I. 2. Interférences.

Les questions qui naissent du contact entre le domaine de l'art, tel que la réflexion philosophique l'envisage dans l'esthétique, et la culture, définie comme une réalité anthropologique, peuvent rejoindre, dans une large mesure, les réflexions ou les apports spécifiques de l'anthropologie de l'art. Que nous apprend cette discipline, sinon que "le beau tout comme la laideur sont des valeurs relatives non seulement à une culture, à une civilisation, mais aussi à un type de société, à ses mœurs, à sa vision du monde, à un moment donné de son histoire." 1185 L'art peut, à partir de là, être défini comme l'expression esthétisée, c'est-à-dire conforme à un idéal esthétique, d'une certaine conscience collective propre à une culture donnée. C'est ainsi que Meyer Schapiro, en tant qu'historien de l'art, n'hésite pas à voir, dans le "style" défini comme "la forme constante […] dans l'art d'un individu ou d'un groupe d'individus" 1186 , l'expression d'une culture ou d'une civilisation:

‘"Le style est une manifestation de la culture comme totalité; c'est le signe visible de son unité. Le style reflète et projette la «forme intérieure» de la pensée et du sentiment collectifs." 1187

Dans une perspective apparemment éloignée et, en réalité, très proche, l'anthropologue Claude Lévi-Strauss va jusqu'à démontrer que le dédoublement de la représentation qui caractérise les cultures à masques, aussi bien dans l'art primitif des tribus de la côte nord-ouest de l'Amérique que dans celui de la Chine archaïque, est aussi l'expression d'une certaine forme de civilisation:

‘"Même si nous ne savions rien de la société chinoise archaïque, la seule inspection de son art permettrait donc d'y reconnaître la lutte des prestiges, la rivalité des hiérarchies, la concurrence des privilèges sociaux et économiques, toutes fondées sur le témoignage des masques et sur la vénération des lignées." 1188

Au-delà de ces caractères fonctionnels ou structurels auxquels l'anthropologie structurale nous a familiarisés, l'œuvre d'art est aussi liée au religieux 1189 , comme le suggère André Malraux à maintes reprises dans ses écrits esthétiques. C'est ainsi que l'intitulé général d'une œuvre comme La Métamorphose des dieux, la tripartition de ce vaste ensemble sous les titres secondaires Le Surnaturel, L'Irréel, et L'Intemporel, mais surtout la durée respective des trois ères successivement envisagées par l'auteur (cinq millénaires pour la première période, quatre siècles pour la seconde, un siècle seulement pour la troisième) indiquent assez l'importance du fait religieux dans le domaine de l'art et dans son histoire. Cette portée du religieux est d'autant plus grande que la rupture ou la mutation majeure qu'introduit, par exemple, le Quattrocento dans le Surnaturel chrétien n'élimine pas le religieux, mais en modifie seulement la signification. Si la peinture de Giotto, sur les fresques d'Assise, "change les rapports de la créature avec son Créateur", comme le souligne Jean-Louis Ferrier, elle ne cesse pas pour autant d'être une peinture de commande et de transmettre un contenu religieux:

‘"Le cycle peint par Giotto avait pour destination de montrer à la foule des pèlerins les scènes les plus fameuses de la vie de saint François; […] on voulait d'abord prouver que ses actions s'étaient toujours trouvées en accord avec Rome." 1190

