I. 2. Le Rivage des Syrtes, ou les gages de l'art.

Le Rivage n'est pas moins que Le roi pêcheur marqué au signe des promesses de l'art. La thématique de l'attente, en s'y déployant, tend à privilégier les formes et les discours prospectifs, lesquels ne servent pas seulement de support à une orientation programmatique et projective des figures ou des situations que peut prendre l'intrigue romanesque, soit la suite des événements diégétiques rapportés par le récit. Cette thématique et tous les signes précurseurs qu'elle mobilise constituent aussi un double mode de projection: dans l'acte d'écriture, d'une part, ce qui permet à l'auteur d'anticiper sur les formes ou les configurations de l'œuvre à venir; et à l'horizon de la lecture, d'autre part, où le lecteur est invité, en quelque sorte, à capter et à vivre pleinement "l'expérience de l'art" dans les moments où il se fait plus visible. Dès le deuxième chapitre du roman, il est un passage emblématique de cette attente contemplative et idéalisée qui ouvre à d'autres perspectives qu'à des enjeux strictement liés à l'intrigue de l'oeuvre:

‘"Je m'asseyais sur la culasse du canon. Mon regard, glissant au long de l'énorme fût de bronze, épousait son jaillissement et sa nudité, prolongeait l'élan figé du métal, se braquait avec lui dans une fixité dure sur l'horizon de mer. Je rivais mes yeux à cette mer vide, où chaque vague, en glissant sans bruit comme une langue, semblait s'obstiner à creuser encore l'absence de toute trace, dans le geste toujours inachevé de l'effacement pur. J'attendais, sans me le dire, un signal qui puiserait dans cette attente démesurée la confirmation d'un prodige. Je rêvais d'une voile naissant du vide de la mer. Je cherchais un nom à cette voile désirée. Peut-être l'avais-je déjà trouvé." 894

Que le canon pointé sur l'horizon soit doublé par le regard de l'Observateur en un parallélisme insistant oblige le lecteur à considérer que l'idée même de visée ou de projet représentée dans ce passage dépasse et de loin le seul horizon géographique et le seul contexte militaire instaurés par le récit diégétique. De ce point de vue, les enjeux qu'implique une telle visée sont proches de ce que P. Ricœur décrit dans Temps et récit sous le titre de la "triple mimésis", en ce sens que le texte semble déployer "un monde en quelque sorte en avant de lui-même" 895 , et ceci non seulement par rapport au processus de création de l'œuvre proprement dite, mais aussi dans la perspective de sa "refiguration" par le lecteur. Une chose apparaît à peu près sûre: l'horizon où pointe le regard de l'Observateur et du narrateur, en suivant la trajectoire de "l'énorme fût de bronze", trajectoire du regard que le lecteur est amené à reproduire dans l'acte de lecture, n'est pas seulement celui de la mer des Syrtes. "Cette mer vide, où chaque vague [...] semblait s'obstiner à creuser encore l'absence de toute trace", et sur laquelle Aldo rêve de voir apparaître une voile encore jamais vue, et encore innommée, est tout autant l'horizon du récit à venir, ici à peine préfiguré, et seulement mis en perspective, y compris dans la forme prodigieuse, purement utopique, voire subtilement érotisée, que revêt l'improbable apparition de cette "voile désirée". Avec cette représentation, la poésie, en tant que processus de création, n'est pas loin, non seulement parce que le passage renvoie au poème "La Voile" de Lermontov, souvent cité par J. Gracq dans ses œuvres 896 , mais surtout parce que l'image de cette voile "naissant du vide de la mer" installe "l'énigme d'un horizon invisible ou imprévisible, qui ne limite ses pouvoirs que pour lui conférer des possibilités illimitées d'être ou de découverte. 897 Tout se passe comme si, à travers cet horizon longuement considéré, mais aussi rêvé, par l'Observateur et à travers la médiation du récit qu'en fait Aldo, en tant que narrateur, le texte lui-même et ses formes descriptives et figuratives tentaient d'anticiper la réalité que va former l'œuvre elle-même et travaillaient à préparer les attentes du lecteur "par la description des situations explicites d'attente [...] du personnage" 898 . Et la symbolique du canon, qui rappelle la lunette de pointage par laquelle Grange cherche à identifier une sorte de projection optique d'un avenir incertain 899 n'est pas seulement stratégique. Ou plutôt la stratégie en question, qui est aussi textuelle et poétique, tout en s'accordant à un récit guerrier, indique d'autres visées que des objectifs purement événementiels et référentiels. Et c'est à quoi peut correspondre le rêve, on ne peut plus pacifique, sensuel et idéalisé, d'une voile surgissant sur le "vide de la mer". Une telle promesse, exprimée ici dans les formes d'une transfiguration, laisse prévoir, à ce moment précis du récit et de sa configuration créative, une attente comblée. Mais ce type de représentation mimétique énoncée sur le mode idéalisant ne constitue pas la seule expérience proprement esthétique à laquelle se trouve confronté le lecteur du Rivage des Syrtes.

