III. 3. "La métaphore vive".

La fin d'Un balcon en forêt offre, elle aussi, un bel exemple d'ouverture du récit, où le lecteur, appelé à devenir exécutant de l'œuvre, contribue à sa création, "comme dans la musique postsérielle, les mobiles de Calder, l'art cinétique, […], l'architecture à cloisons mobiles." 1006 Et, si l'on se souvient de la lutte à laquelle se livraient, par référence interposée à l'œuvre de Poe, William Wilson, le protagoniste d'Un balcon et son narrateur, il reste que la fin du récit qui signe la défaite simultanée des deux rivaux en narration est tout autre que la fin d'une œuvre achevée. Le récit ne conclut pas, en effet, d'une manière indubitable, à la mort de Grange et reste, au contraire, sur ce point qui a déjà fait l'objet d'une analyse 1007 , parfaitement ambigu. Tout se passe comme si, par le choix d'une situation finale à ce point indéterminée, l'écrivain avait laissé à son lecteur, en l'absence d'une fin conclusive, le soin de prolonger le récit à sa guise. À l'occasion d'un entretien donné à la revue Givre, l'auteur lui-même a d'ailleurs clairement souscrit au caractère tout à fait ouvert de cette fin. À la question "Comment comprendre la fin du livre? J. Gracq répond en effet:

‘"Comme on veut: le lecteur reste libre, de toute façon, si le héros du livre se réveille, c'est une autre saison de sa vie qui commencera" 1008 . ’

Loin de présenter une véritable séquence conclusive et terminative, la fin d'Un balcon en forêt se présente donc comme une intrigue à compléter, ou comme une énigme à décrypter. Mais, que le lecteur se place dans l'hypothèse d'un simple sommeil de Grange prenant l'apparence d'un rêve au pays d'Hadès, ou qu'il envisage, inversement l'hypothèse d'une mort effective du protagoniste, les mêmes références peuvent faire sens. Comme l'indique B. Boie dans une note de l'édition Pléiade, on ne ressent "ni désespérance, ni sentiment du tragique dans cette pensée de la mort" 1009 . La référence au mythe grec des enfers, dont la simple mention de la "monnaie funèbre" suffit à faire surgir la figure incontournable du passeur Charon à qui revenait l'obole, et dont le "silence douceâtre de prairie d'asphodèles" 1010 peut rappeler les décors virgiliens du mythe, ne lève donc pas l'ambiguïté, mais l'entretient.

Et la fin du récit intervient précisément, avant même que la référence n'ait pu être élucidée, comme si cette interruption venait signifier, en l'occurrence, le vide de la référence et de toute fonction référentielle, au sens où l'entendait R. Jakobson, dans sa réflexion sur la poétique 1011 . C'est l'idée que développe P. Ricœur dans La métaphore vive:

‘"La production du discours comme «littérature» signifie très précisément que le rapport du sens à la référence est suspendu. La «littérature» serait cette sorte de discours qui n'a plus de dénotation, mais seulement des connotations." 1012

En ce sens, la fin d'Un balcon en forêt et la suspension brutale du récit qui caractérise cette fin pourraient constituer une invitation faite au lecteur de repenser son rapport à la référence et d'envisager autrement sa relation au texte. Si l'on veut bien admettre, en effet, la perspective poétique qui est celle des récits gracquiens 1013 , la configuration propre que l'auteur a conférée à la fin de ce récit ne fait sens que dans une stratégie de langage qui est propre à la poésie. Et, pour reprendre les termes de P. Ricœur, "ce qui arrive en poésie, ce n'est pas la suppression de la fonction référentielle, mais son altération profonde par le jeu de l'ambiguïté" 1014 . Ainsi le trait principal qui caractérise la fin d'Un balcon en forêt, c'est à la fois la suspension abrupte du récit qui semble vouloir signifier la fin de la stricte référence "réaliste", et c'est l'ambiguïté de la situation qui confirme une certaine poétisation du récit. Tout se passe comme si ces deux traits constituaient, pour le lecteur, des modes d'accès à une saisie de la littérarité du texte. Grâce à eux, le récit apparaît au récepteur pour ce qu'il est: "la proposition d'un monde sur le mode imaginatif, fictif. Ainsi la suspension de la référence réelle [n'est pas seulement] la condition d'accès à la référence sur le mode virtuel" 1015 . Cette suspension libère le récit de la référence et opère la "conversion du message en une chose qui dure" 1016 , ce qui confère au texte sa dimension esthétique et poétique. La transformation réalisée a aussi des effets sur l'acte de réception, en suscitant une action créatrice de la part du lecteur, dont c'est la tâche de dégager et de déployer une interprétation à la hauteur d'une œuvre littéraire et poétique ainsi configurée.