De même, pour Malraux, si Giotto "découvre un pouvoir de la peinture inconnu de l'art chrétien: le pouvoir de situer sans sacrilège une scène sacrée dans un monde qui ressemble à celui des hommes" 1191 , les scènes biographiques qu'il représente n'en demeurent pas moins "des événements sacrés, et Giotto entend les exprimer comme tels. Il veut maintenir la présence de Jésus en tant que Christ, de Marie en tant que Vierge, de François d'Assise en tant que saint" 1192 . Mais qu'en est-il du rapport de l'art à la culture dans la modernité, où "l'âge de la religion comme structure est terminé" 1193 , selon le mot de Marcel Gauchet, et où la question du sens se pose en d'autres termes qu'en des termes quasi théologiques ou strictement religieux? Selon René Huyghe, "la transcription que l'art fournit de la crise vécue par notre civilisation laisse déchiffrer […] la réalité profonde du mal à travers les symboles et les symptômes qui l'expriment" 1194 . En admettant que l'homme moderne ne ressente pas, au point où le suggère ici l'historien de l'art, une difficulté plus grande à vivre par le fait d'une certaine perte des repères symboliques religieux, liée à un processus de sécularisation généralisé, l'art n'en cesse pas pour autant de manifester une certaine permanence du sacré et l'art d'aujourd'hui pourrait être, comme l'affirme M. Gauchet, "au sens spécifique où nous autres modernes le comprenons, […]la continuation du sacré par d'autres moyens." 1195 Mais, tout en étant l'expression consciente, ou inconsciente, permanente ou rémanente, d'une culture et tout en étant, à ce titre, en lien plus ou moins direct avec le système symbolique propre à cette culture, qui donne sens à l'existence de l'homme et interprète son rapport au monde 1196 , le langage de l'art n'en dénote pas moins souvent aussi "une tension entre les valeurs convenues et l'imaginaire collectif, [en étant] toujours ouvert à un sens nouveau, souvent inattendu, imprévisible, étonnant." 1197

L'interaction précédente qui mettait aux prises esthétique et culture s'est développée en dehors du champ littéraire. Si l'on choisit, à présent, l'intersection entre littérature et culture, étant donné l'extension respective des deux réalités et l'inclusion de la littérature dans la culture, rapprocher les deux termes induit au moins trois démarches possibles. Il est une première option envisageable, c'est celle consistant à considérer, dans une culture donnée, l'ensemble des œuvres reconnues dans leur littérarité et constituant la Littérature comme assimilable à une véritable culture, et comme formant une entité culturelle relativement autonome. Une deuxième option permettrait d'envisager ce même champ littéraire comme une des composantes de la culture, au même titre que d'autres dimensions de celle-ci, comme le système linguistique: en confrontant littérature, langue et culture, il pourrait s'agir, entre autres, d'évaluer ce qui est en jeu dans l'acte de production culturelle qu'est l'œuvre littéraire. Quant à la troisième option, elle consisterait à tenter de déterminer la nature des liens qui relient la littérature analysée à l'ensemble culturel qui la contient, c'est-à-dire à identifier les traits ou les caractères permanents ou évolutifs communs à cette littérature et au système culturel qui lui correspond. Si l'on écarte provisoirement cette troisième et dernière option qui correspond à celle envisagée dans l'étude de l'œuvre dramatique et narrative de J. Gracq, largement développée dans le chapitre précédent et qui va trouver son prolongement dans la section suivante, il reste deux démarches possibles. En ce qui concerne la première option, soit celle correspondant à une culture proprement littéraire, les réflexions de J. Gracq touchant à la question peuvent ne pas être sans intérêt. On se souvient, en effet, que cet auteur, dans sa conférence intitulée "Pourquoi la littérature respire mal", diagnostiquait une crise, ou une "rupture" dans le champ littéraire, entendu comme matière et comme matrice littéraires qui préexistent et qui président à la production d'une œuvre:

‘"Nous vivons encore sur l'idée, entretenue par les programmes universitaires et par les sommaires des manuels, que notre culture pousse toujours sur cette racine, à la fois très longue et très étroite, qui plonge à travers trois mille ans de tradition gréco-romaine jusque dans l'époque homérique. Nous gardons cette idée en nous sans la vérifier; mais prenons garde qu'une rupture brutale est en train de se produire dans ces temps mêmes que nous traversons." 1198

