II. 1. Au château d'Argol: "un poignant sentiment de mystère".

Si Au château d'Argol emprunte l'essentiel de ses thèmes, de ses figures et de ses décors à l'imagerie du roman noir (dont les références, pour J. Gracq, sont "Le Moine de Lewis, Le château d'Orante de Walpole, les romans d'Ann Radcliffe [lus] à partir des ouvrages d'Edgar Poe" 1086 ), ce même roman liminaire n'en contient pas moins, en relation ou non avec l'étrangeté plus ou moins inquiétante qui est spécifique au genre gothique, de nombreuses mentions de réalités religieuses ou sacrées qui ne sauraient être insignifiantes. Les jugements quelque peu réservés que l'auteur a prononcés ultérieurement à propos de ce "livre d'adolescent" 1087 , et les distances qu'il a pu prendre avec le genre du roman noir 1088 importent peu en l'occurrence. Si l'on veut, en revanche, pouvoir mesurer une éventuelle modification du rapport de l'auteur au religieux, ou une évolution des manipulations et des transformations qu'il lui fait subir, il convient de repérer, dans ce récit, la manière dont se présentent le mythe christique de la rédemption et ses formes, manifestations, ou signes plus ou moins dérivés. On constate d'abord, dès le deuxième chapitre intitulé "Le Cimetière", la présence emblématique de la croix, dont l'impression sur Albert est des plus fortes:

‘"Il fixait une croix de pierre plantée un peu à l'écart des autres, et selon toutes les apparences, quoiqu'on n'en pût juger exactement à cause des progrès inégaux du sable, d'une notable façon plus élevée. Mais ce qui sembla à Albert à tous égards plus troublant dans la situation de cette croix était qu'aucun des renflements encore visibles du terrain, qui rendaient si lugubrement explicable en ce lieu désert la présence des emblèmes de la rédemption, n'apparaissait dans ses environs immédiats, où seuls ondulaient les plis irréguliers du sable, de sorte que l'âme hésitait longuement à prononcer si cette croix figurait encore ici le signe de la Mort couchée à son pied dans le sol, ou au contraire affrontait le peuple endormi des tombes pour lui présenter l'image orgueilleuse de la Vie éternelle présente encore au milieu des plus funèbres solitudes." 1089

L'intérêt de ce passage, c'est que s'y trouve exposée la signification de l'emblème de la croix, d'une manière qui, si elle n'est pas dogmatique, est au moins, pour l'essentiel, conforme au dogme catholique 1090 . On peut, à cet égard, observer que l'alternative des deux significations (de Mort et de Vie), entre lesquelles est censé hésiter le personnage, se trouve formulée dans des termes qui, sans fausser à proprement parler l'alternative, sont loin d'être neutres ou équivalents. L'image ambivalente "de la Mort couchée à son pied sur le sol" semble, en effet, représenter, soit la Mort elle-même toujours tapie, embusquée sous l'emblème de la rédemption, soit, dans une version plus optimiste et plus conforme au dogme, la mort de la Mort, c'est-à-dire le double négatif d'un triomphe de la "Vie", la posture "de la Mort couchée" étant celle du gisant. Il ne s'agit pas, bien évidemment, de considérer la présence d'un tel emblème comme le signe d'une quelconque adhésion aux croyances religieuses, d'autant que dans la même page, le texte, parlant de l'effacement des inscriptions funéraires, met en scène l'agent naturel de cette dégradation (le sable porté par le vent) dans des termes qui écartent ironiquement toute transcendance chrétienne, notamment par l'usage des majuscules et de l'italique 1091 . Mais, au vu du passage présentant "l'énigme de ce gibet équivoque et disponible" 1092 , tout se passe, malgré tout, comme si, sans acquiescer lui-même au "mystère chrétien de la rédemption", ce que suffirait à démontrer l'"Avis au lecteur" 1093 , l'auteur en respectait du moins, en l'occurrence, les données narratives, ou interprétatives essentielles.

Au-delà des multiples allusions à l'œuvre wagnérienne, la trame narrative du récit semble tout à fait confirmer l'importance du mythe christique, non seulement par les références aux textes bibliques et au dogme catholique, mais aussi à travers le réeemploi récurrent des segments narratifs qui lui sont spécifiques, comme la mort et la résurrection. C'est ainsi que, dans le chapitre intitulé "L'Allée", à la suite du viol dont Heide a été victime de la part d'Herminien qui a laissé "son corps forcé, percé, marqué, palpitant, meurtri, déchiré, lacéré mieux que par neuf glaives" 1094 et après les secours qu'Albert lui a dispensés ("il la lava, la baisa, la vêtit, la soutint de ses deux bras passés autour d'elle"), la jeune fille, qui se sent "alors plus délicieusement cernée que par une légion d'anges du ciel" 1095 , semble reproduire, dans l'univers narratif de ce roman, l'itinéraire de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ. En dépit pourtant de cet apparent retour à la vie, "le constant dépérissement de cette figure angélique, comme atteinte du même mal sans remède qui ravageait les arbres de la forêt" 1096 , oblige Albert à l'éloigner du château et à la conduire au cœur de la forêt. C'est alors que le couple éprouve une expérience des plus marquantes et des plus significatives. Marchant dans la forêt, Heide et Albert n'ont, l'un et l'autre, de regard que pour les yeux de leur partenaire:

‘"Ils ne pouvaient se rassasier de leurs yeux inexorables, dévastants soleils de leurs cœurs, soleils humides, soleils de la mer, soleils jaillis trempés des abîmes, glacés et tremblants comme une gelée vivante où la lumière se fût faite chair par l'opération d'un sortilège inconcevable." 1097

Outre le motif du syntagme résurrectionnel reconnaissable, comme transformation narrative, au passage d'un état disjonctif d'avec la vie (que symbolisent ou que connotent les termes "abîmes", "glacés" et "gelée"), à un état de conjonction (représenté, dans le texte, par les mots "tremblants" et " vivante"), le passage décrit le processus résurrectionnel proprement dit dans les formes mêmes de ce que la théologie catholique nomme la présence réelle ou la transsubstantiation: même si la cause du phénomène est ici attribuée à quelque "sortilège inconcevable", la jonction des "soleils jaillis trempés des abîmes" où "la lumière se [fait] chair", paraît tout à fait renouveler le changement de nature qui s'opère, selon le dogme catholique, lors de l'eucharistie, au moment de la consécration du pain et du vin.

Quelques pages plus loin, Heide et Albert découvrent Herminien "couché dans l'herbe, lové dans l'herbe, plus immobile qu'une pierre de foudre, avec l'étrange et nageante incertitude de ses yeux grands ouverts de cadavre" 1098 .Le parallélisme avec l'épisode concernant Heide s'accroît au moment même où "à son flanc, sous les côtes, apparut la blessure hideuse où le sabot du cheval avait porté, noire et sanguinolente, et cerclée d'un cerne de sang caillé" 1099 , comme si se diffusait, entre elle et lui, une sorte de "contagion de la blessure" 1100 et comme si Herminien se trouvait, à son tour, assimilé à la figure du Christ de la descente de croix. Et, même si son ami n'est pas mort, puisque l'hémorragie a été suspendue, comme "arrêtée seulement par l'effet d'un charme ou d'un philtre" 1101 , dès que "les portes du château se [sont refermées] sur le blessé dans un silence plein de présages" 1102 , l'attente que vit Albert, est de l'ordre de celle que, selon la tradition évangélique, la communauté des premiers apôtres est censée avoir vécue entre le vendredi saint et le matin de Pâques:

‘"Et lorsqu'il passait devant la porte close de la chambre d'Herminien, derrière laquelle le choc timide d'un verre, l'accent musical et surprenant d'un soupir isolé, au sein du silence tendu, empruntaient les accents mêmes, majestueux et incertains, de la vie et de la mort" 1103 . ’

Enfin, et notamment après l'intervalle du rêve d'Albert, "Herminien, peu à peu, sortit des ténèbres de la mort" 1104 . Et, cependant que commence "une lente convalescence, dont sa persistante et anormale pâleur rendit l'issue longtemps encore indécise" 1105 , Albert paraît éprouver un sentiment assez fortement paradoxal devant la nature incompréhensible de cette guérison:

‘"Alors un poignant sentiment de mystère ramenait Albert devant sa chambre aux volets toujours clos et comme sanctifiée par l'énigme de sa résurrection – et longuement il en contemplait la porte secrète, et hésitait sur le seuil avec un sourire insensé." 1106

Ainsi le roman liminaire de J. Gracq, en dépit des dénégations de l'auteur dans son "Avis au lecteur", semble puiser son inspiration dans une relation quasi directe au mythe christique, bien que celui-ci se trouve déjà partiellement transformé ou médiatisé dans les références que le récit fait au mythe du Graal 1107 .

Notes
1086.

Voir Boie (Bernhild), Hauptmotiv im Werk J. Gracqs, Munich, W. Fink, 1966, p. 198, cité dans Boie (Bernhild),in Gracq (Julien), Au château d'Argol (notes sur le texte), Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, pp. 1147-1148.

1087.

