II. 1. L'Apocalypse dans Le Rivage des Syrtes.

Comme l'Apocalypse attribuée à Jean, le récit du Rivage des Syrtes est raconté à la première personne par un narrateur qui se donne comme témoin ou comme observateur des faits qu'il rapporte. À l'occasion de son arrivée à l'Amirauté, le narrateur ne cache pas que la Seigneurie d'Orsenna, après avoir vécu un passé de puissance et de prospérité, connaît, depuis des décennies, un processus de lent déclin et de dégradation irréversible, tout en entretenant avec le Farghestan voisin des relations de guerre larvée depuis quelques trois cents ans. Alors que ce conflit, au moment où Aldo arrive à l'Amirauté, paraît tout à fait caduc, on assiste assez vite à une véritable divergence de vues entre le capitaine Marino, qui commande la forteresse et qui s'évertue à maintenir à tout prix l'état des choses et des relations avec le Farghestan voisin, et le narrateur que finit par exaspérer l'inertie de la situation. On se souvient comment la fascination pour les espaces farghiens et l'élan quasi nietzschéen, qui porte ce sujet évolutif vers son devenir, lui font choisir plus ou moins délibérément de provoquer l'événement. Et, pendant que le Redoutable accomplit sa manoeuvre en direction du large et qu'Aldo, dans la cabine du capitaine, consulte les cartes marines et prend brusquement conscience des faibles distances qui le séparent des côtes du Farghestan, le narrateur n'hésite pas à se comporter lui-même en témoin d'apocalypse:

‘"Quand le souvenir me ramène – en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite – à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s'exerce encore de l'étonnante, de l'enivrante vitesse mentale qui semblait à ce moment pour moi brûler les secondes et les minutes, et la conviction toujours singulière pour un moment m'est rendue que la grâce m'a été dispensée – ou plutôt sa caricature grimaçante – de pénétrer le secret des instants qui révèlent à eux- mêmes les grands inspirés". 916

Observons tout d'abord que la proposition incise, qui fonctionne ici comme une prolepse ou comme une anticipation du récit, instaure d'entrée de jeu une connivence d'orientation temporelle avec le récit apocalyptique, connivence qui se renforce à travers le motif du dévoilement. En soulevant, aux yeux de ses lecteurs, "le voile de cauchemar qui monte pour [lui] du rougeoiement de [s]a patrie détruite", le narrateur réalise une opération qui correspond étymologiquement à une "apocalypse", le mot "apocalypse", dérivé du verbe grec "άποκαλύπτειν" [apokaluptein] signifiant au sens propre "l'action de découvrir" 917 , ou de dévoiler.

Le contenu de l'avenir d'Orsenna ainsi révélé ou dévoilé au lecteur est lui aussi apocalyptique, si l'on veut bien admettre que le "voile de cauchemar" n'est autre que le nuage de fumée qui s'élève au-dessus de l'incendie qui a transformé sa patrie en un amas de ruines, ce qui rappelle les cataclysmes déchaînés par la sonnerie des trompettes au chapitre huit de l'Apocalypse: "Le premier a trompeté, et ç'a été de la grêle et du feu mêlés de sang et jetés sur la terre, et le tiers de la terre a brûlé, le tiers des arbres a brûlé, toute herbe verte a brûlé" 918 , à moins que la référence n'en soit la chute de Babylone au chapitre dix-huit:

‘"à cause de cela les plaies lui arriveront en un jour, mort, deuil et famine, et elle sera brûlée au feu [...]Ils pleureront sur elle les rois de la terre qui se sont prostitués et livrés au luxe avec elle, quand ils verront la fumée de son incendie." 919

