1. 1. Littérature, esthétique et culture.

Si l'on se met en quête de définir en propre le champ de la littérature, le recours aux dictionnaires peut ne pas être totalement inutile. C'est ainsi que le Grand dictionnaire de la langue française propose, entre autres, à l'article "Littérature", la définition suivante:

‘"Mode d'expression incluant les écrits qui ne limitent pas leur objet à la simple communication mais manifestent des exigences d'ordre esthétique" 1164 . ’

Une telle définition, pour limitée qu'elle soit, a le mérite de poser, d'entrée de jeu, la question de la spécificité de l'œuvre littéraire, que celle-ci soit fictionnelle ou non. Ainsi définie, la littérarité de l'œuvre, tendant à faire du langage, non un instrument pour l'échange verbalisé, mais la matière première d'élaboration de l'objet esthétique, correspond à la description que J. P. Sartre, au début de Qu'est-ce que la littérature?, faisait de la poésie:

‘"En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes." 1165

Construite à partir du système linguistique et se fondant sur une manipulation et un détournement de la fonction utilitaire de celui-ci, l'œuvre littéraire, et spécialement le récit de fiction, élabore une "expérience fictive qui a pour horizon un monde imaginaire, qui reste le monde du texte." 1166 En dehors des textes proprement poétiques et des élaborations purement fictionnelles, ou mimétiques, dont la littérarité peut être dite "constitutive", ou "essentialiste", il est d'autres productions relevant d'une littérarité plus "conditionnelle" 1167 , ce sont les textes de prose non-fictionnelle. Mais la différenciation générique ne suffit pas à définir en propre le champ littéraire et le terme même de "littérature" se voit accorder une extension plus ou moins vaste suivant les théoriciens, ou suivant les critiques littéraires, le critère de valeur qui permet d'y inclure telle œuvre et d'en exclure telle autre n'étant pas toujours, selon l'expression d'A. Compagnon, "en lui-même littéraire, ni théorique, mais éthique, social et idéologique, en tout cas extra-littéraire" 1168 . Si le corpus littéraire reste, comme on le voit, problématique, convient-il, dès lors, de parler d'une littérature au singulier, ou de littératures au pluriel? La question est d'autant plus pertinente, comme le rappellent A. J. Greimas et J. Courtès dans leur ouvrage Sémiotique, qu'au lieu de définir, ou même d'illustrer, la spécificité d'un discours propre à la littérature, "les «formes littéraires» paraissent plutôt comme un vaste répertoire d'universaux discursifs" 1169 , c'est-à-dire comme un immense recensement de pratiques ou d'éléments linguistiques communs à toutes les langues naturelles. La multiplicité des formes adoptées par la littérature tient donc aussi à la pluralité des langues naturelles à partir desquelles s'élaborent les œuvres: dès la fin du dix-huitième siècle, en effet, si l'on en croit Robert Escarpit, "dans presque toutes les langues européennes, le mot littérature en arrive à désigner concrètement ce qu'il désigne encore (entre autres) pour nous: l'ensemble de la production littéraire d'un pays ou d'une époque. Il est alors assorti d'un adjectif; on parle de littérature française, allemande, latine, ou grecque." 1170 La littérature et son domaine propre varient donc, non seulement d'un pays, ou d'une langue à une autre, mais il varie d'autre part, de façon assez considérable, d'une époque à une autre. Si l'on maintient l'exigence esthétique et si l'on se place du point de vue d'un écrivain, comme le fait J. Gracq dans "Pourquoi la littérature respire mal", "tout livre pousse sur d'autres livres, et peut-être que le génie n'est pas autre chose qu'un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l'énorme matière littéraire qui préexiste à lui." 1171 Ainsi toute littérature, quelle que soit la langue qui lui sert de mode d'expression, peut être définie comme un ensemble tout à la fois synchronique et diachronique, où chaque œuvre nouvelle (ou nouvellement intégrée dans le corpus des grandes œuvres 1172 ) modifie sensiblement le système qui préexiste à sa production, ou à son insertion:

‘"La tradition littéraire est le système synchronique des textes littéraires, toujours en mouvement, se recomposant au fur et à mesure que des œuvres nouvelles apparaissent." 1173

