Chapitre VIII. L'œuvre de J. Gracq, parabole esthétique
et réponse à la crise du récit

Les observations réalisées par J. Gracq en marge de son œuvre de fiction aboutissent, comme on l'a vu au chapitre précédent, au constat d'une crise du récit que cet auteur n'est pas le seul à diagnostiquer. Si le relatif discrédit dans lequel était alors tombé le genre narratif, et en particulier le roman 876 , n'instaurait pas, à proprement parler, le contexte idéal dont pouvait rêver un romancier débutant, il avait au moins pour effet de constituer une sorte de défi à relever, l'expression étant à prendre, tout à la fois, au sens d'une incitation à la réalisation d'une tâche difficile et d'un obstacle que l'on doit nécessairement surmonter, ou maîtriser. Il convient donc de dépasser le simple constat des rapports que peut entretenir, avec l'œuvre narrative de J. Gracq, la somme des observations ou des évaluations recueillies précédemment, pour voir en quoi les choix esthétiques et littéraires à travers lesquels l'auteur a donné forme aux trois œuvres du corpus ont été opérés en relation étroite avec cette crise du genre narratif et en vue d'y apporter une solution concertée. Dans quelle mesure le paradoxe d'un récit inachevé et celui d'une attente déçue, par lesquels nous avons été amené à décrire le système interne de la pièce et des deux récits, peuvent-ils être considérés comme une réponse dynamique permettant, dans une certaine mesure, de résoudre la crise du genre narratif? En quoi cette structure significative rendant compte, non seulement des thèmes et des motifs principaux des œuvres analysées, mais aussi de leur composante proprement narrative et de leur dimension actorielle, parvient-elle à écarter les pétrifications ou les fossilisations si souvent observées chez ses devanciers? Ce système interne supposé être au principe de l'œuvre peut-il être interprété, sous une forme symbolique ou allégorique, comme une manière d'art poétique ou de parabole esthétique exposant et illustrant la conception que J. Gracq se fait du récit? En quoi, de façon plus générale, l'œuvre dramatique et narrative de cet auteur peut-elle être définie comme une "œuvre ouverte" non pas tellement, comme le suggérait Umberto Eco, au sens de l'ouverture des significations 877 , mais bien plutôt dans celui de "l'ouverture de la structure", selon la description avancée par Jean-Yves Tadié dans son étude sur le roman au vingtième siècle 878 ? Les trois sections de ce nouveau chapitre vont suivre l'ordre logique et chronologique nécessité par le traitement des questions. Nous commencerons donc par l'examen, dans cette nouvelle perspective, des promesses de l'art, soit l'attente conçue comme œuvre projetée. La section suivante, centrée sur la thématique apocalyptique dans Le Rivage des Syrtes, analysera le sermon de Saint Damase comme une parabole esthétique d'une crise du récit romanesque. Quant à la troisième et dernière section, elle envisagera, dans les trois récits, la question de la fin comme réponse ultime à cette crise du récit...

Notes
876.

Voir, sur ce point, l'ouvrage de Raimond (Michel), La crise du roman, Paris, José Corti, et notamment le chapitre précisément intitulé "Le discrédit du roman", 1966, pp. 87-105.

877.

Eco (Umberto), L'œuvre ouverte (1962), Paris, Le Seuil, 1965 (pour la traduction française), coll. Points: "toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée «close» dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est «ouverte» au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée." [p. 17].

878.

Tadié (Jean-Yves), Le roman au XX° siècle, Paris, Belfond, 1990, pp. 108-124. Il est étonnant de constater que, dans le même ouvrage, J. Y. Tadié affirme, à propos du Rivage des Syrtes, qu'il "relève bien du mode de structure clos" [p. 92].