II. "Je ne peux vivre avec toi ni sans toi" 1224 .

À partir des considérations générales par lesquelles nous avons tenté de cerner les enjeux dominants qui touchent au rapport entre la littérarité de l'œuvre littéraire et sa nature anthropologique et culturelle, il convient à présent de déterminer ce que les formes esthétiques particulières prises par l'œuvre dramatique et narrative de J. Gracq doivent directement à une culture collective, (au sens des modèles, ou des schèmes culturels fondamentaux, à travers lesquels une société réalise la formation des individus qui relèvent de cette culture), avec tout ce que cela peut impliquer de caractère évolutif. À l'occasion de cette analyse, il s'agit également de discriminer quelles sont, dans cette opération de configuration culturelle, parmi les composantes de la culture, les formes de détermination du sens les plus opératoires. La même démarche devrait être appliquée à ce que ces mêmes formes esthétiques doivent à la culture individuelle de leur auteur, (soit à la connaissance que celui-ci peut avoir des œuvres artistiques et en particulier littéraires). Une telle culture individuelle pourrait, en effet, constituer un nouveau mode, indirect celui-ci, par lequel un système culturel maintient son influence sur l'auteur et continue d'agir sur ses représentations du monde, par productions interposées d'autres auteurs antérieurs ou contemporains. En admettant qu'une telle discrimination et une telle répartition soient possibles, il faudrait alors procéder à une interprétation croisée du système esthétique de l'œuvre et du système culturel lui-même, en se fondant sur les structures formelles et logiques qu'ils manifestent l'un et l'autre conjointement, et en vérifiant s'il y a bien coïncidence dans la "direction de l'évocation", comme le suggère T. Todorov, dans son ouvrage Symbolisme et interprétation 1225 . Au terme de cette analyse, il conviendrait aussi d'évaluer, dans les formes esthétiques que présente l'œuvre gracquienne, ce qui ne peut être qu'irréductiblement mis au compte des choix spécifiques de l'auteur, relevant de ce qu'on pourrait appeler un espace de création ou d'inventivité autonome. Sans chercher à réduire l'œuvre à un réseau de dépendances où toute chance d'individuation et de création serait annihilée, il pourrait être intéressant de vérifier dans quelle mesure ces réalités proprement esthétiques se révèlent incompatibles avec les modèles les plus représentatifs de la culture, ou si, par hypothèse inverse, de telles options pourraient avoir été élaborées comme des réponses à des déterminations elles-mêmes culturelles…

Notes
1224.

Gracq (Julien),"Avant propos", in Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 16.

1225.

Todorov (Tzvetan), Symbolisme et interprétation, Paris, Le Seuil, 1978, pp. 57-65.