Trois chapitres plus loin, en effet, l'évocation du royaume de Vanessa qui donne lieu à des descriptions tout à fait négatives et désidéalisées suggère, elle aussi, une certaine forme de promesse et de gages qui ne prennent leur pleine signification qu'en référence au domaine de l'art, à son processus de création, ou de configuration, et à l'acte de réception qui en marque l'aboutissement:

‘"Je regardais passer sous mes yeux dans une rêverie ce décombre de mer, pareil aux délivres d'une grande ville charriées à la côte par une inondation. Des canaux abandonnés montait une odeur stagnante de fièvre; une eau lourde et gluante collait aux pelles des avirons. Par-dessus un pan de mur croulant, un arbre maigre penchait la tête vers l'eau morte qui fascinait ces ruines. [...] Vanessa m'accueillait dans son royaume. Je me souvenais du jardin de Selvaggi, et je savais quel appel l'attirait vers ce repaire de vases moisies. Maremma était la pente d'Orsenna, la vision finale qui figeait le cœur de la ville, l'ostension abominable de son sang pourri et le gargouillement obscène de son dernier râle. [...] Sa puanteur était un gage et une promesse." 900

Le fait que le mot "décombre" ne soit employé, aujourd'hui, "qu'au pluriel, sauf parfois en poésie" 901 constitue, déjà, un premier indice, sinon du caractère littéraire et poétique du texte, au moins d'un traitement esthétique de l'expérience relatée. Sous les apparences d'un inventaire morbide où se signale à première lecture l'excès de mort, d'eaux stagnantes, de ruine et de pourriture, la description négative, qui rappelle le poème de Baudelaire "Une charogne" 902 célébrant les beautés paradoxales de la laideur et de la putréfaction, n'est pas sans relation avec la création poétique elle-même. Aussi paradoxal que cela paraisse, si l'on considère le climat d'attente croupissante et de stagnation mortifère qui domine le texte, ce passage évoque, d'évidence, l'opération d'engendrement poétique à partir de la réalité du monde. A quoi pourrait bien correspondre, en effet, la métaphore des "délivres" dont le terme signifie "arrière-faix (placenta et enveloppe du fœtus) expulsé peu de temps après l'accouchement" 903 , sinon à une figuration du processus d'enfantement des "œuvres d'art qui tirent leur origine du monde des choses par leur matériau préformé" 904 ? Que cette évocation symbolique d'une parturition de l'œuvre s'accompagne de visions négatives de mort ne doit pas tellement étonner, s'il est vrai, comme l'affirme Adorno, que les "œuvres d'art sont négatives a priori par la loi de leur objectivation [et qu'] elles font périr ce qu'elles objectivisent en l'arrachant à l'immédiateté de sa vie". 905 Et si la négativité domine un tel passage, lequel n'en évolue pas moins vers la vision paradoxalement positive d'un "gage et d'une "promesse", n'est-ce pas pour montrer que c'est précisément au prix de la mort des réalités du monde que l'œuvre d'art peut naître et vivre sous nos yeux et n'est-ce pas aussi le signe que "les œuvres d'art sont promesses au travers de leur négativité jusqu'à la négation totale" 906 ? Les promesses et les gages de l'art ne sont donc pas seulement à entendre en relation avec l'acte de réception par lequel l'œuvre se trouve reconfigurée. Ces mêmes promesses concernent aussi l'acte d'élaboration de l'œuvre, que P. Ricœur nomme "configuration" 907 .