Que la production des œuvres littéraires de la modernité ne s'opère plus dans un rapport de continuité avec les œuvres antérieures et, en particulier, avec les langues et la littérature antiques, ne suffit sans doute pas à expliquer, aux yeux de J. Gracq, la crise que traverse la littérature contemporaine, en particulier française. Mais tout se passe comme si la rupture constatée, en même temps qu'elle brise une tradition séculaire, venait paradoxalement et rétrospectivement confirmer l'existence d'un champ littéraire fonctionnant jusqu'aux premières décennies du vingtième siècle de manière relativement stable et autonome, à l'exemple d'une véritable culture. Comment, dès lors, expliquer le fait que la littérature française, pour reprendre l'exemple analysé par J. Gracq, ait pu, jusqu'à ces années-là, représenter un "fonds de culture commune" dont ont pu se nourrir "Ronsard comme Racine, Montaigne comme Voltaire, et même encore Chateaubriand comme Pascal," 1199 et qu'une rupture brutale ait pu larguer "presque d'un coup vingt-cinq siècles de littérature" 1200 ? À vrai dire, la compréhension du phénomène ne peut trouver son explication dans le seul champ littéraire, sans que soient prises en compte d'autres ruptures culturelles plus générales. La nécessité s'impose dès lors, d'envisager la deuxième option, soit celle considérant la littérature en tant que composante, parmi d'autres, de la culture. Une telle interaction n'est pas écartée par J. Gracq qui, comme on sait, fait non seulement référence à Spengler dans ses textes critiques 1201 , mais décrit aussi le changement d'optique de l'écrivain moderne dans les termes d'une substitution d'une culture horizontale et synchronique à une culture diachronique et verticale. Contrairement à la culture de l'écrivain traditionnel qui était spatialement et linguistiquement limitée à un seul pays et à une seule langue, mais plongeait ses racines "dans le passé lointain", la culture littéraire de l'écrivain moderne finit, en effet, par englober "très largement en extension diverses littératures contemporaines connexes: anglaise, allemande, russe, sud-américaine…" 1202 . Un tel renversement de perspective et une telle réflexion constituent une invitation à s'interroger sur le rapport existant entre littérature et langue.

Entre langue et culture, entre littérature et culture, et entre langue et littérature, les relations sont si nombreuses et si étroites qu'il paraît difficile d'étudier un champ sans aborder l'autre. Pour nous faciliter la tâche, nous limiterons cette confrontation à la question des modalités d'acquisition et au parallélisme existant entre la production culturelle d'un écrivain et l'énoncé discursif d'un locuteur. Un premier parallélisme s'impose entre les deux domaines, c'est la formation simultanée du langage et de la culture chez l'enfant. L'acquisition de sa langue maternelle et le processus d'enculturation par lequel un individu assimile la culture de son groupe s'opèrent dans le même temps et, le plus souvent, au sein des mêmes lieux de ressource: le milieu familial d'abord, le système éducatif ensuite:

‘"Pour l'enfant, apprendre sa langue maternelle, c'est à la fois se constituer comme personne distincte et s'identifier à une culture" 1203 . ’

