Pour rendre compte du paradoxe des structures narratives des trois récits, il ne suffit pas de constater que l'auteur a finalement opté pour la solution déceptive, car ce choix mérite d'être considéré en lui-même et présente, comme le paradoxe secondaire que nous venons d'analyser, d'apparentes contradictions. La séquence globale d'attente déçue ou trompée apparaît, du reste, d'autant plus comme un paradoxe que la solution déceptive finalement adoptée est présentée dans des formes qui la désignent ou la font passer comme plus avantageuse ou moins préjudiciable que l'accomplissement du désir lui-même. Et cette attente déçue, quelle qu'en soit la forme, n'apparaît pas préférable au seul Amfortas cherchant à préserver son pouvoir et parvenant à persuader Perceval que toute conquête du Graal aurait pour effet d'annihiler la quête et d'anéantir le désir lui-même. Dans certains moments privilégiés dont Vanessa parle avec ferveur "où tout change brusquement de sens" 1047 , un tel paradoxe peut également prendre la forme d'un subit retournement de perspective. Un bon exemple de situation laissant attendre une issue redoutable et conduisant, de manière tout à fait inespérée, à une satisfaction inattendue serait fourni, dans Le Rivage des Syrtes, par le passage où le narrateur, convoqué par le Conseil de Surveillance, est de retour à Orsenna et appréhende l'entrevue avec son père ("j'avais craint que le vieillard, qui ne pouvait plus rien ignorer de mes écarts de conduite, n'éclatât en reproches furieux" 1048 ). Or, contrairement aux blâmes attendus, et dans le moment même où il s'apprête à essuyer les pires réprimandes, Aldo découvre que, non seulement, l'éventualité redoutée ne se réalise pas ("J'attendais, les nerfs un peu crispés, un orage qui ne creva pas" 1049 ), mais il a, de plus, l'agréable surprise d'être accueilli avec bienveillance et satisfaction:
‘"On eût dit qu'il retenait à chaque instant à grand' peine des gestes brusques et un peu fous, et je sentis que je m'étais trompé sur son impatience; il était content de me voir: dans l'œil possessif qu'il promenait sur moi de temps à autre, il y avait une satisfaction savourée, comme si une pièce précieuse de ses collections venait de réintégrer sa vitrine. – Il me semble qu'on parle beaucoup de toi, Aldo, en ce moment, dit-il enfin, et ses yeux se plissèrent, réprimèrent à grand' peine une jubilation enfantine." 1050 ’Ainsi donc, aussi bien dans l'ordre éthique que dans l'ordre hédonique, le plaisir inattendu et inespéré se substitue, pour le protagoniste, au déplaisir redouté. Que le retour du fils auprès du père s'opère dans l'attente des reproches paternels et finisse par tourner à l'avantage du fils, voire à sa glorification, et le lecteur songe aussitôt à la parabole évangélique du Fils prodigue à laquelle le narrateur lui-même fait, d'ailleurs, référence quelques lignes plus haut dans le texte en soulignant la propension naturelle de son père à "se mettre en scène" ("et je sentais trop bien d'avance tout ce que ce rôle de père accueillant l'enfant prodigue pouvait comporter pour lui d'alléchant" 1051 ).Mais, en l'occurrence, il est surtout intéressant de noter que, même si le rôle thématique du Fils prodigue dont l'origine pourrait être fournie par le récit de Saint Luc 1052 a tout à fait perdu la portée religieuse de la parabole évangélique et a même cessé de fonctionner, comme dans d'autres contextes romanesques, au profit de l'autorité parentale, en tant qu'appel moralisateur à la contrition 1053 , même s'il n'est plus, pour le lecteur, qu'un simple stéréotype culturel, le texte de J. Gracq qui l'exploite en conserve les principaux segments narratifs: le retour du fils en situation de culpabilité, sa crainte des réactions du père, la bienveillance inattendue de ce dernier et la fin heureuse du récit. Le fait que le père d'Aldo soit plus fier de son fils que "miséricordieux" à son égard, comme il l'est dans la parabole originelle, tout en constituant une évolution narrative non négligeable, tend à renforcer la positivité du segment final du récit et donc l'orientation positive de son paradoxe. Mais si le renversement de point de vue s'élaborait ici à partir d'une erreur d'interprétation du protagoniste, il est des situations encore plus paradoxales où la positivité inattendue est présentée comme inhérente aux aspects les plus négatifs de la perspective envisagée.
