I. 3. La forme paradoxale du mythe.

En quoi le paradoxe lui-même, considéré comme structure de signification, a-t-il à voir avec le système culturel censé fournir un fonds anthropologique de représentations imaginaires, de symboles, de récits et de mythes? S'il est vrai, à ce niveau de l'analyse, comme l'affirme P. Ricœur que "la sémantique profonde du texte n'est pas ce que l'auteur a voulu dire, mais ce sur quoi porte le texte, à savoir ses références non ostensives" 1067 , de quelle nature vont être ces nouvelles références? Et, en supposant que le texte lui-même permette de les identifier, doit-on en conclure que l'œuvre fictionnelle de J. Gracq, pour s'en tenir au seul plan de la configuration narrative, perd ses caractéristiques esthétiques et littéraires au profit de déterminations purement culturelles? Une chose apparaît sûre: le paradoxe est si général et transversal aux trois œuvres qu'il ne peut se justifier ou se suffire d'une explicitation de "l'horizon intentionnel fini de [leur] auteur" 1068 . La configuration paradoxale des trois œuvres peut-elle davantage être limitée à un objet strictement esthétique et trouver sa signification ultime dans de telles motivations, s'il est vrai que, comme l'avançait avec force Hans-Georg Gadamer dans Vérité et Méthode, "la conduite esthétique est plus que ce qu'elle connaît d'elle-même" 1069 ? Selon les perspectives de P. Ricœur que nous adoptons ici, en fonction de quelles références le lecteur ou le spectateur du Roi pêcheur doit-il interpréter cette œuvre? S'il est élémentaire, dès la première approche de la pièce, ou dès sa première représentation, de reconnaître le mythe du Graal dontla présence s'observe non seulement dans les figurations narratives de surface, mais aussi dans ses structures les plus profondes, cette référence "culturelle" constitue-t-elle la référence ultime, ou n'est-elle qu'une forme dérivée du mythe christique? Rappeler les implications chrétiennes du mythe du Graal en remontant à Chrétien de Troyes qui, selon Robert Baudry, "amorce la christianisation du vieux mythe païen en plaçant dans le Graal une hostie qui, depuis douze ans, soutient miraculeusement la vie du vieux Roi" 1070 suffit-il à établir que cette pièce puisse être effectivement et objectivement une forme, ou une trace, culturellement héritée des récits fondateurs du christianisme? C'est dans l'œuvre elle-même qu'il convient de chercher la réponse. Si le texte du Roi pêcheur, ou sa représentation, impose, en effet, d'entrée de jeu, les personnages, les décors, les situations et les actions spécifiques du récit médiéval arthurien, très vite, aux yeux du spectateur ou du lecteur, une structure paradoxale va se surimposer à la seule vision du mythe du Graal. Alors que les premiers acteurs de ce mythe, en état d'attente ou de quête, ont, en effet, pour trait commun le désir d'un Graal qui les fascine et qui les mobilise, d'autres personnages, comme Clingsor ou Amfortas n'ont d'autre visée que d'empêcher l'accomplissement attendu de la mission du héros. À l'éclat du Graal et du Pur et aux espoirs de triomphe héroïque et de libération qu'ils représentent ou qu'ils incarnent, notamment aux yeux de Kundry et des chevaliers du Graal, répondent symétriquement d'autres aspects plus sombres de la faiblesse et du tragique humains. Tout se passe, dans l'œuvre dramatique de J. Gracq, comme si les forces obscures et mortifères étaient à la lumière et au désir ce que l'exploit épique est à la faiblesse tragique. De même que la fin de l'œuvre, qui laisse ouvertes les perspectives de quête, ne se justifie pas seulement par des motifs esthétiques et narratifs, de même l'aspect paradoxal du texte semble excéder, et de loin, la simple reproduction, ou "continuation" du mythe médiéval. La sémantique paradoxale, qui organise la pièce de J. Gracq en profondeur semble plutôt rejoindre ici la structure des mythes et des récits qui constituent les fondements culturels de référence. Rappelons ici la remarque décisive fournie par le dictionnaire Sémiotique de Greimas et Courtès à propos des "caractéristiques propres au discours mythique considéré comme «genre»":

