II. 2 Métamorphoses du religieux, ou "l'embellie tardive".

Ainsi donc, comme nous venons de le rappeler, entre les choix esthétiques de l'œuvre (représentés par le paradoxe d'une attente qui ne trouve son accomplissement que dans la déception) et le mythe christique, s'exprime une relation, de toute évidence, marquée par l'identité d'une même structure doublement paradoxale. À cette première relation s'en ajoute une seconde caractérisée, quant à elle, par la divergence et la contradiction, celle consistant pour l'auteur à se référer le plus souvent au Christianisme pour en souligner la progressive disparition. L'effacement graduel des formes et des représentations religieuses du Christianisme, tel qu'il se manifeste dans l'œuvre, n'est, en effet, pas seulement un écho du processus de sécularisation du religieux lié à la modernité et observé de longue date par les études sociologiques. Cet estompement doit être également interprété comme une prise de position, elle-même paradoxale, que l'artiste adopte vis-à-vis d'un religieux toujours prégnant dans le domaine culturel et à l'égard des évolutions constatées. Une telle prise de position, même si elle peut apparaître comme l'expression du point de vue de l'auteur, ne prend véritablement tout son sens que par rapport à l'œuvre elle-même et, plus largement, aux domaines littéraire et artistique en général. Lorsque, par cet estompement graduel du religieux dans son œuvre fictionnelle, J. Gracq opte pour une orientation dégressive, c'est-à-dire pour le "désenchantement" (lequel rejoint, à l'évidence, les choix narratifs déceptifs de l'œuvre), il se trouve manifestement en accord avec son temps, pour lequel l'enchantement du religieux a, tout au moins majoritairement, cessé de fonctionner. Pourtant rien n'indique que l'auteur acquiesce totalement à de telles évolutions, le refus d'une attitude ou d'une obédience strictement religieuse s'accompagnant, chez lui, en effet, d'un maintien d'une certaine sympathie à l'égard des aspects les plus mystérieux ou les plus secrets du religieux. Si une telle sympathie ne peut être, en l'occurrence, réduite à l'expression nostalgique des enchantements antérieurs, l'intérêt suscité par les côtés les plus énigmatiques de la sacralité religieuse est vraisemblablement lié à un investissement esthétique de cette sacralité du religieux et à une reconnaissance de ses valeurs proprement poétiques, ainsi que de ses fonctions fondatrices, voire séminales, en matière de culture et d'art. C'est au moins ce que semble signifier le choix esthétique des thématiques liées au mystère, au sacré et au magique, qui trouvent leur parfaite illustration dans le mythe du Graal et dans Le roi pêcheur. C'est aussi ce que pourraient confirmer diverses prises de position de l'auteur qui apparaissent, à première approche, pour le moins conservatrices à l'égard du religieux. Dans André Breton, J. Gracq ne déplore-t-il pas le sentiment de déréliction et de dégradation atteignant une existence humaine survivant à la mort de Dieu:

‘"On est certes en droit de dire – et c'est trop évident – en suivant le fil des courants de pensées les plus aigus, les plus conscients qui la traversent, que le désespoir de notre époque est fait de ce qu'à la certitude de la «mort de Dieu» survit paradoxalement et même s'alimente le sentiment poignant de la chute de l'homme." 1229 ? ’

Éclairante de ce point de vue "antimoderne" paraît la mauvaise humeur manifestée par l'auteur, dans une page des Lettrines 2, face aux évolutions et adaptations récentes de l'Église conciliaire ou post-conciliaire:

‘"Pour déceler la mue actuelle du catholicisme, Huysmans est une bonne pierre de touche. Ce à quoi il s'est converti, c'est tout ce que l'Église vient de larguer, et rien que ce que l'Église vient de larguer. On peut d'ailleurs penser que les conversions d'écrivains et d'artistes vont se faire rares, mais le pape s'en moque, et mise pour l'avenir sur des races moins énervées: «Faites entrer les Noirs» is the motto – les civilisés de la vieille Europe sont en passe de lui devenir le poids mort que furent vite les premiers chrétiens juifs par rapport aux Gentils." 1230