Et, même si l'idée de rechercher entre les structures de la langue et celles de la société (avec ce que cela implique de normes et de représentations sociales et culturelles) "des relations univoques qui feraient correspondre telle structure sociale à telle structure linguistique, semble trahir une vue très simpliste des choses" 1204 , comme le souligne Émile Benveniste, il reste que langue et culture ont pour trait commun d'être des réalités héritées par l'individu et sur lesquelles il n'a que peu de prise. Par ailleurs, apprendre une langue et la manipuler, c'est une manière de percevoir et d'interpréter le monde, et c'est, dans une large mesure, une façon de s'identifier à une communauté humaine et à ses valeurs spécifiques. Si une langue, en tant que système de signes, peut être ainsi au moins partiellement définie comme une sorte de culture, une culture, en tant que système symbolique, peut être appréhendée, à l'égal d'une langue, comme un ensemble de signes. À cet égard, la culture semble répondre aux caractères qui définissent la langue selon Ferdinand de Saussure: "extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier [,] elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté." 1205 Constituée de récits, de savoirs, de valeurs, d'œuvres ou de productions diverses, ainsi que de modes de comportement, comme nous l'avons vu plus haut à travers la définition de F. Laplantine 1206 , une culture, comme une langue, s'acquiert par un processus d'apprentissage et de transmission. Et, s'il est vrai que les mythes sont au principe des cultures et permettent non seulement de "constituer les catégories dans lesquelles s'enracinent les cultures," mais aussi de "jeter les bases de la signification et celles de la communication" 1207 , alors on conçoit aisément que la transmission de tels récits symboliques puisse avoir certains effets sur un individu et sur les conditions dans lesquelles il va acquérir sa langue et la culture de son groupe d'appartenance. Et si l'on veut bien admettre à la suite de P. Ricœur que, dans l'acte de formation, "la compréhension de soi passe par le détour de la compréhension des signes de culture dans lesquels le soi se documente et se forme" 1208 , alors pourraient s'expliquer, non seulement certaines fascinations exercées par de tels récits auprès des locuteurs et êtres de culture particuliers que sont les écrivains, mais aussi les évolutions ultérieures de leur rapport à ces mêmes récits. Si, en effet, pour un futur auteur, de telles conditions et l'acquisition de la maîtrise de la langue constituent bien la formation de base de son métier d'écrivain, nul doute que cette formation et les effets qu'elle induit ne peuvent qu'être renforcés et amplifiés par la découverte du continent culturel propre qu'est la littérature, elle-même largement influencée par la prégnance sociale et symbolique de tels récits. Cela était encore plus vrai, du reste, dans le cadre d'une culture diachronique et verticale puisant ses racines dans un "passé lointain", où le seul effet de la distance temporelle aurait suffi à conférer à ces récits, situés "in illo tempore", selon l'expression de Mircea Eliade, un caractère proprement mythique 1209 , si ces mêmes récits en avaient été dépourvus.

Quel que soit, par ailleurs, le rapport entretenu par l'écrivain avec le système culturel, il est possible d'analyser le processus créatif de son œuvre littéraire et les enjeux spécifiques de ce processus en recourant aux concepts qui permettent à la linguistique de décrire le passage de la langue à la parole 1210 à travers l'énonciation, elle-même définie comme l'acte discursif d'un locuteur. Si l'on considère, en effet, la production d'une œuvre littéraire, comme un processus de création personnelle par lequel un écrivain met en forme et en discours le système de la langue et les ressources propres à celui de la culture, par de nombreux aspects, cet acte est assimilable à celui que les grammairiens et linguistes nomment "énonciation". Michel Arrivé, Françoise Gadet et Michel Galmiche ne définissent-ils pas, en effet, le processus énonciatif comme "l'acte individuel de création par lequel un locuteur met en fonctionnement la langue" 1211 ? Entre langue et culture, considérées comme dispositifs linguistique ou culturel, d'une part, et les énoncés discursifs (ou actes de discours, dans le cas d'une réalisation linguistique) ainsi que les énoncés culturels (ou productions littéraires et culturelles réalisées par un écrivain, dans le cas de la littérature), d'autre part, existe le même rapport, ou le même passage, du système abstrait et virtuel, à la production concrète et réalisée dans un temps et dans un lieu particuliers par un locuteur, ou par un être de culture, à chaque fois singulier. Et, dès lors, s'il est vrai que l'énonciation elle-même peut être définie "comme une instance linguistique, logiquement présupposée par l'existence même de l'énoncé (qui en comporte des traces ou marques)" 1212 et que sa lecture, ou son étude, se présente "comme une problématique des «traces» dans l'énoncé de l'acte de production," 1213 la production culturelle d'une œuvre littéraire ou d'un énoncé-récit, en tant que réalisation culturelle, doit porter inscrites dans ce même énoncé, les traces ou les marques de sa production et du rapport que son auteur entretient "hic et nunc" avec le système culturel dans lequel il a été formé et par rapport auquel il a évolué. Car, comme le rappellent Greimas et Courtès, "si l'on entend le plus souvent par culture celle d'une communauté linguistique autonome, il n'en existe pas moins des aires culturelles qui transcendent les frontières linguistiques" 1214 . Cette hypothèse permettrait d'envisager l'œuvre d'un auteur comme production culturelle, au sens où les anthropologues parlent de culture, et le passage de la culture à la production culturelle à travers l'œuvre littéraire d'un écrivain, comme une sorte d'opération de médiation assumée et mise en œuvre par une instance individuelle, sans pour autant que cette œuvre se situe hors de toute saisie ou de toute compréhension.

