I. Un même paradoxe.

S'il est acquis, au point où nous en sommes de notre étude, que le système interne de l'œuvre narrative de J. Gracq est structuré sur le modèle d'un paradoxe, la nécessité s'impose, pour aborder cette nouvelle étape, de repréciser les contours et les limites d'une telle figure. Un paradoxe, en effet, ainsi que le rappelle Georges Molinié dans son Dictionnaire de rhétorique, ne saurait être limité à "l'expression d'un énoncé qui contredit l'opinion commune" 1024 . Même si, étymologiquement, le paradoxe s'oppose à la doxa, c'est-à-dire à l'opinion à laquelle on s'attend (l'adjectif grec παράδοξος [para-doxos] se définit comme "ce qui est contraire à l'attente ou à l'opinion commune" 1025 ), il ne faut pas pour autant s'arrêter à l'apparente contradiction que tout paradoxe recèle du point de vue du sens commun. Le paradoxe n'est le plus souvent paradoxal que du point de vue limité de l'opinion commune, mais il n'aboutit pas à une incohérence:

‘"Il n'y a de paradoxe que par la conjonction de raisons solides et de cette rupture par rapport à l'opinion commune" 1026 . ’

Pour percevoir la signification qui en résulte, il convient donc de vérifier que, très souvent, "cette valeur semble bien supérieure à cette seule contradiction" 1027 . Concernant la thématique choisie ici, nous pouvons partir des conclusions auxquelles aboutissait la première partie et qui ont constitué la base des interprétations contextuelles ou esthétiques précédentes. Les trois œuvres de notre corpus sont non seulement paradoxales en ce que leur configuration globale vient contredire les formes et les normes attendues par le lecteur, mais ce système paradoxal global est lui-même constitué de deux autres structures paradoxales plus secondaires, toujours liées à la thématique retenue, celle d'abord relative au malheur d'une attente comblée, et celle ensuite correspondant aux faveurs d'une attente déçue. Dans quelle mesure de telles configurations structurelles, y compris dans leurs dimensions ou leurs visées esthétiques, sont-elles homologables à des schèmes proprement culturels? Avant qu'il ne soit possible de répondre, même provisoirement, à une telle question, il importe de mettre en lumière les deux paradoxes secondaires, ce qui va constituer l'objet des deux premières étapes de la section. Quant à la troisième étape, partant de ce qu'il peut y avoir de convergent et de coïncident à travers les deux paradoxes secondaires précédemment mis en lumière, elle tentera de préciser et d'identifier, quand ce ne serait qu'à titre d'hypothèse, les formes et les structures du mythe sous-jacent à l'œuvre dramatique et narrative de J. Gracq, tel qu'il se laisse appréhender dans les trois œuvres du corpus.

Notes
1024.

Molinié (Georges), Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, (coll. Livre de Poche), p. 240.

1025.

Bailly (Anatole), Dictionnaire Grec Français, Paris, Hachette, 1950, p.1461.

1026.

Abiteboul (Olivier), Le paradoxe apprivoisé, Paris, Flammarion, 1998, p. 53.

1027.

Molinié (Georges), Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, (coll. Livre de Poche), p. 241.