I. 1. De l'autre côté.

L'attente suggéréeau récepteur par la thématique de la Promesse, flagrante dans Le roi pêcheur, ne se réfère pas uniquement au devenir de Montsalvage. Ainsi, dès le premier acte de la pièce, lorsque Clingsor annonce à Amfortas la venue du Très Pur, le dialogue entre les deux hommes instaure un climat d'attente et une promesse d'une tout autre nature qui touchent à l'expérience de la représentation elle-même:

‘"AMFORTAS
Laissant retomber ses mains comme dans un profond égarement
C'est lui!... La Promesse est remplie.
Un long silence, puis on entend une fanfare faible et lointaine de cor.
CLINGSOR
Son cor! Il cherche son chemin dans les bois de Montsalvage. Il...
AMFORTAS
Il l'arrête du geste. Pendant tout ce passage, il paraît complètement absorbé, absent.
Laisse-moi écouter ce cor qui fait bondir les pierres de Montsalvage.
La fanfare s'achève.
Ainsi, attendue à travers les années et les siècles, c'était seulement – berçante et calmante et vague, et si bien apprivoisée – la Promesse... et maintenant c'est venu... et maintenant pour jamais nous savons que c'était ainsi que cela devait venir..." 880

Comme on le constate aisément, les propos des personnages quittent la forme et les modalités du récit annonçant l'arrivée du Très Pur au profit d'un discours tendant à commenter l'action en train de s'opérer et à faire coïncider progressivement le temps et l'espace de l'histoire à raconter avec le moment et le lieu de sa représentation. Toutes choses égales par ailleurs, le procédé rappelle le récit qui marque la fin de l'Électre de Giraudoux où le Mendiant raconte le meurtre d'Égisthe et Clytemnestre dans le temps de son déroulement et où peut s'observer un débordement du commentaire sur le récit proprement dit 881 . Tandis que c'est encore sur un mode narratif et quasi abstrait que la phrase de la première réplique d'Amfortas ("La Promesse est remplie") exprime, par le présent passif du verbe, l'accomplissement actuel de la Promesse attendue, la deuxième réplique, quant à elle, en situant l'action comme déjà accomplie ("Ainsi, attendue à travers les années et les siècles, c'était seulement [...] la Promesse... et maintenant c'est venu..."), le fait sous une forme beaucoup plus sensible et beaucoup plus dramatisée. Mais, paradoxalement, le spectateur ou le lecteur a le sentiment, avec cette deuxième réplique, que la perspective de l'accomplissement est à la fois plus actuelle que jamais, à partir des procédures d'embrayage 882 qui manifestent un retour à l'énonciation (on observe, par exemple, l'emploi répété de l'adverbe "maintenant" qui renvoie au moment actuel de l'énonciation), mais aussi paradoxalement plus inactuelle. Et, dans ce sens, le son de la "fanfare faible et lointaine de cor" n'a pas seulement pour fonction de signaler la relative proximité du Très Pur et d'actualiser l'imminence de sa venue, il a aussi pour effet de manifester la distance qui sépare toujours le référent diégétique qu'évoque le récit des acteurs de la réalité mimétique qu'est la représentation scénique, c'est-à-dire de situer ce référent et de le maintenir "hors de la mimésis" 883 . Ainsi, dans le temps même où se trouve annoncée et confirmée la venue de Perceval, la promesse de son arrivée réelle semble tout à la fois se rapprocher et s'éloigner. Et ce passage contient, de ce point de vue, un jeu de scène particulièrement stimulant pour le spectateur. Si, en effet, Amfortas suspend du geste Clingsor qui semble vouloir poursuivre le récit de l'arrivée du Pur aux abords de Montsalvage, c'est essentiellement pour pouvoir s'absorber dans la contemplation immédiate du moment présent qui est déjà, à proprement parler, expérience esthétique, tout en constituant la préfiguration d'autres moments sensibles plus prometteurs encore. On peut observer, du reste, à quel point le roi de Montsalvage se fait lui-même spectateur et mobilise ses capacités sensibles dans cette absorption: "Laisse-moi écouter ce cor qui fait bondir les pierres de Montsalvage". Pour être à ce point "absorbé", et "absent", il faut qu' Amfortas soit en train de faire l'expérience de l'art, dans l'instant de son "apparition", pour reprendre le terme de T. W. Adorno:

‘"Faire l'expérience de l'art signifie prendre conscience autant de son processus immanent que de sa fixation dans l'instant" 884 . ’

Aussi le récepteur de l'œuvre d'art doit-il être particulièrement attentif à capter ces moments d'apparition qui sont, par nature, éphémères et momentanés.