‘"Il semblerait, intuitivement, qu'un tel discours met en corrélation, au niveau profond, deux catégories sémantiques relativement hétérogènes qu'il traite comme si elles étaient deux schémas d'un seul micro-univers, et que sa syntaxe fondamentale consiste à asserter alternativement comme vrais les deux termes contraires de cet univers de discours." 1071

Si l'on admet avec Pierre Brunel que, sans pouvoir être confondu avec le récit littéraire, "le mythe, langage préexistant au texte, [...] est l'un de ces textes qui fonctionnent en lui" 1072 , il est aisé de constater l'homologie des structures paradoxales du Roi pêcheur de J. Gracq et celles du mythe ou des récits fondateurs du système culturel judéo-chrétien, voire proprement chrétien. Les convergences sont, en effet, trop nombreuses entre le système interne de cette œuvre, et ces différents récits pour laisser place au doute.

Il est tout d'abord aisé de constater que Le roi pêcheur de J. Gracq, quand ce ne serait que par les nombreux emprunts que l'auteur a pu faire à ses devanciers, se définit comme une œuvre où sont mis en scène maintes situations, figures ou symboles relevant des récits judéo-chrétiens. Qu'il s'agisse des relations peccamineuses et tragiques entre Amfortas et Kundry, réduits à un sort misérable à la suite de "la faute d'Amfortas" 1073 , malheur qui s'est étendu par contagion à tout Montsalvage, ou, qu'il s'agisse du rôle instigateur joué, dans cette dégradation, par Clingsor incarnant, de toute évidence, les forces du Mal, et se cachant lâchement, ou se glissant à la manière du serpent de la Genèse, "derrière une tenture" 1074 , les trois acteurs principaux du premier acte de la pièce semblent reproduire ou représenter les figures et les actions du mythe adamique de la chute. À l'opposé de ce récit relevant d'une référence vétérotestamentaire, on reconnaît, par ailleurs, sans effort, dans la pièce de J. Gracq, les mythèmes et les figures du mythe messianique du salut. Avant même que n'arrive le héros providentiel, appelé "le Très Pur", celui-ci, précédé par la réputation des actes quasi miraculeux qu'il a accomplis, n'est-il pas, en effet, attendu comme le Messie? Le chevalier inconnu devant qui "le brouillard se dissipait comme rosée au soleil" 1075 va, du reste, pouvoir manifester sa nature salvatrice dans un épisode qui rappelle, à bien des égards, la scène évangélique de la Pêche miraculeuse 1076 . Au surplus, ce n'est pas seulement en portant secours aux pêcheurs en difficulté que Perceval, à l'occasion de cette scène, passe pour être le sauveur attendu ou, au moins, l'homme providentiel. Par la voix de Kaylet, en effet, il se trouve quasi identifié à la figure christique, à travers une métaphore qui l'homologue, par réciprocité, au poisson objet de la prise:

‘"Il a des écailles comme de l'argent! Il brille comme la cotte du chevalier!" 1077 . ’

Cette analogie métaphorique, rappelant l'assimilation symbolique représentée dans l'iconographie chrétienne par le pictogramme du poisson (le mot grec ΙΧΘΥΣ, correspondant à l'initiale des mots Ιησους Χρίστος Θεου Υιος Σωτηρ, signifiait, aux yeux des premières communautés chrétiennes, "Jésus Christ Fils de Dieu Sauveur" 1078 ) ne peut que renforcer l'identification entre Perceval et la figure christique, d'autant que, dans le contexte de la pêche aux bords du lac de Brumbâne, cette assimilation signe tout à la fois le statut de Perceval comme figure providentielle et salvatrice et celui de future victime du "roi pêcheur". Ainsi donc les éléments proprement mythiques qui fonctionnent dans le texte du Roi pêcheur semblent confirmer la nature paradoxale de l'œuvre en se répartissant selon deux axes de référence bibliques ou judéo-chrétiens, et deux pôles de signification contraires: le mythe de la chute et celui du salut...

