II. 1. Attente déçue et comble de l'attente.

Si les thèmes de l'attente et de la déception constituent, comme nous l'avons déjà amplement démontré, un accès quasi obligatoire à la compréhension de l'œuvre fictionnelle gracquienne, ces mêmes thèmes ne sont pas dépourvus d'implication culturelle. C'est, en effet, le même paradoxe qui marque en profondeur le système esthétique de cette œuvreet le système culturel dérivé du Christianisme et de ses récits fondateurs.Si l'on envisage le paradoxe redoublé par lequel nous avons été amené à décrire le système interne des trois œuvres du corpus, c'est bien d'abord dans les termes d'une attente déçue ques'opèrent, par un premier paradoxe, les choix esthétiques de l'auteur et c'est bien à travers un deuxième paradoxe que, grâce à cette frustration, ces mêmes choix esthétiques permettent au lecteur d'éprouver une certaine plénitude de son attente et un comble de celle-ci dans la déception. Ce double paradoxe ne rend pas seulement compte de la structure doublement paradoxale repérée dans Le Rivage des Syrtes, et en particulier dans le sermon de Saint-Damase, où la Nativité est, en effet, d'abord envisagée comme Apocalypse et où l'Apocalypse est pensée ensuite comme la promesse d'une nouvelle Nativité. La structure du paradoxe redoublé pourrait être également rapprochée du style de J. Gracq, au sens classique que prend, chez un auteur, l'aspect expressif de la phrase. Si on analyse comme tel et si on décrit, dans sa complexité de phénomène, le style de J. Gracq, on ne peut que suivre les conclusions de M. Murat élaborées à partir de son étude du Rivage des Syrtes, où les structures paradoxales sont largement prédominantes. D'après le critique, en effet, un des traits essentiels du style gracquien "prend forme dans la conjonction de la relance et de la reprise; la relance commande la phrase de Gracq: elle est à la fois expansion rythmique et «dérive» analogique […].

‘"Comme telle, elle tend sans cesse à écarter le discours de son sujet, dans un incessant «appareillage». Mais le mouvement est compensé par la reprise thématique, qui agit rhétoriquement comme surdétermination: celle-ci ramène la «dérive» dans le mouvement d'un cercle, et cette conjonction donne au texte […] cette allure caractéristique d'une orbe en révolution lente autour d'un centre absent qui est l'objet même du discours." 1226

Sans forcer l'interprétation, il semble que la conjonction de relance et de reprise, telles que les définit M. Murat, corresponde parfaitement au premier paradoxe négatif ou déceptif, marqué par la conjonction d'un élan vers l'avant et d'une immobilisation. Poursuivant son analyse, le même commentateur avance un autre trait caractéristique du style gracquien: l'emploi combiné de la métalepse qui "devient le lieu où la fiction sort d'elle-même, de sa temporalité et de son espace propres, […] lieu de la «paresse» narrative" et du "processus d'involution qui fait rentrer la fiction dans la figure: phénomène vital pour le récit qui sans cela, littéralement se perdrait: rappelons-nous que les Syrtes sont mythiquement et poétiquement, le nom même de l'enlisement." Cet autre trait caractéristique du style propre à J. Gracq, ne rappelle-t-il pas le deuxième paradoxe, positif ou évolutif, soit celui correspondant à "l'inversion de sens d'un déséquilibre moteur, qui tire le texte et l'histoire vers l'avant" 1227 ?