"Absorbé" et "absent": c'est par ces mêmes termes que l'auteur décrit l'attitude de Trévrizent face au rayon de soleil qui s'insinue dans sa cabane:

‘"PERCEVAL
[...] (Il regarde Trévrizent qui depuis quelques instants fixe avec stupeur un rayon de soleil qui se glisse dans la cabane). Tu ne m'écoutes même plus. Adieu! (Il se lève et s'arme) Tu m'as promis de me montrer un chemin hors de ces bois.
TRÉVRIZENT
Toujours absorbé.
Le soleil! (Il lève les yeux sur lui, comme absent). Adieu! Ta route est par ici. (Il désigne le lacet disparaît brusquement dans l'intérieur de la cabane [...])." 885

Autant dire que, même si l'attitude contemplative de Trévrizent rappelle, à certains égards, la posture mystique, étant donné le statut érémitique du personnage, l'objet de sa contemplation invite plutôt à voir, dans ce passage, une nouvelle forme d'expérience esthétique. Que l'apparition du soleil représente, aux yeux de Trévrizent, une sorte d'absolu susceptible d'une contemplation à ce point absorbante, rappelant l'Idéal baudelairien ou l'Azur mallarméen 886 et l'hypothèse peut légitimement s'imposer d'une parenté entre la poétique de J. Gracq et une certaine conception platonicienne. Cette scène du Roi pêcheur, où semble se jouer le rapport entre la représentation mimétique et quelque objet idéal ou transcendant dont Trévrizent ne peut observer que la manifestation indirecte, paraît reproduire à grands traits l'allégorie de la caverne par laquelle le Socrate de Platon expliquait la séparation entre la réalité transcendante des Idées et celle du monde sensible. Tout se passe, en effet, comme si le soleil, dont on aperçoit ici une manifestation éblouissante, mais fragmentaire et oblique, sous la forme d'un simple rayon, symbolisait une sorte d'au-delà interdit et non directement visible. Une telle conception pourrait s'autoriser, en l'occurrence, de la substitution du mot "cabane" au mot "caverne", comme lieu de séjour contraint de l'homme enchaîné. Quant à la stupeur avec laquelle l'ermite fixe le rayon de soleil, elle n'est pas sans rappeler celle décrite au chapitre VII de La République de Platon,au moment où "l'un de ces hommes aura été délivré et forcé soudainement à se lever, à tourner le cou, à marcher, à regarder du côté de la lumière" 887 . On retrouve un écho de cette conception idéaliste et "platonicienne" de l'art dans le dialogue qui oppose Amfortas et Perceval dans la scène centrale du troisième acte:

‘"Mais tout ce qui est éclairé porte une ombre, Perceval, et Montsalvage te force seulement à tourner la tête. Il n'y a pas d'autre charme sur Montsalvage que celui-ci, c'est qu'on n'y regarde plus le soleil. Montsalvage tourne le dos au soleil. Il baigne ses yeux sans cesse dans les ombres géantes que font sur la terre des gens tout pareils à toi." 888

On reconnaît sans effort, dans le discours d'Amfortas, les multiples indices qui assimilent la situation de Montsalvage à celle du prisonnier de la caverne, forcé "à porter son regard du côté de la lumière elle-même" et préférant lui tourner le dos en fuyant vers "ces autres choses qu'il est capable de regarder" 889 .