Mais ce n'est pas seulement Le roi pêcheur qui, de manière plus ou moins directe, s'origine au mythe fondateur du Christianisme ou à ses stéréotypes anthropologiques. Ce sont les trois œuvres du corpus et plus généralement, quoiqu'à des degrés divers, toute l'œuvre fictionnelle de J. Gracq, comme nous pourrons le vérifier dans la section suivante. Pour en revenir au paradoxe principal par lequel nous avons rendu compte du système interne et de la configuration esthétique des trois œuvres analysées, ce paradoxe n'est pas réductible au seul fait d'un récit déceptif, puisque cette même structure antilogique se répète en écho dans les deux perspectives contradictoires, écartées ou retenues, que constituent l'attente déçue et l'attente comblée. Si la première issue narrative envisagée par le récit, et qui aurait pour effet de combler les désirs du spectateur ou du lecteur, se trouve finalement exclue, c'est au motif dûment justifié de ses limites paradoxales, comme si l'attente comblée devait générer la pire des déceptions. Réciproquement, tandis que l'issue contraire, soit l'attente déçue, se trouve, en définitive, adoptée, contre le gré des protagonistes, elle produit, en dépit de ses caractères les plus répulsifs, des effets positifs inattendus, comme si cette même issue équivalait, sans le moindre préjudice, au comblement d'une attente ou d'un désir. Qu'elles procèdent de références religieuses ou de stéréotypes culturels qui en sont dérivés, de telles postulations sont à ce point opposées et juxtaposées qu'elles semblent, dans leurs structures mêmes, se formuler, à l'égal d'un mythe, comme un récit paradoxal, si l'on entend par ces termes, non pas seulement un texte énonçant des faits ou proférant une "opinion contraire aux vues communément admises" 1079 , mais une réalité qui présente, dans sa complexité de phénomène, des aspects contradictoires dont la cohérence échappe au premier regard. Du reste, une telle complexité des attentes n'est pas sans effet sur les acteurs des trois œuvres du corpus, ni sur la configuration des récits eux-mêmes, la représentation d'une attente, quelle qu'elle soit, et du sujet qui l'incarne appelant et générantl'existence d'un sujet antagoniste propre à incarner l'attente contraire, ainsi que nous avons pu le vérifier dès les premiers chapitres. Et, de fait, si le protagoniste évolutif, ou faustien, se heurte à un personnage contre-évolutif, ou apollinien, qui s'emploie à contrecarrer les transformations opérées ou seulement amorcées par le premier, c'est bien sur un mode paradoxal que s'instaure la relation qui les lie l'un à l'autre.

