III. 2. Nativité des fins dernières.

Est-il besoin de rappeler que l'officiant du sermon de Saint-Damase s'employait à développer le paradoxe d'un Noël apocalyptique? En réalité, la "signification cachée" que les auditeurs et les lecteurs étaient invités à lire, dans ce sermon annonçant la fin du Rivage des Syrtes tout autant que celle d'Orsenna, cette signification pourrait bien correspondre à la vision d'un autre paradoxe, constituant précisément l'inverse du premier, soit celui d'une apocalypse comme nouvelle Nativité:

‘"je vous invite à lire, frères et soeurs, une signification cachée, et à retrouver dans le tremblement ce qu'il nous est permis de pressentir du profond mystère de la Naissance. C’est au plus noir de 1'hiver, et c'est au coeur même de la nuit que nous a été remis le gage de notre Espérance." 990

Ces deux phrases trouvent un écho trois pages plus loin, où se trouve énoncé le même paradoxe d'une apocalypse cessant d'être un accomplissement final, mais devenant une fin ouverte: "Je vous apporte la nouvelle d'une ténébreuse naissance" 991 , ou encore "j'adore l'heure de l'angoissant passage, j'adore la Voie ouverte et la Porte du matin." 992 Tout se passe donc comme si la fin de l'œuvre envisagée ici, loin de correspondre à l'achèvement attendu ou prévisible, devenait fin ouverte, et comme si cette clôture paradoxale de l'œuvre était la "condition même de son ouverture en tant que potentialité." 993 Il n'est d'ailleurs pas sans intérêt d'observer, dans cette perspective, une référence aux difficultés rencontrées au cours de sa création par son concepteur lui-même:

‘"Il semblait que la création même pesât à la fin de toute sa masse comme une pierre écrasante sur le souffle scellé de son Créateur" 994 . ’

L'image est reprise dans l'avant-dernière phrase du même paragraphe: "Je maudis une terre trop lourde, une main qui s'est empêtrée dans ses œuvres, un bras tout engourdi dans la pâte qu'il a pétrie." 995 Que la "création" à laquelle l'orateur sacré se réfère corresponde, en l'occurrence, à "l'ensemble des êtres et des choses créés" 996 , c'est-à-dire au processus de Création envisagée comme l'œuvre de Dieu, et que le terme renvoie indirectement au récit cosmogonique de la Genèse n'interdit pas d'y voir également une référence à la production artistique considérée comme l'œuvre de l'auteur. L'important, en l'occurrence, c'est que le processus créatif décrit semble atteint par une sorte de pétrification à l'image de la phrase conclusive qui, selon J. Gracq, "se caractérise par une sclérose contagieuse et régressive qui gagne de proche en proche la structure [du récit] à partir de sa section la moins mobile, la plus morte, qui est sa terminaison" 997 . Ainsi donc, si l'apocalypse est ici conçue comme une nouvelle Nativité, y compris dans les manifestations convulsives, le "tremblement" angoissé, ou les terreurs qu'elles suscitent, il paraît vraisemblable que cette fin des temps, pressentie tout à la fois comme douloureuse et heureuse, renvoie aussi à une fin du récit ouverte, répondant à la crise que présente la forme close du récit. Pour résumer le propos sous-jacent, J. Gracq part du constat que, si l'œuvre achevée vient combler l'attente qu'elle a suscitée, la naissance devient apocalyptique, au sens où cette "naissance apporte la mort, et le présage de la mort" 998 . Pour écarter une métamorphose aussi peu désirable et une telle déconvenue, il est donc de la plus haute importance que l'attente ne soit pas comblée et que le récit devienne une sorte de "signe précurseur imparfait" 999 et inachevé. Tel est bien le cas du Rivage des Syrtes qui se termine avant même que la bataille navale annoncée n'ait commencé:

‘"et je savais pourquoi désormais le décor était planté" 1000 . ’

Alors que tout, en effet, dans les premiers chapitres, laissait attendre au lecteur le récit d'une catastrophe ou un "tableau de massacre" digne de celui qui figurait en arrière-plan du portrait de Piero Aldobrandi au chapitre V du roman, le récit s'interrompt avant que ne débutent les opérations proprement guerrières.