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Ainsi l'œuvre fictionnelle de J. Gracq, par sa configuration propre, peut être lue comme une réponse esthétique à la crise du récit. Pour J. Gracq, en effet, cette crise tient essentiellement aux visées finalistes que l'artiste imprime à l'œuvre et au traitement conclusif d'une fin faisant clôture: une œuvre comme le Parsifal de Wagner, par exemple, quoique produite par "un génie exceptionnellement vigoureux", présente le défaut majeur de mettre un terme à la quête du Graal à travers le triomphe définitif de Parsifal. Si, à l'inverse, le Perceval du Roi pêcheur préfère, quant à lui, se ranger aux raisons d'Amfortas, son adversaire contre-évolutif ou "apollinien", plutôt que de satisfaire les attentes de Kundry, son auxiliaire évolutif, ce n'est pas qu'il soit moins faustien que son modèle wagnérien. Mais c'est probablement que les propos qui sont prêtés à Amfortas, auquel l'auteur donne "la place centrale", fonctionnent comme une sorte de mise en demeure. Et c'est encore sous des formes paradoxales que se trouve instauré ce dispositif esthétique de l'œuvre. Non seulement, en effet, l'attente déçue crée les conditions d'un comble de l'attente, ou tout au moins d'une attente portée à son comble, mais la structure ouverte, par laquelle est résolue la fin problématique de la pièce, se trouve obtenue grâce au triomphe du sujet contre-évolutif, ou apollinien, ou, au moins portée, sur la ligne narrative de l'intrigue, par celui qui apparaissait comme le moins enclin à l'innovation et à l'ouverture. Et cette même structure ouverte suppose aussi paradoxalement le sacrifice des valeurs dynamiques et illimitées qu'incarnait précisément le sujet évolutif. Dans Le Rivage des Syrtes, le même discours impérieux peut être perçu à travers les accents apocalyptiques du sermon entendu en l'église de Saint Damase: la fin de l'œuvre doit répondre à "l'appel de la délivrance obscure" 1017 . Mais le dispositif de configuration s'y avère plus complexe, puisque, l'opération contre-évolutive de Marino n'aboutissant pas, c'est grâce au processus évolutif, il est vrai manipulé par une autre instance déceptive, que la Nativité se transforme en Apocalypse et que l'Apocalypse est promise à devenir une "ténébreuse naissance" 1018 … Au vrai, il suffit que la fin de l'œuvre approche pour que "tout change brusquement de sens" 1019 , comme l'énonçait Vanessa au narrateur. Si, par ailleurs, la situation finale paradoxale à laquelle a recours l'auteur, dans chacune des trois œuvres du corpus, vient tromper les attentes supposées du récepteur, et si elle contribue à trahir certaines "promesse[s] de bonheur", c'est au sens où, selon T. W. Adorno, "l'art promet ce qui n'est pas" 1020 et dans l'exacte mesure où "l'art est promesse de bonheur, mais promesse trahie." 1021 Puisque la figure du paradoxe va jusqu'à structurer le dispositif interne de l'œuvre grâce auquel le spectateur et le lecteur sont appelés à vivre une expérience déceptive, mais par là pleinement esthétique, quelles relation ces dispositions paradoxales peuvent-elles entretenir avec le système culturel lui-même, dans lequel se sont formés l'auteur et les lecteurs, destinataires présumés de cette œuvre? C'est à cette question, centrale pour notre étude, que l'approche d'herméneutique anthropologique et culturelle, entreprise dans le chapitre suivant, va tenter d'apporter des éléments de réponse…

Notes
1006.

Tadié (Jean-Yves), Le roman au 20 ème siècle, Paris, Belfond, 1990, (coll. Pocket), p109.

1007.

Se reporter, à cet égard, à la fin du chapitre IV et au chapitre V.

1008.

Givre, n°1, mai 1976, Charleville, p. 26.

1009.

Boie (Bernhild), "Notes d'Un balcon en forêt ", Gracq (Julien), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 1330.

1010.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, pp. 252-253.

1011.

Jakobson (Roman), Essai de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, pp. 209-248.

1012.

Ricœur (Paul), La métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, p. 278.

1013.

Voir, sur ce point, Debreuille (Jean-Yves), "La poétique romanesque de J. Gracq à partir du «Rivage des Syrtes» et d'«Un balcon en forêt», in Julien Gracq Actes du colloque d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1982.

1014.

Ricœur (Paul), La métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, p. 282.

1015.

Ibid. p. 288.

1016.

Jakobson (Roman), Essai de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 239.

1017.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 179.

1018.

Ibid.

1019.

Ibid. p. 242.

1020.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970) (traduit par M. Jimenez et E. Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p. 123.

1021.

Ibid. p. 193.