Quant aux deux principaux modèles de transformation narrative, considérés comme processus de changement d'état, pour se définir contradictoirement l'un par rapport à l'autre, ils n'en présentent pas moins une commune propriété dont le mot "paradoxe" constitue l'image conceptuelle la plus approchée. En effet, cependant que l'action contre-évolutive ou déceptive, censée contrarier une transformation positive en cours d'élaboration, s'avère elle-même non dépourvue de valeur, l'action évolutive se révèle souvent négative, la dynamique qu'elle développe aboutissant, la plupart du temps, à un désastre ou à une catastrophe, cependant que celle-ci est elle-même créditée d'une certaine positivité. Le paradoxe est tel que le héros qui, dans une première approche, s'identifiait au personnage évolutif, finit, au terme d'un processus de rivalité mimétique, par adopter les comportements déceptifs de son adversaire contre-évolutif ou du manipulateur, lequel en vient à s'identifier, au moins symboliquement, dans les deux derniers récits, à l'instance auctoriale. Tout se passe donc comme si les trois récits reposaient sur une sorte de système conflictuel et réciproque, à première vue incompréhensible. Le paradoxe ne met pas seulement en jeu un processus conflictuel, il subsume une certaine identité entre des programmes narratifs perçus, à première analyse, comme antagonistes: là où le processus évolutif, cherchant à assurer un comble de l'attente, ne peut, en définitive, transformer et triompher qu'en entraînant la mort ou la destruction dans son sillage, (cela valant pour les réalités proprement poétiques et esthétiques), l'action du sujet décepteur et contre-évolutif, hostile à toute transformation vivifiante, ne peut maintenir une situation en l'état, ou ne peut neutraliser la moindre évolution, qu'en relançant le désir d'une nouvelle transformation. Dans l'un et dans l'autre des deux paradoxes, l'action produit l'effet contraire à celui attendu: c'est l'élan vital et l'énergie qui immobilisent la vie, et c'est l'inertie et l'attente qui la mobilisent et la dynamisent pour de nouvelles interactions, soit pour une nouvelle vie... Ce paradoxe redoublé n'est pas sans rappeler, du reste, celui décrit dans le chapitre précédent à propos du Rivage des Syrtes et du sermon de Saint-Damase: le double paradoxe d'un Noël apocalyptique et d'une apocalypse comme nouvelle Nativité… S'il est vrai que les deux paradoxes successifs peuvent être décrits, en tant que structure synchronique, sous la forme d'une tension entre les deux éléments contraires ou contradictoires, ils doivent l'être aussi en tant que structure diachronique, c'est-à-dire comme une structure de transformation inscrite dans le temps. Tout se passe, dès lors, comme si le système du paradoxe jumelé équivalant à une double transformation, adoptait la forme plus complexe d'un véritable récit. Est-on fondé, dès lors, à reconnaître, dans cette narration minimale et dans son caractère paradoxal, les schèmes narratifs principaux qui constituent le récit du mythe christique? Si, en effet, "le fils de Dieu a pris forme, chair et souffrance humaines pour sauver l'humanité" 1080 , son parcours salvateur ne s'achève-t-il pas sur une croix, et, s'il meurt sur la croix, n'est-ce pas pour mieux y manifester sa gloire, avant qu'une résurrection on ne peut plus paradoxale ne transforme la croix elle-même en "emblème […] de la Rédemption", et en "signe de la Mort couchée" 1081 ? Même si, du reste, l'on n'ajoute pas le moindre crédit aux récits évangéliques diffuseurs de la "Bonne Nouvelle" 1082 , force est de constater la prégnance de tels récits dans l'univers culturel qui est le nôtre. Si le double paradoxe par lequel nous avons été amené à décrire le système interne des trois œuvres du corpus coïncide, comme il semble en première approche et à titre d'hypothèse, avec les segments narratifs principaux du mythe christique, il convient, à présent, d'examiner de plus près, y compris dans son évolution, le rapport qu'entretiennent les différents récits de J. Gracq au religieux chrétien et au mythe christique.

Notes
1067.

Ricœur (Paul), Du texte à l'action Essais d'herméneutique, II, Paris, Le Seuil, 1986, p.

1068.

Ibid. p. 111.

1069.

Gadamer (Hans-Georg), Vérité et Méthode (1960) (édition intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio), Paris, Le Seuil, 1996, p. 134.

1070.

Baudry (Robert), "Sur la valeur illuminatrice du Graal: les lumières sacrées du Graal", in Herméneutiques sociales, n° 2, CENA (Cercle d'Études Normand d'Anthropologie), Teraedre éditions, 1999, p. 93.

1071.

Greimas (Algirdas Julien), et Courtès (Joseph), Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Mythique (discours, niveau)", Paris, Hachette, 1993, p. 241.

1072.

Brunel (Pierre), Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, PUF, 1992, p. 61.

1073.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 20.

1074.

Ibid. p. 36.

1075.

Ibid. p. 28.

1076.

Évangile selon Luc, V, 1-11, in La Bible, Nouveau Testament (textes traduits par Jean Grosjean et Michel Léturmy), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, pp. 188-189.

1077.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 74.

1078.

On peut notamment consulter, sur ce point, l'ouvrage de Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 245.

1079.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), Paris, Larousse, 1986, vol. 5, p. 3956.

1080.

Propos d'Edgar Morin tentant de rendre compte de la pensée de son ami, Lezsek Kolakowski, in Morin (Edgar),"Identité culturelle", Actas del V Congreso "Cultura Europea", Elcano (Navarra), Aranzadi, 2000, p. 37: "Voici deux grands esprits que j'estime beaucoup et dont l'un a eu l'honneur de recevoir le prix Veillon – c'est mon ami Lezsek Kolakowski, il dit: «L'essence de l'humanisme européen vient de la tradition judéo-chrétienne…» Et pourquoi? Parce que le Dieu biblique a créé l'homme à son image et que le fils de Dieu a pris forme, chair et souffrance humaines pour sauver l'humanité."

1081.

Gracq (Julien), Au château d'Argol, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 26.

1082.

Voir, par exemple, l'Évangile selon Matthieu, XXVIII, in La Bible Nouveau Testament (traduction de Jean Grosjean), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, pp. 100-101.