II. 3. "Ni avec toi ni sans toi".

Que l'autonomie de l'œuvre littéraire par rapport au système culturel et à ses différentes composantes ne constitue pas un donné et que J. Gracq ait eu pleinement conscience de la nécessité de démarquer son œuvre de ses origines culturelles pour en préserver la nature proprement esthétique, la preuve pourrait en être fournie par la volonté même que l'auteur affiche quelquefois de "cisailler les amarres qui le relieraient exclusivement au christianisme" 1245 . Si les motivations de J. Gracq semblent claires (il s'agit d'éloigner les interprétations douteuses de son œuvre et de rendre inapplicable "toute tentative de baptême à retardement et de fraude pieuse" 1246 ), en revanche les affirmations avancées s'avèrent plus complexes qu'il n'y paraît à première approche. Le plus souvent, en effet, le propos de l'auteur apparaît, là aussi, singulièrement paradoxal, puisqu'il tend à conférer un sens exclusivement esthétique à des références culturelles pourtant, d'évidence, marquées par des connotations ou des significations religieuses, c'est-à-dire reliées à un système de compréhension originellement théologique. C'est ainsi notamment que, dans l'"Avant-propos" du Roi pêcheur, l'auteur signale la perspective anti-tragique des mythes médiévaux dans des termes qui, loin d'en reconnaître l'origine chrétienne, ou d'en attribuer au christianisme lui-même une certaine "part de lumière" 1247 , (difficilement séparable pourtant d'une échappée résurrectionnelle, ou de l'au-delà des ténèbres traversées), se contente d'y voir un simple récit ouvert:

‘"Les mythes du Moyen Age ne sont pas des mythes tragiques, mais des histoires «ouvertes» – ils parlent non pas de punitions gratuites, mais de tentations permanentes et récompensées (Tristan: la tentation de l'amour absolu – Perceval: la tentation de la possession divine ici bas) vus sous un certain angle, ils sont un outil forgé pour briser idéalement certaines limites." 1248

Au surplus, la "part de lumière" que l'auteur ne concède pas aux origines chrétiennes, mais dont il préfère interpréter la forme anti-tragique dans un sens strictement esthétique, ne préfigure-t-elle pas "l'embellie tardive", cette expérience fondamentale évoquée dans Les Eaux étroites et qu'il reconnaît, (une fois n'est pas coutume), comme nous venons de le voir, n'être pas "sans lien avec une image motrice très anciennement empreinte en nous et sans doute de nature religieuse" 1249 ? Si l'on peut donc aisément admettre que J. Gracq a conscience, avec le mythe du Graal, ou avec celui de l'Apocalypse, de produire une œuvre littéraire à partir d'un matériau religieux, il s'avère, en revanche, manifestement soucieux de maintenir une distance entre les deux réalités, sans doute, comme l'affirme T. W. Adorno, "parce que le sens esthétique ne se confond pas immédiatement avec le sens théologique" 1250 , mais sans doute aussi pour démarquer sa propre production esthétique d'une détermination qui n'est pas moins active, ni manipulatrice pour l'auteur, que ne l'est l'opération discursive d'un narrateur pour le personnage d'un récit 1251 .

L'œuvre fictionnelle de J. Gracq semble attester, dans les formes paradoxales qu'elle a pu prendre, une volonté de l'auteur de résister à une double manipulation. La première serait celle exercée par l'hypotexte religieux et par ses mythes constitutifs traditionnels et qui pourrait, dans l'œuvre, être symbolisée par l'action manipulatrice et "antimoderne" qu'opèrent, sur les protagonistes évolutifs, ou faustiens, les personnages contre-évolutifs, ou apolliniens, voire une instance auctoriale (dans le cas des deux dernières œuvres du corpus). La seconde manipulation, inverse de la précédente, serait celle formée par les séductions de l'idée moderne, représentée, notamment dans Le roi pêcheur, à travers ce que l'auteur désigne comme "une aspiration terrestre et presque nietzschéenne à la surhumanité" 1252 , ou comme une "tentation de la possession divine ici-bas" 1253 , séductions manipulatrices qui inspirent les héros faustiens, ces "forceurs de blocus", et les conduisent dans leur action, manifestement dirigée contre le passé ou la tradition, à "briser idéalement certaines limites" 1254 et, comme l'exprime si fortement Perceval lui-même, à vouloir "ici-bas – maintenant – [faire] éclater de blancheur cette chair punie" 1255 . Mais la complexité du système de l'œuvre gracquienne réside en ceci que son auteur semble tour à tour marquer son intérêt et sa répulsion pour les deux perspectives antagonistes et leurs systèmes de valeurs respectifs et qu'au discrédit qui se trouve jeté sur la manipulation "contre-évolutive" répond celui dans lequel tombe invariablement l'autre manipulation. Une telle tension existant, au cœur de l'œuvre, entre les deux postulations – antimoderne et d'origine théocentrique, opposée à moderne et de nature anthropocentrique – semble avoir été décrite, dans toute son intensité, par J. Gracq lui-même dans l'Avant-propos de sa pièce:

‘"Reste au centre, au cœur du mythe et comme son noyau, ce tête à tête haletant, ce corps à corps insupportable – ici et maintenant, toujours – de l'homme et du divin, immortalisé dans «Parsifal» par la scène où le roi blessé élève le feu rouge du Graal dans un geste de ferveur et de désespoir qui figure un des symboles les plus ramassés que puisse offrir le théâtre – un instantané – des plus poignants que recèle l'art – de la condition de l'homme, qui est, seul entre tous les êtres animés, de sécréter pour lui-même de l'irrespirable, et, condamné à ce tête à tête fascinant et interminable avec ce que de lui-même il a tiré de plus pur, de ne pouvoir faire autre chose que de répéter l'exaltante et désespérante formule: «Je ne puis vivre ni avec toi, ni sans toi.» 1256

Certes ce passage évoque l'œuvre lyrique du Parsifal, considérée ici comme une sorte de modèle indépassable en matière d'art. Mais, dans la représentation de cette scène de l'opéra wagnérien, si capitale pour la formation de la vocation littéraire de J. Gracq 1257 , l'extrait de l'"Avant-propos" ne retient de la figure d'Amfortas, "lieu de contact du divin et du terrestre" 1258 , que le rapport conflictuel entre l'homme et le sacré. Et "la température d'orage que dégage ce tête à tête sans rémission", à laquelle Le roi pêcheur se trouve pleinement accordé, est bien celle qui retient l'attention de l'auteur, au point qu'il va jusqu'à "donner au personnage d'Amfortas la place centrale" 1259 , même s'il répartit, dans sa propre pièce, les éléments du conflit sur deux figures distinctes, Amfortas et Perceval. L'opposition entre l'humain et le divin qu'évoque ce passage, et qui vaut aussi bien pour l'œuvre de Wagner que pour celle de J. Gracq, peut aussi être lue comme un témoignage culturel, offert par l'art, du mouvement de "décentrement anthropocentrique" en train de s'opérer à "ce moment de notre histoire où les valeurs commencent à vaciller, où est remis en question un ordre du monde [autrefois] légitimé par la divinité" 1260 . Au moment où le paradoxe synchronique hérité du Christianisme entre le divin et l'humain tend à se déliter dans l'espace social et où le Christianisme lui-même s'efface au profit d'une sécularisation triomphante, l'aspect évolutif de l'œuvre gracquienne (soit l'estompement graduel de la référence chrétienne), sans mettre en question le caractère fondamental du mythe, vient contredire son aspect invariant. En admettant que "l'exaltante et désespérante formule: «Je ne puis vivre ni avec toi, ni sans toi.»" 1261 dise quelque chose du rapport, dans l'art tel que J. Gracq le conçoit et tel qu'il l'a représenté dans sa pièce et dans ses récits, entre la dimension esthétique de l'œuvre et une certaine extériorité ou hétéronomie culturelle, voire sacrée ou religieuse, que peut bien signifier cette formule, selon cette perspective?