Reste à examiner la troisième et dernière intersection, soit celle qui met en jeu la relation entre littérature et esthétique. Les questions qui se posent en matière d'esthétique littéraire ou de "littérarité" ont souvent pour objet la désignation des propriétés artistiques spécifiques d'une œuvre littéraire particulière. On peut mettre au nombre de ces propriétés, non seulement la notion de "vision du monde", au sens où l'entendait Marcel Proust, mais aussi celle de style. Une œuvre se caractérise, selon le narrateur d'À la recherche du temps perdu, par une certaine manière de voir le monde qui singularise l'œuvre d'un artiste et la signale comme parfaitement originale. C'est du moins le sens de la leçon d'art et de littérature que le narrateur dispense à son amie Albertine:

‘"Cette qualité inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait jamais fait voir, peut-être est-ce en cela, disais-je à Albertine, qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que le contenu de l'œuvre elle-même. «Même en littérature? me demandait Albertine. – Même en littérature.» Et repensant à la monotonie des œuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre ou plutôt réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu'ils apportent au monde." 1215

Ce point de vue porté sur la réalité du monde, qui est la marque propre et comme la signature d'une œuvre particulière, n'est pas sans relation avec le réseau des thèmes et des variations que déploie une œuvre. Et, sans doute que l'œuvre dramatique et narrative de J. Gracq, développant une thématique de l'attente qui ne trouve paradoxalement sa plénitude et son accomplissement que dans la déception pourrait constituer, pour cette conception de l'œuvre d'art qu'est l'oeuvre littéraire, un exemple tout aussi convaincant que celui de Stendhal mis en avant, dans sa démonstration, par le narrateur de la Recherche:

‘"Je ne peux pas vous parler comme cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle: le lieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l'abbé Blanès s'occupe d'astrologie et d'où Fabrice jette un si beau coup d'œil." 1216

L'autre propriété esthétique spécifique à une œuvre littéraire, et qui en constitue comme la marque propre, est la réalité désignée ordinairement par le mot "style". Aspect relevant de l'expression, et impliquant le choix et la mise en discours de certains moyens expressifs, le style comporte "inévitablement deux aspects, un aspect collectif et un aspect individuel, ou un côté tourné vers le sociolecte et un autre tourné vers l'idiolecte" 1217 . Même si une telle approche dualiste du style relève d'une conception plutôt traditionnelle, elle ne cesse pas, pour autant, d'être pertinente. Bien que, dans la problématique initiée par Le degré zéro de l'écriture, Roland Barthes préfère, en effet, le terme d'écriture à celui de "style" (trop lié, sans doute, à la tradition rhétorique), il n'en réintroduit pas moins une forme de dualité en situant l'"écriture" entre "la langue", définie sous la forme d'une "propriété indivise des hommes" 1218 s'imposant à chaque écrivain, et le "style", conçu comme "une dimension verticale et solitaire de la pensée" 1219 :

‘"L'horizon de la langue et la verticalité du style dessinent donc pour l'écrivain une nature, car il ne choisit ni l'une ni l'autre. […] Or toute Forme est aussi Valeur; c'est pourquoi entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité formelle: l'écriture. Dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut, et c'est ici précisément que l'écrivain s'individualise clairement parce que c'est ici qu'il s'engage." 1220