Au chapitre X de ce même roman, après la visite du mystérieux "envoyé" en qui Aldo a fini par reconnaître le "gardien du bateau de Sagra" 1054 , le narrateur retrouve Vanessa qu'il s'apprête à invectiver pour l'avoir incité à commettre l'irréparable et se trouve saisi, à sa vue, par l'étrangeté de son apparence et de sa beauté:
‘"Je fus frappé de sa pâleur, une pâleur presque ostentatoire, qui n'était pas celle de la fatigue ou de la maladie, bien qu'il fût visible que depuis longtemps elle n'avait guère dormi; cette pâleur descendait plutôt sur elle comme la grâce d'une heure plus solennelle: on eût dit qu'elle l'avait revêtue comme une tenue de circonstance. Elle portait une robe noire à longs plis, d'une simplicité austère: avec ses longs cheveux défaits, son cou et ses épaules qui jaillissaient très blancs de la robe, elle était belle à la fois de la beauté fugace d'une actrice et de la beauté souveraine de la catastrophe; elle ressemblait à une reine au pied d'un échafaud." 1055 ’L'apparition de Vanessa ne fait pas seulement écho à la vision d'une "beauté de perdition, – pareille [...] à ces anges cruels et funèbres qui secouent leur épée de feu sur une ville foudroyée " 1056 , vision apocalyptique qui s'est révélée au narrateur la nuit précédant le sermon de Saint-Damase. Car, si elle condense toujours en elle les traits d'un ange de la Mort et ceux d'une actrice à la beauté fatale, elle pourrait aussi correspondre, par bien de ses aspects, au stéréotype anthropologique d'une énigmatique Vierge noire "à rebours". Mais, bien que les lignes qui dessinent ses contours tiennent, en effet, plus de l'art pictural et de la statuaire que du portrait littéraire, sa "robe noire à longs plis" et la pâleur mortelle de son teint n'en portent pas moins la beauté pathétique et le sombre éclat de la tragédie. Et s'il est vrai qu'une femme dite fatale, envoyée par on ne sait quel destin pour perdre ceux qui l'approchent, ne saurait avoir une beauté plus séduisante, ni plus ostensible ou plus indiscrète que celle de Vanessa, une sorte de respect religieux entoure néanmoins cette énigme à peine voilée. Car l'allégorie qu'elle représente et qui incarne, en l'occurrence, la beauté paradoxale du tragique prend elle-même un double aspect. Et la "reine au pied d'un échafaud" à laquelle elle ressemble pourrait tout aussi bien désigner une Marie-Antoinette transfigurée par une mort imminente et tragique qu'une Mater Dolorosa au pied de la Croix, souveraine à la "beauté [...] émouvante [...] comme l'amour et la compassion" 1057 et sur laquelle la grâce descendrait comme l'Esprit au moment de la Pentecôte. Le fait que le tableau ici proposé puisse être lu selon ces multiples références ou stéréotypes culturels importe moins, en l'occurrence, que la signification qui s'en dégage. Car, que l'allégorie de l'issue tragique soit ici représentée sous les traits d'une femme à la beauté fatale, d'une souveraine dont toute la royauté et toute la grâce procèdent d'un destin tragique, d'une Vierge "pâle", plus belle de ses éclats mortels que la "belle Ténébreuse" baudelairienne 1058 , ou d'une Piéta tout droit sortie de l'iconographie chrétienne, le paradoxe demeure le même, celui d'une beauté solennelle et grave, étrangement accordée à la mort et au malheur.
Il est également une page d'Un balcon en forêt qui, décrivant une situation déceptive à l'origine d'une embellie inattendue, rejoint parfaitement ce deuxième paradoxe secondaire. Alors que Grange, blessé, vient d'être abandonné à contre cœur par Gourcuff 1059 et qu'il s'apprête à vivre, seul dans la forêt à la tombée de la nuit, une expérience de complète déréliction, le protagoniste éprouve une accalmie illuminante qui s'apparente à un moment d'attente comblée:
‘"Au-dessus de lui, un reste de clarté verdâtre traînait encore entre les branches; sur la forêt tombait le calme stupéfié du premier moment de la nuit, avant que s'éveillent les passées des nocturnes. À cette heure-ci, c'était le bois seul qui vivait encore, non les bêtes: de temps en temps, une branche se détendait dans le taillis après la chaleur de la journée, traînant derrière elle un frôlement de palme languide et plumeux qui était celui des jardins après la pluie. – Quelle absence! pensa-t-il. Des souvenirs tournaient dans sa tête, qui étaient ceux d'une étrange terre sans homme – souvenirs de randonnées dans la forêt d'hiver, d'après-midi dans la maison forte où l'on voyait seulement par la fenêtre, sous le soleil brumeux, les gouttes tièdes du dégel grossir une à une les pointes des branches." 1060 ’Que le moment tienne du prodige, le montrent à suffisance, non seulement le paradoxe d'un réseau lexical de la vie et de la lumière, opposé à celui de la nuit (le terme "languide" disant tout à la fois un état de vitalité diminué et une certaine disposition sensuelle et désirante), mais aussi la référence à un topos anthropologique aisément identifiable, celui d'un jardin édénique des origines, qui, ne serait-ce qu'avec les mots "palme" et "jardins", emprunterait certains de ses traits au poème Royauté de Rimbaud:
‘"En effet ils furent rois toute une matinée […] et toute l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes." 1061 ’À moins que la vision transfigurée des "jardins après la pluie" ne constitue un rappel du poème liminaire des Illuminations: "Après le déluge"? Mais la description de ce moment paradoxal pourrait aussi traduire ce qu'à la suite d'Heidegger, P. Ricœur nomme "la condition corporelle vécue comme médiation existentielle entre soi et le monde" 1062 . Tout se passe comme si, dans ces moments privilégiés où l'absence des hommes sur cette "étrange terre sans homme" ("quelle absence!") restitue l'être dans une sorte de présence primordiale et originelle au monde, le sujet revivait intensément sa "condition corporelle terrestre". Et tout se passe aussi, pour le dire avec les mots d'Yves Bonnefoy, comme s'il retrouvait sa première rencontre avec le monde, "à ce niveau élémentaire, antérieur aux notions, où ce monde est précisément totalité, unité" 1063 . Cette évocation "des jardins après la pluie" n'est pas non plus sans rappeler "l'embellie tardive" [des Eaux étroites,"]– l'embellie, par exemple, des longues journées de pluie qui laissent filtrer dans le soir avancé, sous le couvercle enfin soulevé des nuages, un rayon jaune qui semble miraculeux de limpidité" 1064 . Mais le plus important, en l'occurrence, c'est que tous ces échos et tous ces reflets se font dans une commune référence à un même système culturel, où "la Terre est […] plus et autre chose qu'une planète: c'est le nom mythique de notre ancrage corporel dans le monde." 1065
Ainsi donc, que l'on observe le premier paradoxe secondaire, soit celui correspondant à une dépréciation de l'attente comblée, ou l'autre structure paradoxale similaire et inversée, soit celle relative à une issue positive se substituant, d'une manière tout à fait inattendue, à une déception de l'attente ou à une impasse tragique, force est de constater que de telles structures ne sont pas sans lien avec des rôles, des représentations, des segments narratifs, en un mot des stéréotypes anthropologiques hérités du système culturel judéo-chrétien, ou d'une civilisation dérivée qui demeure très profondément marquée par son système de valeurs. Le fait n'a, d'ailleurs, pas de quoi surprendre, puisqu'il dépasse largement l'œuvre de cet auteur, s'il est vrai, comme l'affirme Jean-Claude Pinson, que la question du sacré "est loin d'être absente de la poésie contemporaine, y compris d'œuvres dont les auteurs, tel Ponge, professent un athéisme explicite" 1066 . Mais qu'en est-il du paradoxe principal sur lequel les trois œuvres du corpus se structurent?
Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 242.
Ibid. p. 280.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Évangile selon Luc, XV, 11-24, in La Bible Nouveau Testament, (textes traduits par Jean Grosjean et Michel Léturmy), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, pp. 229-230.
On peut se référer ici à un passage des Thibault de Martin du Gard, où l'abbé Vécard, directeur de conscience de M. Thibault, recourt au texte évangélique pour obtenir la contrition du fils fugitif: " – Je savais bien que tu n'étais pas gâté jusqu'au fond du coeur, mon enfant. J'ai dit ce matin ma messe pour toi. Eh bien, va comme l'Enfant prodigue, va-t-en trouver ton père, et il sera touché de compassion. Et il dira, lui aussi: Réjouissons-nous, car mon fî, que voici, était perdu, mais il est retrouvé!" [Martin du Gard (Roger), Les Thibault, "Le cahier gris", in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1955, pp. 672-673.]
Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 225.
Ibid. p. 240.
Ibid. p. 167.
Barrès (Maurice), Un jardin sur l'Oronte, (1ère publication: 1922), Monaco, Éditions du Rocher, 1988, p. 131.
Baudelaire (Charles), "Remords posthume", Les Fleurs du Mal, XXXIII, in Œuvres complètes, I, (édition de Claude Pichois), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1975, p. 34.
Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 243: "Alors, mon lieutenant, c'est comme ça, puisque vous le voulez…fit Gourcuff quand ils se furent souhaité bonne chance. Si je trouve des gars par là, on reviendra vous chercher, ajouta-t-il d'un air décent."
Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, pp. 243-244.
Rimbaud (Arthur), Illuminations, in Œuvres complètes,(édition établie par Antoine Adam), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1972, p. 130.
Ricœur (Paul), Soi-même comme un autre, Paris Le Seuil, 1990, p. 178.
Bonnefoy (Yves), "Poésie et vérité", in Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1990, p. 262.
Gracq (Julien), Les Eaux étroites, in Œuvres complètes II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 544.
Ricœur (Paul), Soi-même comme un autre, Paris Le Seuil, 1990, p. 178.
Pinson (Jean-Claude), Habiter en poète Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 47.