III. 1. "Rédemption à Montsalvage!".

On se souvient que les deux dernières répliques du Roi pêcheur semblent, en première approximation, reproduire les deux répliques liminaires. Alors que la pièce débute par "PREMIER VEILLEUR: Espérance dans le Sauveur! DEUXIÈME VEILLEUR: Délivrance à Montsalvage" 980 , les deux dernières prises de parole sont: "VOIX DU PREMIER VEILLEUR Au dehors: Espérance dans le Sauveur! VOIX DU DEUXIÈME VEILLEUR: Rédemption à Montsalvage!" 981 Nous avons, jusqu'ici, interprété la substitution du mot "délivrance" par celui de "rédemption", plus fortement impliqué dans le registre religieux, comme l'indice du caractère tout à la fois circulaire et non régressif de ce retour et comme le signe d'un approfondissement irrémédiable de la nuit de Montsalvage, la perspective du salut étant devenue une question plus vitale que jamais. Cette fin de la pièce consacre, dans tous les cas, la victoire du bien nommé "roi pêcheur", c'est-à-dire du sujet contre-évolutif, caractérisé par sa volonté d'écarter toute modification d'état de la situation. De ce point de vue, il est probable que J. Gracq a emprunté les traits de ce type de personnage au modèle "apollinien" décrit par O. Spengler dans Le déclin de l'Occident:

‘"J'appelle apollinienne désormais l'âme de la culture antique qui a choisi le corps individuel présent et sensible comme type idéal de l'étendu. […] Apolliniens la statique mécanique, […]. Apollinienne la peinture limitant les corps individuels par des lignes, […]. Apollinien est l'être grec, qui appelle son moi un soma et ignore l'idée d'évolution intérieure et donc de l'histoire réelle, intérieure ou extérieure" 982 .’

Face à ce type apollinien, Spengler met en place "l'âme faustienne qui a choisi comme symbole primaire l'espace pur illimité." 983 Ainsi, l'apparente immutabilité du monde et l'absence de la moindre perspective de changement pour le royaume de Montsalvage manifeste, de toute évidence, l'échec de Perceval 984 , soit celui du sujet évolutif, ou du héros "faustien", si l'on adopte la dichotomie de Spengler. Mais, si on quitte les questions relatives à l'intrigue proprement dite, et si l'on veut bien considérer qu'Amfortas ne représente pas seulement le sujet contre-évolutif, ou "apollinien" que l'on sait, mais incarne aussi, à l'égal de Danielo, une sorte de double de l'auteur, alors les deux dernières répliques peuvent prendre une tout autre signification: celui d'une fin laissant la structure de l'œuvre ouverte…

Contrairement à l'opéra de Wagner, où Parsifal, touchant la blessure d'Amfortas de la pointe de sa lance, le guérit et le remplace dans son rôle en célébrant l'office, et où l'œuvre relève, par le fait même, de "la quête close" où "le Héros accomplit l'Aventure" 985 en fermant le cycle, la quête de Perceval ne s'est pas achevée en conquête: l'Aventure demeure donc disponible pour une nouvelle quête, ce que signifient tout à la fois la réplique d'Amfortas: "Un autre viendra" 986 et le contenu énoncé par la voix du deuxième veilleur: "Rédemption à Montsalvage!" 987 . Il est intéressant, du reste, de se demander à qui la voix de ce deuxième veilleur, qui a le privilège d'articuler "le dernier mot" de la pièce, peut bien adresser cet ultime appel. S'il est vrai que la formule de type rituel s'apparente au discours désidératif ou optatif que l'on rencontre dans la prière, le souhait d'une "rédemption" pour Montsalvage ne peut être compris en dehors d'une référence religieuse, même si, en l'occurrence, le caractère répétitif de la formule tend à émousser considérablement l'aspect illocutoire de la supplication. Mais, sous couvert d'une formulation rituelle marquant la relève de la garde, le discours, ici réduit à une voix hors scène, pourrait bien constituer une forme d'exergue inversé, pris en compte par l'auteur lui-même et adressé au spectateur, telle l'épigraphe empruntée au début du Parsifal de Wagner et figurant en tête d'Un balcon en forêt:

‘"Hé! Ho! Gardiens du bois / Gardiens plutôt du sommeil / Veillez du moins à l'aurore." 988

Comme tel, cet "exergue final" du Roi pêcheur perdrait son sens implicitement optatif et pourrait avoir une simple valeur affirmative, patente ou constative: dans la mesure où "l'attente de la fin renoue avec celle du début" 989 , et que la quête, pour ce qui concerne au moins cette version du mythe du Graal, demeure bien ouverte, une certaine forme de salut paradoxal a bien été apportée à Montsalvage. À moins que, la formulation de la réplique conservant sa tournure exclamative, l'exergue garde, de ce fait, une certaine valeur optative ou désidérative et puisse exprimer le vœu de l'auteur que soit perçue par le spectateur et le lecteur cette structure ouverte de la pièce qui, si elle n'entraîne pas, à proprement parler, une "rédemption" immédiate pour la communauté des Chevaliers de Montsalvage, apporte au moins une solution à la représentation du mythe de la quête du Graal et, plus généralement, au récit lui-même… En quoi la fin du Rivage des Syrtes, annoncée comme apocalyptique par le sermon entendu en l'église de Saint-Damase, correspond-elle, elle aussi, à celle d'un récit ouvert?

Notes
980.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p.19.

981.

Ibid. p. 150.

982.

Spengler (Oswald), Le déclin de l'Occident I Forme et réalité (1923), (traduit de l'allemand par M. Tazerout), Paris, Gallimard, (1976 pour la traduction française), p. 179.

983.

Ibid: "Apollinienne est la statue de l'homme nu, faustienne l'art de la fugue. […] faustiens la dynamique de Galilée, la dogmatique catholique et protestante, les grandes dynasties baroques […]" Voir aussi p. 182 du même ouvrage, où se trouve décrit le personnage du Parzival de Wolfram von Eschenbach, comme modèle de héros faustien: "Lisez dans le Parcifal de Wolfram le récit merveilleux de la vie intérieure qui s'éveille: nostalgie de la forêt, compassion énigmatique, isolement sans nom, tout est faustien, exclusivement faustien."

984.

Voir, à ce sujet, la contribution de Baudry (Robert), "Julien Gracq et la légende du Graal", in Julien Gracq Actes du colloque d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1982, pp. 246-264.

985.

Ibid. p. 260.

986.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 150.

987.

Ibid. p. 150.

988.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 7.

989.

Baudry (Robert), "Julien Gracq et la légende du Graal", in Julien Gracq Actes du colloque d'Angers, Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1982, p. 260.