En situant, par ailleurs, le moment de l'écriture (ou l'origine de son récit rétrospectif) au-delà de la catastrophe, l'énonciateur du texte souligne l'importance cruciale des moments qu'il relate actuellement. Mais surtout il les place, d'évidence, dans la perspective d'une imminente et inéluctable tragédie, ce qui rapproche considérablement le dévoilement de la catastrophe qui va s'abattre sur Orsenna de l'annonce prophétique propre au discours apocalyptique. On remarque, de plus, et notamment à la fin du passage considéré, une certaine religiosité assez proche par sa tonalité du texte et des situations décrites dans l'Apocalypse, sans oublier la thématique de la révélation, à travers des mots ou des expressions comme "la grâce m'a été dispensée", "pénétrer le secret", "révèlent à eux-mêmes", les "grands inspirés". Le lecteur apprendra plus tard que l'acte transgressif qu'Aldo s'apprête à accomplir, et qui va avoir pour conséquence ultime la destruction apocalyptique de sa patrie, ne lui a pas été seulement suggéré par son amie Vanessa, mais qu'il a pour principal initiateur, et au plus haut niveau, Danielo qui dirige les instances gouvernementales de la Seigneurie elles-mêmes. En effet, lorsque le narrateur, au dernier chapitre, se rend sur convocation au Palais de la Surveillance, Danielo, le nouveau maître de la Seigneurie, dont le nom n'est pas sans rappeler le nom d'un autre prophète d'apocalypse, finit par confier au sujet opérateur que l'action que celui-ci a pu accomplir sur la mer des Syrtes, en transgressant les limites des eaux territoriales, lui a été suggérée et inspirée par ses propres soins. Et Danielo affirme alors:

‘"entre tous les actes, celui que je commençais d'entrevoir, celui auquel personne ne pensait plus, était l'acte que je pouvais faire. Il baptisait le monde. Au lieu qu'il fût un aboutissement, tout partait de lui à neuf." 920

Notons au passage le paradoxe qui paraît être celui de l'œuvre: la fin devient un nouveau commencement, l'Apocalypse une nouvelle Genèse... Il suffit donc de considérer Le Rivage des Syrtes dans son ensemble, pour percevoir combien la référence apocalyptique est bien au principe de l'écriture du texte et conditionne l'orientation même du récit et son sens. Cette même saisie d'ensemble permet aussi de voir se développer, du côté d'Aldo qui est le personnage principal, en même temps que le narrateur, une attente et une quête active d'un renouvellement de la vie qui aboutissent à une issue catastrophique digne du récit johannique. Le schéma narratif global du roman présente, comme nous l'avons vu, un double paradoxe. Premier schéma paradoxal: alors que l'attente, pour les protagonistes, s'énonce d'abord dans les termes d'une vision prospective ou prophétique annonçant un changement favorable, cette même attente aboutit, en définitive, sous l'effet de l'action entreprise, au lieu du renouvellement espéré, à une véritable apocalypse et à la destruction d'Orsenna. Mais un autre paradoxe fait suite à celui-ci et se trouve mis en évidence dans les propos de Danielo: loin de constituer un aboutissement et le terme conclusif, disons ultime, des fins dernières, la ruine prévisible et annoncée d'Orsenna est perçue ou présentée par le maître de la Seigneurie, qui représente une sorte de double de l'auteur, comme la condition d'un nouveau départ: "Au lieu qu'il fût un aboutissement, tout partait de lui à neuf."

Si l'on considère à présent, non plus l'ensemble du roman, mais le seul chapitre huit, intitulé "Noël", il apparaît lui-même dominé par la thématique apocalyptique. La première remarque qui s'impose concernant ce chapitre, c'est qu'il occupe une place centrale dans l'économie du roman, et ceci doublement: de par sa position et de par son importance. Par le nombre des pages, en effet, ce chapitre, allant de la page 152 à la page 194, est situé, d’une part au milieu du récit; il constitue, d'autre part, l'un des chapitres les plus longs du roman: 42 pages là où la longueur moyenne est de 26 pages et il condense les thématiques principales du récit. Il n'est pas sans intérêt de remarquer, par ailleurs, le paradoxe entre le contenu du chapitre 8 et son intitulé. Alors que le titre du chapitre, "Noël", renvoie au thème de la nativité chrétienne, laquelle est considérée comme l'aboutissement du temps liturgique de l'Avent et se trouve marquée aux signes du commencement et de la Naissance, le contenu eschatologique de ce même chapitre évoque, à travers ses références proprement apocalyptiques, la situation des fins dernières. Faut-il, dès lors, considérer qu'à travers ce titre ce sont les caractères proprement apocalyptiques du chapitre et de l'œuvre qui se trouvent eux-mêmes paradoxalement qualifiés de nouvelle naissance? C'est une question à laquelle nous ne pourrons apporter réponse qu'à l'issue de cette étude.