On ne s'étonnera pas que le chapitre précisément intitulé "Noël" contienne plusieurs références à l'attente associées à l'image de la grossesse. Le plus important, en l'occurrence, demeure que ces motifs ne sont jamais sans relation avec les conditions d'une gestation de l'œuvre. Une telle métaphore apparaît, entre autres, dans les pages où le narrateur se remémore les lentes journées vécues à Maremma en compagnie de Vanessa:

‘"Quand je reviens en pensée sur ces journées unies et monotones, et pourtant pleines d'une attente et d’un éveil, pareilles à l’alanguissement nauséeux d'une femme grosse, je me rappelle avec étonnement combien Vanessa et moi nous semblions avoir peu à nous dire." 908

Quand le narrateur Aldo compare ces instants d'une existence stagnante et pesamment morne à "l’alanguissement nauséeux d'une femme grosse", le lecteur reconnaît, sans effort, dans cet état de grossesse en attente du terme, une métaphore à laquelle recourent les écrivains pour décrire le processus créatif, considéré dans sa phase de lente et douloureuse maturation, où l'auteur porte l'œuvre encore à naître. Mais l'image consonne aussi avec la description que J. Gracq a pu faire des conditions d'élaboration de son oeuvre de fiction. Dans l'entretien avec Jean Roudaut, à la question de son interlocuteur (Comment alors sont construits vos livres?), l'auteur répond en effet:

‘"– Je ne crois pas que la métaphore architecturale soit tout à fait acceptable pour la fiction. Un livre naît d'une insatisfaction, d'un vide dont les contours ne se révèleront précis qu'au cours du travail, et qui demande à être comblé par l'écriture." 909

Une telle affirmation qui, par parenthèse, confirme le bien-fondé de la thématique choisie pour cette étude, révèle, s'il était encore nécessaire, à quel point le thème de l'attente, sous ses différentes formes, rejoint les enjeux esthétiques etla conception poétique propre à l'auteur. Selon cette conception "génétique" de l'œuvre, le processus créatif s'opère à partir d'un manque et d'une absence. Cet état disjonctif tend à définir le processus de production lié au travail d'écriture comme une sorte de mouvement de tension et de vouloir-être et à l'inscrire dans la perspective d'une opération de complétion et d'achèvement qui est destinée à combler le manque initial en donnant à l'œuvre sa forme achevée. On se souvient que l'oeuvre produite et réalisée peut quelquefois ne pas correspondre à l'idéal investi dans le projet, comme le montre l'échec de Fabrizio dans sa tentative de restauration artistique de l'Amirauté 910 . Mais, que le produit fini coïncide ou non avec le résultat prévu, poursuivi et désiré dans cette forme de quête que constitue le processus d'élaboration de l'œuvre, importe moins ici que la tension qui porte le sujet opérateur qu'est l'auteur vers cette forme de résolution. Tout se passe, en définitive, comme si l'agent opérateur qu'est l'auteur, pour avoir la capacité d'agir et pour mener à son terme la transformation en cours, avait besoin d'envisager comme possible, au moins pendant un certain intervalle de temps, que cette attente fût comblée.