Même si la conception que J. Gracq se fait de l'œuvre d'art n'a qu'un rapport indirect avec la théorie platonicienne des Idées dont Platon espérait acquérir l'essence dans le concept, nul doute qu'elle n'impose ses formes et ses représentations à l'œuvre dramatique. Une telle conception n'est, bien évidemment, pas sans lien avec le refus qu'organise la dramaturgie de l'œuvre de montrer un objet magique ou une scène contenant un objet transcendant. A deux reprises au moins dans Le roi pêcheur, l'objet de la quête qu'est le poisson magique ou le Graal se trouve tenu à distance du public et lui est délibérément occulté. Si le spectateur ne peut percevoir visuellement la réalité de la scène de pêche dans laquelle le jeune Perceval semble avoir fait preuve de capacités pour le moins exceptionnelles, et s'il se trouve conduit à devoir l'imaginer en se fondant sur des bruits de voix "qui semblent partir du bateau, derrière l'éminence de la rive" 890 , cela ne fait qu'anticiper les mêmes choix disjonctifs qui caractériseront la perception restreinte que le même spectateur aura de la situation finale donnée à la pièce. Au dénouement, Kundry n'est, en effet, pas seule à être exclue de la vision du Graal. Comme elle, le public en est réduit à la vision d'un "flot éblouissant de lumière qui vient de la salle du Graal" 891 , au moment où les portes s'ouvrent d'un coup, et il ne perçoit, en tout et pour tout, que le faisceau oblique de cette même lumière qui descend de la fenêtre où a pu escalader Kaylet et d'où ce dernier observe la cérémonie du Graal en se protégeant les yeux. Outre que la diagonale tracée par ce faisceau lumineux fait penser au rayon de soleil devant lequel Trévrizent se tenait dans une attitude de stupeur fascinée, l'interdiction jetée sur l'absolu rappelle une certaine loi de l'œuvre d'art que T. W. Adorno formulait en ces termes:

‘"Par l'autonomie de leur forme, les œuvres d'art s'interdisent de s'incorporer l'absolu comme si elles étaient des symboles. Les images esthétiques sont soumises à l'interdiction des images." 892

En réalité, l'œuvre esthétique signale, par ce refus d'intégrer le transcendant ou l'absolu, sa propre nature esthétique en même temps qu'elle ne cesse de promettre ce qui n'est peut-être pas et "prétend objectivement, bien qu'indirectement, que si cela apparaît, cela doit être également possible" 893 . Quoi qu'il en soit, dans les différentes situations évoquées du Roi pêcheur, non seulement l'objet ou l'espace qui contient l'objet de valeur demeure disjoint du regard du spectateur, comme si se trouvaient de la sorte définis deux domaines nettement séparés, ce côté-ci, correspondant au monde sensible de la représentation, qui est offerte à la réception du spectateur, et "l'autre côté", d'où émanent des faisceaux de lumière et des rumeurs de prodiges improbables… Dans quelle mesure Le Rivage des Syrtes, en tant que récit romanesque, se fait-il l'écho de préoccupations d'ordre esthétique, comme celles que nous venons d'observer dans Le roi pêcheur, et se fait-il annonciateur des espérances de l'art?

Notes
880.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, pp. 47-48.

881.

Giraudoux (Jean), Électre, in Théâtre complet, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1982, pp. 683-684.

882.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Embrayage", Paris, Hachette, 1993, p. 119: "l'embrayage désigne l'effet de retour à l'énonciation, produit par la suspension de l'opposition entre certains termes des catégories de la personne et/ou de l'espace et/ou du temps, ainsi que par la dénégation de l'instance de l'énoncé."

883.

Ubersfeld (Anne), Lire le théâtre, Paris, Scandéditions/Éditions sociales, 1993, p. 198. Sur la distinction entre "diégésis" et "mimésis", voir Genette (Gérard), Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, pp. 184-203, ainsi que Platon, La République, III, 397-398 (traduction de Léon Robin), in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1950, pp. 950-951.

884.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970), (traduit de l'allemand par Marc Jimenez et Éliane Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p. 126.

885.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 72.

886.

Mallarmé (Stéphane), "L'Azur", Du Parnasse Contemporain, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1945, pp. 37-38.

887.

Platon, La République, VII, (traduction de Léon Robin), in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1950, p. 1103.

888.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 98.

889.

Platon, La République, VII, (traduction de Léon Robin), in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1950, p. 1103.

890.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 72.

891.

Ibid. p. 144.

892.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970), (traduit de l'allemand par Marc Jimenez et Éliane Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p. 152.

893.

Ibid. p. 123.