Si le champ de l'esthétique recouvre traditionnellement "la partie de la philosophie qui traite de la nature de l'art et du sentiment artistique" 1174 , les questions qu'elle aborde portent le plus souvent sur la définition de l'art et de ses "propriétés", ou sur la valeur de l'œuvre dite artistique et sur les conditions de son évaluation. L'interrogation première, en matière d'esthétique, en particulier avec l'art moderne et contemporain, est celle de "savoir où passe la frontière qui distingue l'art du non-art" 1175 . L'œuvre artistique peut-elle être définie en termes de propriétés perceptuelles "«intrinsèques» et «objectives», du genre de celles qu'on a spontanément l'habitude d'attribuer aux œuvres d'art", ou procède-t-elle d'une "appartenance à un «monde de l'art»" qui seule serait susceptible de "qualifier un objet comme une œuvre d'art, par rapport à un objet ordinaire" 1176 ? S'il est vrai que les propriétés de certains objets d'art, telles celles des "ready-mades" de Marcel Duchamp (définis comme "objets manufacturés promus à la dignité d'œuvres d'art par le choix de l'artiste" 1177 ) et en particulier celles de l'urinoir intitulé Fontaine n'apparaissent pas a priori comme spécifiquement artistiques, qu'en est-il des propriétés esthétiques, quand celles-ci concernent des œuvres artistiques reconnues? Que ce qui plait dans une sculpture de Brancusi comme "Le Commencement du monde de 1924, où la forme ovoïde est librement disposée sur un disque en acier poli" 1178 ne soit pas étranger à ce qui peut séduire dans l'ovale de l'œuf ou dans le volume aléatoire et, pourrait-on dire, naturellement esthétique d'un galet de rivière, oblige à reconsidérer notre rapport à l'art:

‘"Ces propriétés-là, parfaitement descriptibles, ne sont pas, [là non plus] spécifiquement artistiques; il s'agit de propriété esthétiques dont le propre est de ne trouver qu'une illustration parmi d'autres dans les réalisations de l'art." 1179

Ainsi les traits qui, de façon générale, font le propre de l'art sont loin d'être évidents et, dans le cas d'une œuvre particulière, ce qui permet de la définir comme œuvre d'art ne se discerne pas toujours sans difficulté. En supposant que telle ou telle propriété esthétique ait pu être identifiée dans une œuvre, la valeur qui lui sera accordée ne risque-t-elle pas aussi de différer d'une personne à une autre? À moins que n'intervienne un ensemble de critères culturels communs à un public donné permettant d'établir quelques corrélations communes entre propriétés esthétiques et valeurs et de dépasser, par là même, la simple réaction subjective en matière de jugement esthétique? Comme on le voit, par ce qui a pu apparaître un détour hors du champ littéraire, les problèmes concernant la nature artistique de l'œuvre que, dans le champ littéraire, on nomme "littérarité", ne sont pas réductibles au domaine littéraire…

Quant au troisième champ mis en interaction, soit la culture, considérée comme système culturel, selon les principes établis d'entrée de jeu, elle sera ici essentiellement envisagée à partir des définitions que les anthropologues eux-mêmes donnent de cette réalité. Sans nécessairement remonter aux origines de l'anthropologie 1180 , il est nécessaire de disposer, pour commencer, d'une définition descriptive de la notion, énumérant les principales composantes de la culture. On peut se référer à celle proposée par l'Unesco à l'occasion de la Conférence Mondiale sur les Politiques Culturelles qui s'est tenue à Mexico en 1982:

‘"Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd'hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances." 1181

Comme on le voit, cette définition, adoptée à l'unanimité par les représentants de quelques cent trente gouvernements réunis à Mexico dans le cadre de l'Unesco et, à ce titre, garante d'un large consensus, reconnaît à la culture une dimension anthropologique qui s'applique à tout groupe humain. Parmi les composantes énumérées, on reconnaît, en bonne place, les "arts et lettres", considérés comme expression symbolique d'une culture, auxquels s'ajoutent les coutumes ou comportements, les lois ou codes juridiques, ainsi que les valeurs ou l'éthique et les croyances, qu'elles soient de nature religieuse ou non. À cette définition descriptive il serait nécessaire d'ajouter une définition à la fois plus synthétique et plus dynamique, exprimant non plus seulement la culture dans ses éléments constituants, mais la culture comme processus opératoire. Voici la définition avancée par l'anthropologue actuel F. Laplantine:

‘"La culture est l'ensemble des comportements, savoirs, et savoir-faire caractéristiques d'un groupe humain ou d'une société donnée, ces activités étant acquises par un processus d'apprentissage, et transmises à l'ensemble de ses membres." 1182

Poursuivant sa réflexion sur le processus éducatif d'attribution-appropriation impliqué par la double opération d'apprentissage et de transmission, le même auteur précise quelques pages plus loin:

‘"Toute culture poursuit un but à l'insu des individus. […] Les institutions (et en particulier les institutions éducatives – familles, écoles, rites d'initiation –) visent – inconsciemment – à ce que les individus se conforment aux valeurs qui sont celles de chaque culture." 1183