En dehors du sort de l'œuvre de Joris-Karl Huysmans, dont la quête esthétique est difficilement séparable, en effet, de la quête spirituelle qui a conduit cet auteur à la conversion et à l'état monastique, si les récents aggiornamentos entrepris par le Concile Vatican II sont ici condamnés par J. Gracq, c'est moins, bien évidemment, pour des questions proprement religieuses que pour les risques d'effritement et de désagrégation auxquels de telles ruptures dans le rite exposent le système symbolique de la culture et, par voie de conséquence, les conditions de création et de réception de l'art dans cette même ère culturelle. C'est dire combien, aux yeux de J. Gracq, l'ensemble des figures, des représentations et des symboles, constituant ce qu'on appelle une culture et fournissant à l'écrivain le fonds anthropologique et la matière première de son œuvre, se trouve étroitement coordonné avec le système des croyances et des rites qui interprète le rapport au monde de cette culture.

Le fait que J. Gracq ait une conscience aussi vive du rapport entre l'art, la culture et la dimension religieuse de celle-ci ne se traduit pas seulement par la configuration particulière de son œuvre dramatique et narrative. Cette idée affleure souvent dans les textes fragmentaires, réflexifs ou critiques, comme les Lettrines. Il est une page des Eaux étroites, où l'auteur, au terme presque de l'itinéraire décrit par le récit, évoque les métamorphoses de la lumière en des termes qui semblent théoriser l'active détermination de certaines représentations culturelles et religieuses sur l'émotion esthétique elle-même:

‘"S'il y a une constante dans la manière que j'ai de réagir aux accidents de l'ombre et de la lumière qui se distribuent avec caprice tout au long de l'écoulement d'une journée, c'est bien le sentiment de joie et de chaleur, et, davantage encore peut-être de promesse confuse d'une autre joie encore à venir, qui ne se sépare jamais pour moi de ce que j'appelle, ne trouvant pas d'expression meilleure, l'embellie tardive – l'embellie, par exemple, des longues journées de pluie qui laissent filtrer dans le soir avancé, sous le couvercle enfin soulevé des nuages, un rayon jaune qui semble miraculeux de limpidité– l'embellie mouillée et nordique de certains ciels de Ruysdaël – l'embellie crépusculaire au ras de l'horizon, plus lumineuse, plus chaude, que je vais revoir quelquefois au Louvre dans un petit tableau de Titien qui me captive: La Vierge au lapin. Une impression si distincte de réchauffement et de réconfort, plus vigoureuse seulement peut-être pour moi que pour d'autres en de telles occasions, n'est pas sans lien avec une image motrice très anciennement empreinte en nous et sans doute de nature religieuse: l'image d'une autre vie pressentie qui ne peut se montrer dans tout son éclat qu'au-delà d'un certain «passage obscur», lieu d'exil ou vallée de ténèbres." 1231

