Chapitre X. Entre esthétique et culture

Au terme de l'analyse herméneutique des trois œuvres de J. Gracq, il convient de revenir à la problématique initiale. La question lancinante, qui a pu justifier certains détours pris par l'analyse, portait, on s'en souvient, sur la situation de la littérature entre esthétique et culture. En prenant comme objets d'observation Le roi pêcheur, Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt de J. Gracq, cette étude avait, en effet, pour but d'éclaircir le rapport que l'œuvre littéraire entretient avec l'un et l'autre de ces deux champs. Nous venons, dans le chapitre précédent, de procéder à deux constatations majeures: d'une part les structures internes de l'oeuvre dramatique et narrative de cet auteur correspondent aux traits ou aux stéréotypes de la culture héritée du Christianisme, soit aux schèmes fondamentaux caractérisant son mythe ou ses mythes fondateurs; et, d'autre part, les mêmes œuvres, et plus généralement toute la production fictionnelle de cet auteur, tendent à s'éloigner progressivement de cette référence religieuse. À partir de ce constat, se trouvent donc posées deux questions principales: en premier lieu, le problème des relations entre la dimension anthropologique et culturelle de l'œuvre littéraire et ses caractéristiques proprement esthétiques; en second lieu, à l'intérieur du jeu complexe de ces relations, la question du rapport entre l'auteur et le système culturel qui lui sert de référence. S'il est acquis, à partir de ce qui précède, que la littérarité de l'œuvre ne saurait se réduire à un pur agrégat de formes, et s'il paraît évident, également, que le contenu inhérent à sa dimension culturelle ne saurait être représenté en dehors d'éléments signifiants ou formels, la question demeure de savoir quelle forme d'autonomie l'œuvre littéraire, dite "culturelle", et ses catégories esthétiques, peuvent avoir par rapport à leur culture d'appartenance et comment l'auteur, parvient à préserver sa propre liberté de création et celle de son lecteur…

Même si le propos de ce dernier chapitre tend, par sa nature plus générale, à sortir quelque peu des limites étroites du corpus, l'œuvre narrative de J. Gracq y conservera sa valeur de référence exemplaire. La première section va consister à situer la problématique à travers les intersections entre trois secteurs: le champ littéraire (celui de l'œuvre et de la littérature), le champ culturel (celui de la culture et de ses différentes dimensions symboliques) et le champ esthétique (celui de la philosophie de l'art et des arts avec leurs configurations propres). La deuxième section fera état des réponses que l'œuvre de J. Gracq apporte à la question qui suit: de quel ordre est la relation entre le champ littéraire défini comme le domaine où s'élabore les œuvres littéraires et le domaine de la culture, non limité à la culture dite littéraire? Doit-on parler de subordination entre l'esthétique littéraire et le système culturel, ou inversement la relation est-elle de complète autonomie?