II. 3. Noël d'apocalypse, ou "l'appel de la délivrance obscure".

Les perspectives ou les visées proprement esthétiques auxquelles renvoie le sermon de Saint-Damase sont proches de ce que Paul Ricœur décrit dans Temps et récit II sous le titre des "métamorphoses de l'intrigue" dans le sens où l'Apocalypse peut signifier tout à la fois "la fin du monde et la fin du Livre". 971 Une chose apparaît sûre: la vision apocalyptique de l'orateur, que le lecteur est amené à reproduire dans l'acte de lecture n'est pas seulement celle des événements attendus et redoutés sur le front des Syrtes par les auditeurs du sermon. Cette vision d'apocalypse et de fin du monde correspond tout autant à l'horizon et à la fin à venir du récit, ici préfigurée et anticipée. Tout se passe comme si le texte lui-même et ses formes figuratives empruntées aux récits de la Nativité et de l'Apocalypse anticipaient la réalité que va former la fin de l'œuvre et travaillaient à préparer les attentes du lecteur par rapport à cette fin. L'incitation qui lui est faite de découvrir cette "signification cachée", sans oblitérer le discours religieux et les significations qui se rattachent aux référents de la Nativité et de l'Apocalypse, ne saurait être réduite à une symbolique d'ordre spirituel ou religieux, dans la mesure même où le texte du sermon, comme l'indique Michel Murat dans son étude, "lui fait subir un déplacement qui en bouleverse fondamentalement l'effet [en le plaçant] en quelque sorte à l'horizon de la lecture" 972 . La "signification cachée" de cette apocalypse serait donc à rechercher dans le temps différé de la lecture. De même que les fidèles de Saint-Damase sont appelés à revivre à distance, dans la fête de la Nativité, l'attente et l'avènement de la Naissance "écrite au Livre", de même les lecteurs, interpellés comme "frères et sœurs" (formule dans laquelle tout lecteur, "semblable et frère" de l'auteur, reconnaîtra un clin d'œil à peine dissimulé à Baudelaire 973 ), sont appelés à retrouver, dans le temps même de leur lecture, l'avènement du Sens et à "entrer dans [le] Sens" d'une "ténébreuse naissance". A quoi pourrait bien correspondre, en effet, la métaphore d'un Noël apocalyptique, sinon à une figuration du processus d'enfantement de l'œuvre d'art conduisant inévitablement à la fin de celle-ci? Toutefois, il n'est pas sans intérêt d'observer que, si la "triple mimésis" dont parle P. Ricœur est bien présente, une autre tripartition des temps, celle-ci liée à la mythologie judéo-chrétienne, n'est pas, non plus, absente: la Genèse, la Nativité et l'Apocalypse. Pour ce qui est de l'Apocalypse, dont le contenu narratif, opposé à celui de la Genèse, correspond au modèle eschatologique des fins dernières, il paraît vraisemblable, y compris dans les manifestations convulsives, le "tremblement" angoissé, ou les terreurs qu'elles suscitent, que la fin des temps pressentie renvoie aussi à la fin du récit.

Ainsi le texte, évoquant la "fête de l’attente comblée et de l’exaltation divine de l’Espérance" 974 , rassemble, en un étrange paradoxe, les images du commencement et celles de la fin, tout en soulignant les tensions qui adviennent entre ces deux pôles. Tout se passe, dès lors, comme si lire le récit, c'était "avancer au milieu de contingences et de péripéties sous la conduite d'une attente qui [prévoit de trouver] son accomplissement dans la conclusion." 975 Mais, dans Le Rivage des Syrtes, comme dans les trois œuvres du corpus, ainsi que, dans les œuvres narratives de la modernité, suivant le mot d'Adorno, l'art n'est pas que "Promesse de bonheur", il est aussi "promesse trahie" 976 . Et, sous ce rapport, la question relative aux sujets contre-évolutifs, posée au début de cette étude, pourrait trouver sa réponse à partir des observations opérées sur le sermon apocalyptique de Saint-Damase. Il apparaît clairement, en effet, à travers ce pastiche de sermon, que le rôle d'opposant à la quête incarnée par le sujet évolutif, déjà repéré dans Le roi pêcheur, se double, dans Le Rivage des Syrtes, d'un emploi contre-évolutif inhérent à la production. S'il est bien vrai, en effet, que le sujet évolutif symbolise, du côté de l'auteur, le désir d'un comble de l'attente dans l'achèvement et dans la réalisation de l'œuvre, le sujet contre-évolutif (ou le décepteur), représenté dans le sermon de Saint-Damase par les hommes de main d'Hérode, manifesterait, quant à lui, l'aspect problématique d'une attente comblée, c'est-à-dire d'une œuvre conduite jusqu'à sa clôture. Il suffit, du moins, que l'on envisage la question du point de vue du récit et du processus narratif lui-même, et non plus seulement sous l'angle de l'intrigue et de la satisfaction du lecteur consommateur, pour que cette signification s'impose. On peut rétrospectivement interpréter le rôle du sujet contre-évolutif, dans Le roi pêcheur, comme correspondant au dispositif actoriel, ou diégétique, nécessaire "pour que l'attente ne s'accompli[sse] pas" et que le récit demeure ouvert… De même que la conquête de l'objet de valeur ne peut que mettre un terme à la quête, de même l'attente comblée en matière d'achèvement du récit aboutirait inéluctablement à un récit fermé et clos sur lui-même, si n'existaient ces veilleurs d'un genre nouveau, et si n'était entendu "l'appel de la délivrance obscure" 977

Notes
971.

Ricœur (Paul), Temps et récit, 2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, 1984, (réédition coll. «Points» p. 46).

972.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq, Étude de style, II, Poétique de l'analogie, Paris, José Corti, 1983, p. 57.

973.

"– Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère!" [Baudelaire (Charles), "Au lecteur", Les Fleurs du Mal, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1975, p.6.]

974.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 176.

975.

Ricœur (Paul), Temps et récit, 1. L'intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983, (réédition coll. «Points» p. 130).

976.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970), (traduit de l'allemand par Marc Jimenez et Éliane Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p. 152.

977.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 179.