague soulevée qui emporte la phrase, à se maintenir coûte que coûte «dans le fil», à se cramponner à la crinière d'écume avec un sentiment miraculeux de liberté, [...] pour émerger, le moment venu, au moindre dommage de la catastrophe finale" 850 . ’

Une telle impression de liberté ne ressort pas, pour Julien Gracq, de l'œuvre du romancier philosophe et idéologue qu'est Sartre, en dépit des intentions et des prétentions affichées par ses propres commentaires ou par les titres de ses œuvres...

Notes
832.

Breton (André), Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1988, p. 314.

833.

Debreuille (Jean-Yves), "La poétique romanesque de J. Gracq à partir du «Rivage des Syrtes» et d'«Un balcon en forêt»", in Julien Gracq Actes du colloque d'Angers, Angers, Presses de l'Université, 1982.

834.

Ibid. p. 202.

835.

Boie (Bernhild), "Notice d'André Breton, in Gracq (Julien), Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 1272.

836.

Ibid. p. 1272.

837.

Le titre est emprunté à une phrase de L'Amour fou, Paris, Gallimard, (coll. folio), 1984, p. 141.

838.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, pp. 429-430.

839.

Boie (Bernhild), Notice d'André Breton, in Gracq, Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 1279.

840.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 652.

841.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Gracq, Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 475.

842.

Ibid. p. 477.

843.

Breton (André), Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1988. Il suffit de se référer à la célèbre définition: "Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale." [p. 328].

844.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 481.

845.

Voir, à ce sujet, les développements ci-dessus pp 244-245 et Rivière (Jacques), Le Roman d'aventure, Nouvelle Revue Française, mai, juin, juillet 1913. Réédition: Rivière (Jacques), Le Roman d'aventure, Paris, Éditions des Syrtes, 2000.

846.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 484.

847.

Ibid. p. 430.

848.

Boie (Bernhild), Notice d'André Breton, in Gracq, Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 1307, n. 3.

849.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p.638: "Le climat du travail du romancier change progressivement tout au long de sa route: rien de plus différent de la liberté presque désinvolte des premiers chapitres que la navigation anxieuse nerveusement surveillée, de la phase terminale, où le sentiment du maximum de risque se mêle à l'impression enivrante d'être attiré, aspiré, comme si la masse à laquelle le livre a peu à peu donné corps se mettait à son tour à vous capturer dans son champ (peut-être est-ce cette impression que traduisent à leur manière – si mal – les romanciers qui soutiennent que leurs personnages «leur échappent»). Le fait, qui m'a bien souvent intrigué qu'à chacun de mes romans j'aie observé aux deux tiers à peu près de la rédaction un long arrêt – un arrêt de plusieurs mois qui s'accompagnait de désarroi et de malaise – avant de reprendre et de finir, n'est peut- être pas étranger à ce sentiment que j'ai plus d'une fois éprouvé en achevant un livre, d'«atterrir», – dangereuse ment – plutôt que de terminer."

850.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 485.