Répondre à cette question revient à s'interroger sur l'identité du "je" qui s'exprime dans la phrase entre guillemets et sur celle de son supposé destinataire: "«Je ne puis vivre ni avec toi, ni sans toi.»". Selon les présupposés propres à la communication linguistique, "je et tu appartiennent à la classe des embrayeurs: l'être qu'ils visent ne peut être identifié que par référence à l'instance de l'énonciation et à ses coordonnées spatio-temporelles." 1262 Or, s'il est manifeste, dans le passage considéré, que le "je" énonciateur ne peut correspondre qu'à l'homme dont la condition est "de ne pouvoir faire autre chose que de répéter l'exaltante et désespérante formule", cet homme, représenté sous les traits d'Amfortas élevant "le feu rouge du Graal" et "condamné à ce tête à tête fascinant et interminable avec ce que de lui-même il a tiré de plus pur", ne peut-il symboliser, par une sorte de substitution métonymique, le créateur de l'œuvre dans la relation contradictoire que son œuvre d'art elle-même entretient avec le sacré ou avec le religieux? À moins que le "je" ne désigne l'œuvre esthétique, et l'œuvre littéraire en particulier, énonçant, à travers une sorte de prosopopée de l'art, les conditions de sa propre existence? Toujours est-il que cette formule, dans sa concision et dans son expression paradoxale, semble résumer tout le paradoxe du rapport contradictoire que l'œuvre fictionnelle gracquienne entretient avec le sacré, ou tout autre dimension d'extériorité, ou d'hétéronomie. Une telle œuvre ne peut "vivre", en effet, sans relation avec cette autre dimension qui, d'une part, en constitue, l'origine (ou le principe actif et séminal) et qui, d'autre part, en est le point de fuite infini et absolu que certes l'œuvre n'atteindra jamais, mais qui lui est vital, puisqu'il permet à cette œuvre de survivre en s'acheminant, sans fin, vers une ligne d'horizon toujours ouverte. Et l'on pourrait ici appliquer à l'œuvre fictionnelle de J. Gracq ce que J. Starobinski dit de la poésie de René Char: se développant "entre un passé et un futur, [elle] s'arrache à un espace originel, [elle] est pointé[e] vers un lointain qui ne peut être que pressenti et qui est destiné à demeurer inaccessible" 1263 . Mais cette condition, "sans" laquelle l'œuvre d'art "ne peu[t] vivre", pour vitale qu'elle soit, n'en est pas moins "désespérante" et mortifère, si son affirmation nécessaire a pour contrepartie de restreindre et d'enfermer la création elle-même dans une relation de dépendance aux hypotextes culturels ou religieux. S'il est bien vrai, comme nous l'avons supposé plus haut, que s'exprime ici, dans cette prosopopée de l'art, l'œuvre fictionnelle de J. Gracq et qu'elle y affirme "ne [pouvoir] vivre avec" une telle dimension, quelles significations peut-on associer à cette prise de position inverse de la précédente? Il pourrait s'agir, pour l'auteur, convaincu de l'emprise du mythe sur ses propres créations culturelles, de marquer sa volonté d'y échapper, ce que semble confirmer l'évolution diachronique de son œuvre narrative et dramatique, laquelle évolution, en éliminant progressivement tout religieux chrétien, paraît pleinement de son temps, mais surtout assure l'autonomie de l'objet esthétique par rapport au substrat mythique et culturel. À cet égard, la détermination de l'auteur n'est pas moindre que celle du protagoniste d'Un balcon en forêt qui cherchait, par tous les moyens, y compris sa propre disparition, à échapper à l'emprise de son narrateur:

‘"Il resta un moment encore les yeux grands ouverts dans le noir vers le plafond, tout à fait immobile, écoutant le bourdonnement de la mouche bleue qui se cognait lourdement aux murs et aux vitres. Puis il tira la couverture sur sa tête et s'endormit." 1264

Ainsi, de toute évidence, l'œuvre fictionnelle de J. Gracq n'est pas seulement l'expression d'une culture. En prenant, pour point de départ, le système interne de cette œuvre qui coïncide, en effet, avec le double paradoxe orienté du mythe christique, mais en s'appuyant aussi sur l'estompement de la référence religieuse qui caractérise, en diachronie, la production fictionnelle de J. Gracq, l'analyse a permis de révéler, au moins partiellement, la nature des relations complexes qu'entretiennent les composantes esthétique et culturelle de cette oeuvre. Sans être de totale autonomie, le rapport entre l'objet proprement esthétique que forme la production dramatique et narrative de J. Gracq et la culture dont elle relève ne se définit pas davantage comme un rapport de simple filiation, ou de reproduction dépendante des hypotextes mythiques ou religieux. Là aussi, ce n'est que sous un aspect paradoxal que peut être décrite la relation de tension entre les deux réalités. Le système d'oppositions et de connivences qui organise cette relation pourrait, du reste, s'originer dans le rapport lui-même complexe que l'auteur a très tôt entretenu avec le religieux, et avec le sacré, deux réalités qu'il est loin de confondre, lorsqu'il s'exprime sur le sujet:

‘"Je ne crois pas avoir l'esprit religieux: les questions qui passent pour obséder les esprits de ce genre, je ne me les pose à peu près jamais. En revanche – dépourvu que je suis de croyances religieuses – je reste, par une inconséquence que je m'explique mal, extrêmement sensibilisé à toutes les formes que peut revêtir le sacré, et Parsifal, par exemple, a pris pour moi sans qu'il y ait déperdition de tension affective – au contraire – la relève d'une croyance et d'une pratique qui se desséchait en moi." 1265

Ainsi le climat de sacralité et de religiosité dans lequel nous fait entrer toute représentation, ou toute lecture, du Roi pêcheur s'accompagne d'un "refus net, vif, catégorique de mêler l'histoire du Graal à celle du christianisme". Un tel refus, selon B. Boie "n'est pas non plus exclusivement négatif". En fait, il traduirait plutôt la volonté qu'a l'auteur de redonner toute sa force à la notion de sacré, "comme s'il fallait d'abord défaire tous les liens qui attachaient la légende à une religion pour pouvoir lui restituer son essence sacrée." 1266 Cette relation paradoxale ne constitue, en définitive, que le prolongement des différents paradoxes de l'œuvre, et tous ces paradoxes pourraient ne former qu'une seule figure, celle d'une œuvre affirmant tout à la fois sa dépendance au système culturel (dans lequel la composante religieuse, même transformée en représentation sacrée, paraît avoir joué un rôle déterminant de fascination pour l'auteur) et, par rapport à ce même système, l'autonomie radicale de ses visées proprement esthétiques. La recherche de cette autonomie n'exclut pas, mais suppose, au contraire, que l'œuvre elle-même se voit attribuer par le texte et sa configuration propre, une certaine sacralité: au même titre que la parole poétique, l'œuvre dramatique et narrative de J. Gracq peut être interprétée, comme "une parole ritualisée par des formes réglées qui la distinguent d'une parole profane" 1267 .

Notes
1245.

Le Guillou (Philippe), Julien Gracq Fragments d'un visage scriptural, Paris, La Table Ronde, 1991, p. 140.

1246.

Gracq (Julien), "Avant-propos", Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 11

1247.

.Ibid.

1248.

Ibid. pp. 11-12.

1249.

Gracq (Julien), Les Eaux étroites, in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1995, pp. 544-545.

1250.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970) (traduit par M. Jimenez et E. Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p.217.

1251.

On peut se référer, à ce sujet, aux pages de la présente thèse consacrées au rapport conflictuel entre le protagoniste Grange et le narrateur d'Un balcon en forêt [cf. supra Chapitre V, section II. 3: "une attente pure, aveugle"]

1252.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, p. 12.

1253.

Ibid. p. 10.

1254.

Ibid. p. 11.

1255.

Ibid. p. 71.

1256.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, pp. 15-16.

1257.

La scène évoquée par ce passage correspond à celle de l'Acte I du Parsifal, où Amfortas, sous la pression conjuguée de son père, Titurel, et des chevaliers présents, accepte de célébrer le saint office malgré sa douleur et son désespoir: "Amfortas, le visage transfiguré, lève le Graal et le présente doucement de tous les côtés" [Wagner (Richard), Parsifal, in Guide des opéras de Wagner, (sous la direction de Michel Pazdro), Paris, Fayard, p. 822.

1258.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, p. 16.

1259.

Ibid..

1260.

Laplantine (François), L'Anthropologie, Paris, Seghers, 1987, p. 179.

1261.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-propos", Paris, José Corti, 1948, pp. 15-16.

1262.

Arrivé (Michel), Gadet (Françoise) et Galmiche (Michel), La grammaire d'aujourd'hui: guide alphabétique de linguistique française, (article "personnels (pronoms)") Paris, Flammarion, p. 495.

1263.

Starobinski (Jean), "René Char et la définition du poème", in Courrier du Centre International d'études poétiques, n°66, cité dans Collot (Michel), La poésie moderne et la structure d'horizon, Paris, PUF, 1989, p. 168.

1264.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 253.

1265.

Gracq (Julien), "Entretien avec Jean Carrière", in Œuvres complètes, II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, pp. 1236-1237.

1266.

Boie (Bernhild), "Notice du Roi pêcheur", in Gracq (Julien), Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 1242.

1267.

Pinson (Jean-Claude), Habiter la vie en poète Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 127.