Mais surtout c'est à travers ce double paradoxe que se structurent les principales configurations thématiques de l'œuvre dramatique et narrative de J. Gracq, c'est autour de lui que s'organisent les composantes actorielles de cette œuvre, ainsi que la distribution qu'opère l'œuvre entre personnages et processus évolutifs et contre-évolutifs, c'est encore sous cette forme doublement paradoxale qu'en réponse à la crise contemporaine du récit, l'œuvre déploie ses structures d'horizon "comme principe d'ouverture" 1228 : si, contre les attentes du lecteur, l'auteur a préféré une forme narrative inachevée, n'est-ce pas pour donner à son récit une fin effectivement ouverte? Comme le laissait entendre la première section du chapitre précédent, la structure du paradoxe redoublé paraît bien être la reproduction mimétique des principaux segments qui composent le schéma narratif du mythe christique. Si, en effet, le dessein salvateur du Messie, loin de combler les attentes de ses premiers adeptes, se termine, dans une première étape, sur une fin tragique, le récit évangélique qui en rend compte ne correspond-il pas, sur ce point précis, à une première structure paradoxale? Et, quand la mort même de la victime sacrifiée et crucifiée devient, contre toute attente, la condition de son triomphe définitif, le tragique débouchant paradoxalement sur sa résurrection, et la croix elle-même devenant le symbole paradoxal du salut, n'avons-nous pas affaire à un second paradoxe, formant avec le premier la figure d'un chiasme et constituant globalement avec lui la structure d'un nouveau paradoxe? Dans chacun des cas évoqués, c'est bien un système doublement paradoxal qui est à l'œuvre, le comble de l'attente faisant suite à une première déception. Quelle signification, tout à la fois culturelle et littéraire, convient-il d'identifier dans cette configuration complexe d'attente déçue et de comble de l'attente? Si l'on s'en tient à la seule macrostructure d'ensemble, ressaisissant dans sa globalité les deux autres paradoxes segmentés et secondaires, on observe, pour chacun des cas, une direction positive de l'évocation. Quel que soit le contexte envisagé, la transformation apparaît bien croissante ou conjonctive, et le sens général qui se dégage de cette variation ne peut être que favorable, la valeur ou la signification correspondant, selon le cas, à l'ouverture, à la naissance ou à la vie… L'orientation des polarités (d'abord négative, et, pour finir, positive) laisse, par ailleurs, apparaître une telle homologie de structure avec le mythe culturel fondateur du Christianisme que peut être légitimement formulée l'hypothèse suivant laquelle l'œuvre fictionnelle gracquienne se serait élaborée dans une référence quasi constante à ce mythe. Il est évidemment impossible, à partir de ce seul constat, de mesurer l'influence respective des différentes composantes de la culture, et d'évaluer, en particulier, si l'homologie de structure observée entre l'œuvre fictionnelle de J. Gracq et le mythe christique procède d'une influence ou d'une emprise directe, ou si elle résulte de la médiation d'une culture littéraire et artistique, en tant que mode dérivé des représentations culturelles. On peut, néanmoins, considérer comme un acquis qu'entre toutes ces composantes de la culture héritée du Christianisme, la référence religieuse originelle et les schèmes culturels paradoxaux qu'elle a pu initier et modeler, ou induire, selon divers processus de dérivation, ou de mutation culturelle, constituaient encore pour l'auteur J. Gracq, au moment même où son œuvre fictionnelle a été produite, des formes de détermination du sens qui demeuraient fortement opératoires. Le système interne de l'œuvre gracquienne, y compris dans ses caractéristiques esthétiques, porte, de toute évidence, les marques ou les traces des paradoxes fondateurs structurant la culture chrétienne et le système de significations qui en découle. S'il est vrai, à partir de cette constatation, que le mythe christique sert de référence à cette œuvre littéraire et que la configuration esthétique de cette œuvre s'est probablement élaborée au contact de ce modèle de représentations, faut-il conclure à une stricte relation de dépendance des dimensions littéraires et esthétiques de cette œuvre par rapport à la culture? Comme nous avons, en effet, pu l'observer amplement à l'occasion du dernier chapitre, loin d'adhérer au système de croyances autour duquel s'est, dans une large mesure, progressivement constituée et développée la culture occidentale, J. Gracq ne cesse, dans les commentaires qu'il a pu faire de son œuvre, de manifester une distance et un éloignement marqués vis-à-vis du Christianisme institué. De telles prises de position et le renouvellement, constaté au fil l'œuvre, des figures ou des thèmes propres à la religion chrétienne, ou leur transformation graduelle, n'invitent-elles pas à revisiter et à tenter d'élucider la relation que l'auteur et son œuvre entretiennent avec le religieux lui-même et avec les évolutions que cette composante décisive de la culture a connues dans le siècle?

Notes
1226.

Murat (Michel), «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq Étude de style II Poétique de l'analogie, Paris, José Corti, 1983, pp. 251-252.

1227.

Ibid. p. 252.

1228.

Collot (Michel), La poésie moderne et la structure d'horizon (1989), Paris, PUF, (2ème édition mise à jour), 2005, p. 24.