Ainsi, par-delà le contexte religieux qui justifie les références évangéliques et apocalyptiques, le sermon de Saint-Damase peut être interprété comme la révélation des fins dernières du Rivage des Syrtes. Ce sermon, situé au chapitre VIII, anticipe de quelques pages la prolepse par laquelle le narrateur dévoile les fins catastrophiques et apocalyptiques d'Orsenna. Par ces multiples dévoilements l'auteur ne cherche pas seulement à expliquer les mobiles ou les conséquences de l'acte d'Aldo, il invite le lecteur à lire l'annonce du dénouement de l'œuvre. La fonction prédictive, plus que prédicative, de ce sermon ressort dès l'instant où l'on repère le déplacement que lui fait subir l'auteur du contexte proprement diégétique du récit à celui de son écriture et de sa lecture. En choisissant la forme d'un sermon de Noël traditionnel et paradoxal, au sens où il intègre des accents apocalyptiques inattendus, J. Gracq réalise une apocalypse au sens étymologique, puisqu'il lève le voile sur ses propres choix narratifs et anticipe sur les événements futurs de son propre récit. Le double paradoxe, sur lequel semblent fondés l'avènement et la fin de ce récit, oblige à considérer que l'auteur ne s'emploie pas seulement à reproduire les références empruntées au Christianisme. Au cours de la section précédente, nous avons pu observer, en effet, que, dans le sermon de Saint-Damase, ainsi que dans les passages retenus, la Nativité était appelée à devenir apocalyptique, tant il est vrai que l'attente, de comblée que les fidèles et les lecteurs étaient en droit de la prévoir, se transforme en attente déçue ou décevante et que la "naissance aussi apporte la mort, et le présage de la mort." 1001 Mais nous pouvons également constater, et selon la même logique de renversement paradoxal, que l'apocalypse, envisagée comme fins dernières du roman, est appelée à devenir une nouvelle naissance. On peut estimer probable que l'auteur, par ces choix narratifs, vise à résoudre le problème d'une crise du récit que d'autres auteurs que lui ont diagnostiquée et à laquelle il apporte une solution originale et concertée. Sans qu'il s'agisse d'établir, de manière formelle, une source génétique, on peut émettre l'hypothèse que la transformation qu'il opère sur un récit fermé et "pétrifié par la seule considération de sa fin" 1002 n'est pas sans relation avec une certaine conception ouverte du récit apocalyptique, qui a pu lui être suggérée par le contact avec la pensée de Joachim de Flore dont la référence figure dans l'ouvrage d'Oswald Spengler, Le déclin de l'Occident 1003 , souvent cité par J. Gracq. Selon le mot de Paul Ricœur dans Temps et récit, en effet, l'Apocalypse "offre le modèle d'une prédiction sans cesse infirmée et pourtant jamais discréditée, et donc d'une fin sans cesse ajournée. En outre, poursuit-il, et par implication, l'infirmation de la prédiction concernant la fin du monde a suscité une transformation proprement qualitative du modèle apocalyptique: d'imminente, la fin est devenue immanente" 1004 . C'est à quoi correspond précisément la doctrine propre de Joachim de Flore, divisant le temps historique en trois périodes ou trois ordres distincts: l'ordre du Père, correspondant à l'Ancien Testament, l'ordre du Fils correspondant au Nouveau Testament, l'ordre de l'Esprit annoncé par l'Apocalypse. Comme on le voit et comme le souligne Karl Lowith dans Histoire et salut, la perspective de la pensée de Joachim présente l'accomplissement des temps annoncés par l'Apocalypse comme un horizon ouvert dans l'histoire et "comme quelque chose qui se déploiera dans l'avenir" 1005 , leçon qui semble n'avoir pas échappé à J. Gracq.

Notes
990.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 176.

991.

Ibid. p. 179.

992.

Ibid.

993.

Greimas (Algirdas Julien), et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 38.

994.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 177.

995.

Ibid.

996.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), Paris, Larousse, vol. 2, p. 1051.

997.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 484.

998.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 178.

999.

Löwith (Karl), Histoire et salut Les présupposés théologiques de la philosophie de l'histoire (1949), Paris, Gallimard, (trad. Française 2002), p. 191.

1000.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 322.

1001.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 178.

1002.

Gracq (Julien), André Breton, quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 484.

1003.

Spengler (Oswald), Le déclin de l'Occident I Forme et réalité, (1923), (traduit de l'allemand par M. Tazerout), Paris, Gallimard, (1976 pour la traduction française), p. 31.

1004.

Ricœur (Paul), Temps et récit, 2.La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, 1984, (réédition coll. «Points» p. 47).

1005.

Löwith (Karl), Histoire et salut Les présupposés théologiques de la philosophie de l'histoire (1949), Paris, Gallimard, (trad. Française 2002), p. 191.