Mais, durant les dernières décennies, et même probablement au cours des deux derniers siècles, il est incontestable que, sans doute sous l'effet d'évolutions culturelles indéniables, l'aspect idiolectal et singulier, soit le style compris comme expression d'une pure subjectivité, a eu tendance à occulter le donné sociolectal, collectif et culturel. Dès lors, la question se pose de savoir d'où peut bien procéder le mouvement qui, à partir du dix-neuvième siècle, fait glisser le style d'une conception sociolectale ou culturelle, à la "caractéristique personnelle d'un écrivain [qui] se rapproche de la conception actuelle de l'univers idiolectal." 1221 Que cette évolution constitue une conséquence, parmi d'autres, de l'individualisme moderne et contemporain, lui-même hérité, ou dérivé, du Christianisme et de ses transformations dans l'univers social, ne fait guère de doute, si l'on adopte le point de vue de M. Gauchet, pour qui, "d'entrée, le surgissement du dieu personnel emporte transformation radicale du statut des êtres, en les singularisant et en les retournant vers eux-mêmes." 1222 Et, si le style a pu ainsi s'éloigner des codes normatifs sociaux et culturels, pour devenir l'expression d'une personnalité toute singulière, c'est, dans une large mesure, sous l'effet d'une "légitimation du fort interne à part de la norme collective." 1223 Mais, par rapport à la problématique de cette étude, qui cherche à déterminer le rapport entre l'œuvre littéraire de J. Gracq et la culture qui a servi de modèle de formation à l'auteur, une autre question reste ouverte: en quoi et jusqu'à quel point la littérarité de cette œuvre, c'est-à-dire sa singularité esthétique, peut-elle être l'expression de la culture chrétienne et de ses évolutions? C'est à cette question que va s'employer à répondre aussi précisément que possible la section qui suit.

Notes
1185.

Jimenez (Marc), Qu'est-ce que l'esthétique? (1997), Paris, Gallimard, (coll. Folio/essais), p. 24.

1186.

Schapiro (Meyer), "La notion de style" (1953), in Style, Artiste et Société, Paris, Gallimard, (coll. Tel), 1990, p. 35.

1187.

Ibid. p. 36.

1188.

Lévi-Strauss (Claude), "Le dédoublement de la représentation dans les arts de l'Asie et de l'Amérique", in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 292.

1189.

Sans être identifiable au culturel, le religieux constitue l'une des composantes majeures d'une culture: "S'il est indéniable que les religions institutionnelles d'Occident ont été atteintes par la sécularisation de la culture et qu'elles ont largement perdu l'influence qu'elles exerçaient sur l'ensemble de la vie sociale" il ne faut pas perdre de vue que "la religion, loin de se réduire ou de dépérir avec la modernisation, resurgit sous des formes étonnamment tenaces au cœur même des sociétés les plus développées. La culture te les religions ont partie liée." [Carrier (Hervé), article "Religion et culture", in Lexique de la Culture, Tournai-Louvain-la-Neuve, Desclée, 1992, pp. 269-279].

1190.

Ferrier (Jean-Louis), La forme et le sens Éléments pour une sociologie de l'art, Paris, Denoël/Gonthier, 1969, p. 19.

1191.

Malraux (André), La Métamorphose des dieux, Le Surnaturel (1977), in Écrits sur l'art II, (Œuvres complètes, V), Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2004, p. 318.

1192.

Ibid. p. 316.

1193.

Gauchet (Marcel), Le désenchantement du monde (1985), Paris, Gallimard, (coll. Folio/essais), p. 322.

1194.

Huyghe (René), Les signes du temps et l'art moderne, Paris, Flammarion, 1985, p. 135. L'ouvrage constitue une énumération assez parlante des symboles et des symptômes d'une crise de civilisation liée à une perte du sens: le "symptôme de la mélancolie", "la barque abandonnée", "le chemin perdu", "la porte close" etc.

1195.

Gauchet (Marcel), Le désenchantement du monde (1985), Paris, Gallimard, (coll. Folio/essais), pp. 399-400.