Ainsi les "promesses de l'art" prennent un double visage dans les deux œuvres envisagées ici. D'abord essentiellement considérées, avec Le roi pêcheur, sous l'angle du récepteur, sans doute en raison même de la nature dialogique et dramatique du texte excluant la présence d'un narrateur, elles se complexifient avec les deux autres récits en y intégrant les attentes du sujet producteur. Ces promesses de l'art, dans la pièce de théâtre, donnent lieu à une véritable distanciation du rapport entre le référent diégétique et la réalité mimétique de la représentation. L'expérience esthétique directement sensible au spectateur, ou au lecteur, semble n'être qu'un reflet décevant, en comparaison d'une autre dimension qui, elle, est maintenue toujours hors de la vue du récepteur, comme une réalité toujours à venir et à espérer, y compris dans le temps de sa représentation. Du côté du Rivage des Syrtes, et sans contredit possible, pour Un balcon en forêt, les espérances que le texte prodigue au lecteur s'augmentent des préoccupations du narrateur qui sont liées au processus de gestation et de maturation de l'œuvre. Et le fait qu'à l'horizon de cette création puissent paraître des visions, plus ou moins menaçantes ou apocalyptiques, (lesquelles, de toute évidence, ne sauraient être interprétées seulement dans le sens exclusif d'un référent historique ou diégétique), indique assez combien le processus de production lui-même constitue une aventure à l'issue toujours incertaine 911 . On comprend mieux, dès lors, la relation quasi consubstantielle existant entre la quête vers l'avant qui met en mouvement, côté producteur, ce processus d'écriture de type complétif et l'autre quête qui, au niveau de l'intrigue, porte les sujets évolutifs vers l'action, tels Perceval, Aldo, Vanessa, ou Danielo, dans le but de transformer la réalité du monde, pour empêcher qu'il ne s'enlise et ne régresse dans une sorte de retour au néant primitif. Après Le roi pêcheur, le sujet évolutif ne représente pas seulement, par ses dispositions propres dans le parcours diégétique, une opération de suggestion, ou même de stimulation, des désirs et des attentes du lecteur, dans la perspective inavouée de sa future déception. Ce même sujet évolutif intègre également les attentes spécifiques de l'auteur, quant à une complétion ou un achèvement de l'œuvre entreprise et réalisée par l'écriture et "dans le travail" 912 . Quant aux sujets contre-évolutifs, s'ils apparaissent, a priori, comme dans Le roi pêcheur, des obstacles à la satisfaction des souhaits du lecteur, qu'incarnent-ils au regard du parcours créatif de l'auteur? Quel autre aspect de l'art leur présence appuyée au cœur de la configuration esthétique peut-elle bien symboliser par rapport au processus d'écriture et de réalisation de l'œuvre? L'observation de la thématique apocalyptique dans Le Rivage des Syrtes et l'analyse du sermon de Saint-Damase dans le chapitre intitulé "Noël", qui vont constituer la matière de la section suivante, peuvent apporter des éléments de réponse à une telle question.

Notes
894.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 36.

895.

Ricœur (Paul), Temps et récit, 1. L'intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983, (réédition coll. «Points») p. 152.

896.

Boie (Bernild), "notice de Liberté grande", in Gracq (Julien), Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, pp. 1228-1229, note 1: le poème de Lermontov est cité dans la traduction qu'en a donnée J. Gracq, ainsi que les multiples références dans lesquelles ce poème trouve un écho.

897.

Collot (Michel), La poésie moderne et la structure d'horizon (1ère édition: 1989), Paris, PUF, 2005, p. 65.

898.

Eco (Umberto), Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, (pour la traduction française), 1985, p. 148.

899.

Voir ci-dessus les pages du chapitre IV, et, pour le passage du Balcon, Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 70-71.

900.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, pp. 83-84.

901.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), Paris, Larousse, vol. 2, p. 1142.

902.

Baudelaire (Charles), "Une charogne", Les Fleurs du Mal, XXIX, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1975, pp. 31-32.

903.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), Paris, Larousse, vol. 2, p. 1191.

904.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970), (traduit de l'allemand par Marc Jimenez et Éliane Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p. 190.

905.

Ibid.

906.

Ibid. p. 193.

907.

Ricœur (Paul), Temps et récit, 1. L'intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983, (réédition coll. «Points»), pp. 66-162.

908.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 162.

909.

Gracq (Julien), Entretien avec Jean Roudaut, in Œuvres complètes II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 1212.

910.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, pp. 129-130: "Quelque chose de jamais vu, et pourtant de longuement attendu, comme une bête monstrueuse et immobile surgie de son attente même à sa place marquée après d'interminables heures d'affût vaines, quelque chose au bord de la lagune, longuement couvé dans le noir, avait jailli à la fin sans bruit de sa coque rongée comme d'un énorme œuf nocturne: la forteresse était devant nous."

911.

On sait que, pour J. Gracq, l'expérience d'une œuvre avortée ne fut pas un vain mot: le roman travaillé entre 1953 et 1956 ne verra jamais le jour, autrement que sous la forme très partielle d'un court fragment, La Route, publié, pour la première fois à l'automne 1963, dans le cahier 2 du Nouveau Commerce, et incorporé au recueil de nouvelles paraissant, en mars 1970, sous le titre La Presqu'île.

912.

Gracq (Julien), Entretien avec Jean Roudaut, in Œuvres complètes II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 1230: "quel espoir personnel mettiez-vous dans la littérature quand vous avez commencé chacun de vos ouvrages? – Je crois que je n'en mettais aucun, sinon celui, très concret, de la réalisation, devant lequel tout s'efface dans le travail."