Gracq (Julien),"Entretien avec Jean Roudaut" (1981), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 1226: "Chez vous, l'humour est diffus. «Au Château d'Argol» joue sur le mode parodique. – En réalité, si j'ai été un lecteur plutôt précoce dans mes goûts, j'ai été un écrivain plutôt retardé! J'ai commencé à vingt-sept ans par Au château d'Argol, qui était un livre d'adolescent. Bien sûr, on peut le lire sur le mode parodique. Mais il n'a pas été écrit dans cet éclairage. Il a été écrit avec une sorte d'enthousiasme, qui tenait peut-être en partie à ce que je débouchais tardivement dans la fiction, sans préparation aucune, ni essai préalable. Je ne me refusais rien."

1088.

Gracq (Julien), "Lautréamont toujours", in Préférences, Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p.892: "Le roman noir, signe avant-coureur (et comme tel précieux) d'un brassage intense des strates mentales, ne peut guère aujourd'hui nous représenter autre chose qu'un compromis d'une qualité assez basse."

1089.

Gracq (Julien), Au château d'Argol, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 26.

1090.

On peut comparer le texte, sous ce rapport, avec le passage d'un texte conciliaire, extrait du chapitre premier de la "Constitution «de Sacra Liturgia» ("Sacrosanctum Concilium") promulguée le 4 décembre 1962", in Vatican II Les seize documents conciliaires (traduction établie par le centre de pastorale liturgique), Montréal, Fides, 1967, pp. 129-130: "Cette œuvre de la rédemption des hommes et de la parfaite glorification de Dieu, à quoi avaient préludé les grandes œuvres divines dans le peuple de l'Ancien Testament, le Christ Seigneur l'a accomplie principalement par le mystère pascal de sa bienheureuse passion, de sa résurrection du séjour des morts et de sa glorieuse ascension; mystère pascal par lequel «en mourant il a détruit notre mort, et en ressuscitant il a restauré la vie». Car c'est du côté du Christ endormi sur la croix qu'est né «l'admirable sacrement de l'Église tout entière».

1091.

Gracq (Julien), Au château d'Argol, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 26: "l'agent de cette destruction était révélé par le sifflement incessant des grains de sable dont le vent, seconde après seconde, et avec un acharnement atroce, projetait la fine poussière sur le granit. Il paraissait couler de Sa paume inépuisable, c'était le sablier horrible du Temps."

1092.

Ibid. p. 26.

1093.

Gracq (Julien), "Avis au lecteur", Au château d'Argol, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 4. La citation, «l'acquiescement du maître au mystère chrétien de la rédemption» dont l'édition Pléiade ne fournit pas en note l'origine, concerne la réception jugée trop chrétienne par J. Gracq, du Parsifal de Wagner: "L'œuvre de Wagner se clôt sur un testament poétique que Nietzsche a eu le grand tort de jeter trop légèrement en pâture aux chrétiens, prenant ainsi la grave responsabilité d'égarer les critiques vers un ordre de recherches si visiblement superficiel que la gêne violente que l'on éprouve à entendre encore aujourd'hui parler de «l'acquiescement du maître au mystère chrétien de la rédemption» […] à elle seule finirait par nous donner à entendre que Parsifal signifie tout autre chose que l'ignominie de l'extrême-onction sur un cadavre d'ailleurs encore trop sensiblement récalcitrant". Ajoutons que Bernhild Boie, dans une note de l'édition Pléiade [op. cit. p. 1147], s'étonne, à ce propos, de la violence du ton de J. Gracq et de son "insistance à dégager Parsifal de toute influence chrétienne". Quant à M. Murat, il dit de l'Avis au lecteur qu'il "paraît destiné bien moins à «éclairer» le texte, qu'à disposer quelques chausse-trappes à l'intention des commentateurs."[Murat (Michel), "Voyage en pays de connaissance, ou Réflexions sur le cliché dans Argol", in Actes du Colloque international d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, Angers, 1982, (2ème édition), p. 394].

1094.

Gracq (Julien), Au château d'Argol, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 67.

1095.

Ibid. p. 70.

1096.

Ibid. pp. 70-71.

1097.

Ibid. p. 73.

1098.

Ibid. p. 77.

1099.

Ibid.

1100.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, p. 162.

1101.

Gracq (Julien), Au château d'Argol, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, pp. 77-78.

1102.

Ibid. p. 78.

1103.

Ibid.

1104.

Ibid. p. 81.

1105.

Ibid.

1106.

Ibid.

1107.

Voir, à cet égard, le passage concernant la gravure qui représente "les souffrances du roi Amfortas" et la scène finale du Parsifal de Wagner: "Parsifal touchait de la lance mystique le flanc du roi déchu, et les visages des chevaliers ensevelis dans leurs longues robes s'illuminaient au seuil même du miracle d'une surnaturelle exaltation." [Gracq (Julien), Au château d'Argol, in Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 84].