1196.

Geertz (Clifford), "La religion comme système culturel" (1966), in Heusch (Luc de), Essais d'anthropologie religieuse, Paris, Gallimard, 1972, pp. 19-66.

1197.

Carrier (Hervé), article "Art", in Lexique de la culture, Tournai – Louvain-la-Neuve, Desclée, 1992, p. 50.

1198.

Gracq (Julien), "Pourquoi la littérature respire mal" (1960), conférence reprise dans Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 865.

1199.

Ibid.

1200.

Ibid. p. 866.

1201.

Spengler (Oswald), Le déclin de l'Occident Esquisse d'une morphologie de l'histoire universelle, I Forme et réalité, II, Perspectives de l'histoire universelle (l923), (traduit de l'allemand par M. Tazerout), Paris, Gallimard, (1976 pour la traduction française).

1202.

Ibid.

1203.

Carrier (Hervé), article "Langue et culture", in Lexique de la Culture, Tournai-Louvain-la-Neuve, Desclée, 1992, pp. 217-218.

1204.

Benveniste (Émile), Problèmes de linguistique générale, 2, (1974),Paris, Gallimard, (coll. Tel, p. 93).

1205.

Saussure (Ferdinand), Cours de linguistique générale, (édition critique de Tullio de Mauro), Paris, Payot, 1972, p. 31.

1206.

Laplantine (François), L'anthropologie, Paris, Seghers, 1987, p. 116: "La culture est l'ensemble des comportements, savoirs, et savoir-faire caractéristiques d'un groupe humain ou d'une société donnée, ces activités étant acquises, et transmises à l'ensemble de ses membres."

1207.

Smith (Pierre), article "Mythe", in Encyclopædia Universalis, XV, Paris, Encyclopædia Universalis France S.A., 2002, p. 812.

1208.

Ricœur (Paul), Du texte à l'action. Essais d'herméneutique, II, Paris, Le Seuil, 1986, p. 152.

1209.

Eliade (Mircea), Le sacré et le profane (1957), (1965 pour l'édition française), Paris, Gallimard, (coll. folio-essais), p. 63-100.

1210.

Sur les distinctions saussuriennes entre "langue" et "parole", on se reportera à l'ouvrage déjà cité: Saussure (Ferdinand), Cours de linguistique générale, (édition critique de Tullio de Mauro), Paris, Payot, 1972, pp. 23-39.

1211.

Arrivé (Michel), Gadet (Françoise) et Galmiche (Michel), La grammaire d'aujourd'hui: guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion, 1986, p. 254.

1212.

Greimas (Algirdas Julien), et Courtès (Joseph), article "Énonciation", in Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 126.

1213.

Arrivé (Michel), Gadet (Françoise) et Galmiche (Michel), La grammaire d'aujourd'hui: guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion, 1986, p. 254.

1214.

Greimas (Algirdas Julien), et Courtès (Joseph), article "Culture", in Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 77.

1215.

Proust (Marcel), La Prisonnière, in À la recherche du temps perdu, III, Bibl. de la Pléiade, (édition établie par Pierre Clarac et André Ferré), Paris, Gallimard, 1954, p. 375.

1216.

Ibid. p. 377.

1217.

Compagnon (Antoine), Le Démon de la théorie Littérature et sens commun (1998), Paris, Le Seuil, (coll. points-essais), 2001, p. 205.

1218.

Barthes (Roland), Le degré zéro de l'écriture (1953), in Œuvres complètes, I, (édition établie par Éric Marty), Paris, Le Seuil, 1993, p. 145.

1219.

Ibid. p. 146.

1220.

Ibid. p. 147.

1221.

Greimas (Algirdas Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article "Style", Paris, Hachette, 1993, p. 366.

1222.

Gauchet (Marcel), Le désenchantement du monde (1985), Paris, Gallimard, (coll. Folio/essais), p. 126.

1223.

Ibid. p. 127.