Ainsi la culture se définit tout à la fois comme un système qui préexiste à un individu et qui se prolonge en lui et dans ses comportements à travers l'acte de formation. Cet acte de transmission-appropriation doit être compris, sur le plan anthropologique, comme l'acte culturel par excellence, même si le processus s'opère le plus souvent sans que les acteurs aient toujours une conscience claire des enjeux proprement culturels de cette formation. Dans la communication d'enseignement, par exemple, le maître, ou l'enseignant "transmet un ensemble de données qui ne sont pas objets de communication: la valeur de la valeur, la sensibilité au symbole, la vérité du savoir, la portée anthropologique des connaissances…" 1184 Après cette délimitation préalable des trois champs mis en intersection, il convient d'évoquer les zones communes, en commençant par celle où se recoupent le cercle de l'esthétique et celui de la culture, soit l'esthétique dite culturelle.

Notes
1164.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), article "littérature", Paris, Larousse, 1989, vol. 4, p. 3088.

1165.

Sartre (Jean-Paul), Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948, (réédition 1969, pp. 18-19).

1166.

Ricœur (Paul), Temps et récit, t. 2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, 1984, (coll. Points Essais, 1991, p. 189).

1167.

Genette (Gérard), Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991, pp. 7-15.

1168.

Compagnon (Antoine), Le Démon de la théorie Littérature et sens commun (1998), Paris, Le Seuil, (coll. Points Essais), p. 36.

1169.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Sémiotique littéraire", Paris, Hachette, 1993, p. 213.

1170.

Escarpit (Robert), "Histoire de l'Histoire de la Littérature", in Histoire des Littératures, 3, (sous la direction de Raymond Queneau), Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1958, p. 1740.

1171.

Gracq (Julien), "Pourquoi la littérature respire mal" (1960), conférence reprise dans Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, pp. 864-865.

1172.

La redécouverte des œuvres de Sade et de Lautréamont et leur intégration dans le corpus littéraire, en partie grâce au surréalisme, constituent un bon exemple de réactualisation de la définition de la littérature.

1173.

Compagnon (Antoine), Le Démon de la théorie Littérature et sens commun (1998), Paris, Le Seuil, (coll. Points Essais), p. 35.

1174.

Grand Larousse de la langue française (sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey), article "esthétique", Paris, Larousse, 1989, vol. 3, p. 1750.

1175.

Cometti (Jean-Pierre)"L'art est une passion inutile", in Évaluer l'œuvre d'art, Revue francophone d'esthétique, n° 01, novembre 2003-avril 2004, p. 89.

1176.

Ibid.

1177.

Jouffroy (Alain), article "Duchamp (Marcel)", in Encyclopædia Universalis, VII, Paris, Encyclopædia Universalis France S.A., 2002, p. 646.

1178.

Jouffroy (Alain), article "Brancusi (Constantin)", in Encyclopædia Universalis IV, Paris, Encyclopædia Universalis France S.A., 2002, p. 458.

1179.

Cometti (Jean-Pierre)"L'art est une passion inutile", in Évaluer l'œuvre d'art, Revue francophone d'esthétique, n° 01, novembre 2003-avril 2004, p. 97.

1180.

On peut penser à l'ouvrage Primitive Society de l'anthropologue Edward Tylor (1871),où l'on rencontre une des premières définitions du concept de culture compris dans son sens anthropologique: "La culture, ou la civilisation, c'est cet ensemble complexe qui comprend le savoir, les croyances, l'art, l'éthique, les lois, les coutumes et tout autre aptitude ou habitude acquise par l'homme comme membre d'une société."

1181.

"Déclaration de Mexico", in Conférence mondiale sur les politiques culturelles (Mexico, 26 juillet-6 août 1982), Paris, Unesco, 1982. (Cité dans Carrier (Hervé), Lexique de la culture, Tournai – Louvain-la-Neuve, Desclée, 1992, p. 116.). On peut penser à l'ouvrage Primitive Society de l'anthropologue Edward Tylor (1871),où l'on rencontre une des premières définitions du concept de culture compris dans son sens anthropologique: "La culture, ou la civilisation, c'est cet ensemble complexe qui comprend le savoir, les croyances, l'art, l'éthique, les lois, les coutumes et tout autre aptitude ou habitude acquise par l'homme comme membre d'une société."

1182.

Laplantine (François), L'anthropologie, Paris, Seghers, 1987, p. 116.

1183.

Ibid. pp. 123-124

1184.

Resweber (Jean-Paul), Le transfert Enjeux cliniques, pédagogiques et culturels, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 152.