Le chapitre intitulé "Noël" commence avec l'évocation des fréquentes visites d'Aldo à Maremma, la cité où habite Vanessa. Tandis que la voiture de l’Amirauté qui amène Aldo auprès de son amie suscite des attroupements inhabituels, de multiples autres signes indiquent au narrateur une fièvre et un malaise grandissants dans la population de cette ville lacustre, malaise que certains esprits alarmistes attisent et entretiennent par leurs prophéties d'apocalypse: cette agitation est l'œuvre de personnages plus ou moins marginaux: "– une cartomancienne aux prédictions apocalyptiques, ou un de ces «missionnés» chevelus" 921 à la solde d'une puissance étrangère que Belsenza tente par tous les moyens de canaliser ou de neutraliser. Notons que le discours apocalyptique prêté à ces marginaux illuminés de Maremma n'est présenté par le narrateur que sous une forme négative et ironique qui marque sa propre prise de distance:

‘"ils ne sortaient plus de leur mutisme que pour prononcer sans conviction quelques bribes de phrases toutes faites, qui constituaient comme le leitmotiv inepte de leur prédication grossière" 922 . ’

Ce discours constitué de clichés dont le narrateur fournit un échantillon sous forme de discours direct ("– Les temps sont venus... Nous sommes tous promis à Là-bas... Les paroles sont dites... Ils nous ont comptés du premier jusqu'au dernier..." 923 ) n'a pas d'autre fonction, semble-t-il, que de renforcer la thématique apocalyptique dans le roman, et de servir en quelque sorte de mise en bouche en préparant le lecteur aux accents du sermon de Saint-Damase. Quant à Belsenza, même s'il cherche à conjurer le pessimisme croissant, il ne tarde pas à être lui-même désabusé et gagné à l'idée d'un malheur imminent et du caractère dérisoire de son action. C'est au moins ce qu'il confie, quelques pages plus loin, au narrateur:

‘"Au surplus, ce que nous faisons ici ne sert pas à grand chose [...] Peut-être que ce qu'ils disent est vrai. Que ça finira mal". 924

Repensant alors aux longues journées passées à Maremma auprès de Vanessa, le narrateur en revit la profonde vacuité, celle d'une attente interminable d'événements tout à la fois redoutés et espérés. Il est vrai que le palais Aldobrandi "aux portes battantes, à la sonorité et à la pénombre d'église" est un cadre assez peu propice à l'intimité et qu'Aldo ne s'y sent "jamais tout à fait seul avec Vanessa" 925 . Dans cette atmosphère d'eaux stagnantes et de sommeil où la nuit se fait toujours plus "lourde et plus close", Vanessa elle-même fait figure d'être fantomatique, elle qui, pourtant, clame son désir de sortir enfin d'une telle léthargie et en qui le narrateur voit une "beauté de perdition, – pareille, sous sa chevelure lourde et dans sa dureté chaste et cuirassée, à ces anges cruels et funèbres qui secouent leur épée de feu sur une ville foudroyée." 926 La veille de Noël, elle annonce au jeune homme son départ pour Orsenna. Demeuré seul et désoeuvré, Aldo, sur les conseils de Belsenza, se rend alors à l'église Saint-Damase pour y assister à l'office de la Nativité. C'est, d'après le narrateur, sous les voûtes de cette église qu'aurait "prié, aux pieds d'un Dieu inscrutable, Joachim de Flore" 927 , abbé cistercien du douzième siècle connu pour sa célèbre doctrine des trois âges et pour ses Commentaires sur l'Apocalypse sur lesquels nous reviendrons plus loin.

Notes
916.

Ibid. p. 199.

917.

Bailly (Anatole), Dictionnaire Grec Français, Paris, Hachette, 1950, p. 226.

918.

Apocalypse de Jean, VIII, 7, in La Bible Nouveau Testament, (textes traduits par Jean Grosjean), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, p. 879.

919.

Ibid. XVIII, 8-9, p. 898.

920.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 310.

921.

Ibid. p. 153.

922.

Ibid. p. 154.

923.

Ibid.

924.

Ibid. p. 158.

925.

Ibid. p. 162.

926.

Ibid. p. 167.

927.

Ibid. p. 172.