L'importance de ce passage réside moins dans les structures d'un texte descriptif qui, à l'égal du système esthétique de l'œuvre fictionnelle gracquienne, présentent les caractéristiques du double paradoxe, reconnaissable comme la marque propre des récits fondateurs du Christianisme, comme nous venons de le rappeler, que dans l'affirmation, suggérée en filigrane par le discours religieux et par les références en matière d'art, d'une conjonction possible entre la démarche esthétique et poétique et celle de la contemplation mystique. L'intérêt que présente, au regard de notre étude, "l'embellie tardive" consiste, en effet, comme on peut voir, dans la suggestion que l'expérience, ou l'émotion, proprement esthétique "peut se laisser penser comme une phénoménologie du sacré" 1232 . Si, en effet, le "sentiment de joie et de chaleur" par lequel se trouve décrit le retentissement émotionnel produit par le jeu d'ombres et de lumières se prolonge dans la "promesse confuse d'une autre joie encore à venir" 1233 , c'est qu'une telle émotion, spécifiquement esthétique, ne trouve sa pleine expressivité que dans une référence à l'enchantement religieux. Pour donner toute son ampleur à l'expérience offerte par le spectacle de la nature, que les peintres s'emploient significativement à représenter dans leurs œuvres, comme le rappellent les références à Ruysdael et à La Vierge au lapin de Titien, J. Gracq n'hésite pas à la décrire dans les termes mêmes d'une contemplation mystique. Et l'effet émotionnel qui l'accompagne n'est pas sans rappeler l'action de la grâce sur le mystique pensé comme "un «réceptacle» du divin" 1234 , au sens où Max Weber oppose cette "mystique comme possession contemplative du salut" à "l'ascèse active, c'est-à-dire [à] une action voulue par Dieu" 1235 . Mais, en dépit de ses liens "avec une image motrice très anciennement empreinte en nous et sans doute de nature religieuse", cette expérience d'une "contemplation qui fuit le monde" 1236 glisse-elle, pour autant, d'une manifestation métaphorique du sacré à une véritable théophanie? Rien n'est moins sûr. Cette expérience faisant "paraître quelque chose qui est de l'ordre du sacré" 1237 rappelle, dans ses formes tout à la fois esthétiques et apparemment mystiques, l'extase d'un Trévrizent fixant "avec stupeur un rayon de soleil qui se glisse dans la cabane" 1238 . Elle fait également écho au regard absorbé qu'Aldo porte, depuis le jardin de Selvaggi, sur l'horizon incendié par le soleil couchant:

‘"Le soleil se couchait derrière la muraille de forêt d'un noir d'encre; une brume couvrait déjà les pentes basses du jardin et montait comme une marée vers notre observatoire; dans une immobilité tendue, je fixais jusqu'aux dernières lueurs les silhouettes des arbres sombres qui se découpaient sur la bande lumineuse de l'horizon. Là s'était fixé le dernier regard de Vanessa; j'attendais de voir paraître ce qu'il m'avait mystérieusement désigné." 1239

Ce que recherchent, en réalité, Trévrizent et Aldo, comme le narrateur des Eaux étroites, dans la lumière qui éclaire l'horizon contemplé, ce n'est pas tant la présence d'un au-delà absolu, que "les œuvres d'art s'interdisent de s'incorporer" 1240 , pour reprendre ici les termes de T. W. Adorno. Ce que leur regard s'emploie à discerner et ce qu'il invite à voir, au-delà des réalités contemplées, et dans des formes il est vrai proches de celles que met en jeu la contemplation mystique, c'est un "horizon d'indétermination, comme une totalité seulement entr'aperçue" 1241 . Une telle configuration est pour J. Gracq et pour les protagonistes de ses fictions, à qui l'auteur prête ses propres désirs d'exploration du sens, une manière de désigner ou de figurer l'art comme la promesse d'une signification seulement pressentie. Comme le remarque Michel Collot, "ce qu'Aldo cherche dans le regard de Vanessa, c'est moins une présence qu'une «absence», moins une invitation à l'intimité, que le creusement d'une distance, le dépaysement d'un ailleurs, l'appel d'un horizon dérobé." 1242

Ainsi la référence au religieux, ou au sacré, dans l'œuvre littéraire de J. Gracq, ne conduit pas, en dépit des homologies constatées et du mouvement vers un hypothétique au-delà que certains passages semblent esquisser, contrairement à certains écrivains ou poètes contemporains comme Jean-Claude Renard, "à l'inscription d'une transcendance" 1243 . Le Christianisme, aux yeux de J. Gracq, doit être considéré, non comme un choix délibéré, mais comme un donné culturel qui s'impose à l'auteur. Une page d'En lisant en écrivant montre assez l'idée que celui-ci se fait de la longévité et de la prégnance de l'hypotexte religieux sur le système culturel et sur les productions artistiques ou littéraires, c'est le passage où l'auteur évoque l'œuvre de Georges Bataille, une œuvre à laquelle la religion chrétienne a imprimé, à l'insu ou non de son auteur, sa marque toute spécifique:

‘"Plus d'une fois, [cette œuvre] renvoie au paysage spirituel du christianisme aussi fidèlement que le relief de la médaille au creux du moule. La religion de Jésus – et son climat affectif surtout – fût-elle oubliée, qu'on s'en ferait encore quelque idée d'après le négatif que sont ses livres tout comme on peut esquisser la carte des anciens glaciers rien qu'au relevé des portions de continent qui se soulèvent. L'après-christianisme ne pourrait commencer vraiment qu'après la fin de ces mouvements que les géophysiciens appellent eustatiques, presque aussi lents que les pesées séculaires qu'ils tendent à compenser. Même si Nietzsche a raison, un Dieu mort règne longtemps encore par les contre-poussées équilibrantes dont il impose et règle la distribution." 1244

La position on ne peut plus transgressive d'un auteur tel que G. Bataille à l'égard du religieux n'empêche pas son œuvre, iconoclaste s'il en est, de porter, comme en creux, l'empreinte du système culturel et de sa composante religieuse. Ainsi peut s'expliquer l'écart existant entre l'affiliation culturelle de l'œuvre fictionnelle gracquienne et les prises de positions plus que nuancées, elles aussi culturelles, qu'a développées l'auteur à l'égard du Christianisme et de son influence persistante dans le champ des créations artistiques et littéraires. Pour rendre compte de la relation complexe existant entre le système culturel et l'œuvre de J. Gracq, il convient donc d'établir une nette distinction entre deux niveaux. À un premier niveau, qu'on peut considérer comme une structure fondamentale et synchronique, c'est une certaine invariabilité des formes qui prédomine avec la permanence du double paradoxe. À un autre niveau, on est en présence de variations et de formations plus diachroniques, plus autonomes et plus imprévisibles, les évolutions constatables dans l'œuvre faisant écho aux changements survenus dans les structures socioculturelles elles-mêmes, mais étant aussi le fait d'une construction, opérée par l'être de culture qu'est l'auteur. Un décalage profond semble donc se révéler, dans l'œuvre elle-même, entre d'une part, l'influence reconnue du linéament religieux proprement dit, et la réserve affichée par rapport à ce même religieux. Et tout se passe comme si l'œuvre était d'autant plus tenue de marquer ses distances dans son rapport au système culturel que celui-ci se révèle comme une source de déterminations pour l'œuvre et pour ses formes proprement esthétiques.

Notes
1229.

Gracq (Julien), André Breton Quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1989, p. 457.

1230.

Gracq (Julien), Lettrines 2 (1974), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, pp. 290-291.

1231.

Gracq (Julien), Les Eaux étroites (1976), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, pp. 544-545.

1232.

Pinson (Jean-Claude), Habiter la vie en poète Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 124.

1233.

Gracq (Julien), Les Eaux étroites (1976), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 544.

1234.

Weber (Max), "Considération intermédiaire: théorie des degrés et des orientations du refus religieux du monde" (1920), in Sociologie des religions, (textes réunis, traduits et présentés par Jean-Pierre Grossein), Paris, Gallimard, 1996 (pour la traduction française), (coll. Tel) p. 414.

1235.

Ibid. pp. 413-414

1236.

Ibid. p. 414.

1237.

Pinson (Jean-Claude), Habiter la vie en poète Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 129.

1238.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 72.

1239.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, pp. 53-54.

1240.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970), (traduit de l'allemand par Marc Jimenez et Éliane Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p. 152.

1241.

Collot (Michel), La poésie moderne et la structure d'horizon (1ère édition: 1989), Paris, PUF, 2005, p. 163.

1242.

Ibid. p. 98.

1243.

Renard (Jean-Claude), Notes sur la poésie, Paris, Le Seuil, 1970, p. 125.

1244.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 704.