Conclusion

Comment conclure à propos d'une œuvre qui jette un tel discrédit sur la notion même de fin? Au terme de cette recherche, il apparaît pourtant que l'œuvre narrative de J. Gracq, produite dans les années 1940-1950, présente, par les thématiques et les structures choisies, des caractéristiques et des contours complexes que seul le paradoxe parvient à décrire. En l'occurrence, et en premier lieu, le thème de l'attente et ses différents motifs qui, on s'en souvient, se présentaient à nous, "moins comme la possibilité d'un choix, que comme une véritable mise en demeure" 1268 doivent, de toute évidence, être décrits dans des formes contradictoires et paradoxales. Que l'on observe, en effet, l'espace de l'attente et son rapport au temps, ou que l'on considère l'attente saisie comme tension entre désir et crainte, force est de constater une structuration dualiste et bipolaire reposant sur des antagonismes fortement marqués. C'est ainsi que la perspective d'un retour en force de la puissance du Graal, dans Le roi pêcheur, est tout autant redoutée qu'espérée, tandis que les espoirs investis par les personnages évolutifs du Rivage des Syrtes suscitent des réactions ou des attitudes inverses chez l'adversaire contre-évolutif. Quant au récit d'Un balcon en forêt, le paradoxe s'y fait plus complexe par rapport aux attentes, puisque les craintes initiales des protagonistes subissent, dans un premier temps, ce que C. Bremond appelle, dans sa Logique du récit, "un processus de réfutation trompeuse, tendant à [les] convertir à l'idée" que la guerre ne serait plus qu'une hypothèse parmi d'autres et que de nouveaux espoirs, quoique infondés, seraient envisageables. Et la suite du récit vient, dans un deuxième temps, inverser cette induction en erreur en leur faisant "également subir un processus de confirmation véridique (de la première information)" 1269 qui les renvoie à leurs craintes premières. Ce même paradoxe des attentes coïncide plus généralement, on s'en souvient, avec les perspectives narratives évolutives et contre-évolutives des trois œuvres du corpus, l'action transformatrice du sujet évolutif ayant pour effet de provoquer, au lieu des améliorations ou des progrès espérés, un processus de dégradation, et l'action contre-transformatrice du sujet contre-évolutif aboutissant, plutôt qu'à maintenir le statu quo en l'état, à relancer et à renforcer le désir d'une nouvelle transformation. Mais le paradoxe n'est pas seulement le fait de l'attente, de ses différents motifs et de la configuration actorielle qui lui est propre. La thématique de la déception, qu'elle relève d'un simple état procédant d'une action extérieure de nature manipulatoire, ou qu'elle résulte de la responsabilité propre du sujet lui-même, de ses choix personnels ou de ses illusions intimes, ne fait qu'amplifier la structuration paradoxale des œuvres. On se souvient, en effet, de la progression observable entre les trois ouvrages, relativement au personnage évolutif du héros. Celui-ci, de victime déceptive qu'il était encore appelé à devenir dans Le roi pêcheur, passe au statut de décepteur actif avecAldo dans Le Rivage des syrtes, tout en étant l'objet d'une manipulation en sous main de la part de Danielo, et finit par concurrencer et supplanter, dans son rôle, le narrateur lui-même avec le protagoniste d'Un balcon en forêt. La situation finale de Grange, bien que déceptive, en effet, au regard de l'Histoire, ne s'en révèle pas moins positive et satisfaisante, si l'on considère l'issue de l'autre "drôle de guerre" qui l'opposait à l'instance narrative du récit. Par un retournement total de sens, la déception devient même alors paradoxalement gratifiante à l'issue d'une transformation des plus inattendues, puisque de simple protagoniste qu'il était, Grange accède au statut d'auteur "à titre posthume". 1270 Car la structure paradoxale, dans l'œuvre fictionnelle de J. Gracq, loin de s'immobiliser en figurations statiques, semble plutôt adopter, sur le modèle magnétique d'un champ de forces qui serait emprunté à la dialectique hégélienne, les traits évolutifs ou les poussées dynamiques d'un dépassement des contraires.

Au surplus, c'est à l'image d'un désir lui-même ambivalent, dont il est une métaphore dynamique et vivante, qu'un tel modèle paradoxal ne structure pas simplement la syntaxe narrative des œuvres du corpus, mais finit par s'imposer, aux yeux du lecteur, comme la matrice ou le principe génératif de leur écriture et de leur configuration. Le roi pêcheur, Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt présentent, en effet, un même schéma narratif d'ensemble qui adopte délibérément et systématiquement, comme forme terminative du récit, à défaut d'être conclusive, la situation d'attente déçue. Ce paradoxe concerne, d'abord, la nature déceptive des trois récits, la fin de chacun offrant, bien que dans des configurations et des contextes variables, une même issue frustrant les désirs du spectateur ou du lecteur. En effet, tandis que le récit lui-même laisse pressentir ou s'emploie à préparer, de différentes manières, une attente comblée, avec tout ce que cela suppose de valeur positive et euphorique, l'issue effectivement choisie vient contredire et frustrer cette même attente. Tout se passe comme si les trois œuvres obéissaient à une stratégie de déception qui ferait corps avec le texte. "Cette stratégie, pour le dire avec les mots de P. Ricœur, consiste à frustrer l'attente d'une configuration immédiatement lisible. Et à placer sur les épaules du lecteur la charge de configurer l'œuvre. La présupposition sans laquelle cette stratégie serait sans objet est que le lecteur attend une configuration, que la lecture est une recherche de cohérence." 1271 . La situation, insolite s'il en est, de refuser au lecteur une attente pourtant annoncée par le texte lui-même ne saurait trouver son explication décisive et ultime dans une référence au contexte social ou historique, bien que l'œuvre de J. Gracq porte aussi la marque de son temps et qu'y soient estampées, avec plus ou moins de relief, les attentes et les déceptions de sa propre génération confrontée à la guerre et au conflit des idéologies. De même, ce choix d'une conclusion déceptive, pour recevoir quelque éclairage non négligeable des différentes approches de type psychocritique, ne trouve pas davantage un ensemble d'explications suffisant dans ce mode de lecture, qu'au surplus notre auteur, comme on sait, tenait en suspicion. S'il est indéniable, en effet, que le texte des trois œuvres est caractérisé par le paradoxe d'une géométrie des attentes les plus intimes et de leur déception, une telle structure, plutôt que d'être traitée comme une sorte de "mythe personnel" assignable à l'inconscient supposé de l'auteur, doit être envisagée en véritable stimulus de la déception du lecteur. Et le fait que le consommateur de l'œuvre littéraire puisse se hasarder, au cours de sa lecture, à des désirs qui demeurent sur le mode du fantasme constitue incontestablement un des points d'ancrage et d'appui pour le dramaturge, ou pour le romancier. Rien de surprenant, dès lors, à ce que les trois récits analysés ici présentent à la coopération fantasmatique du spectateur ou du lecteur une matière capable de déclencher l'investissement du désir et d'en alimenter l'imaginaire. Mais ce qui importe, en l'occurrence, c'est bien le choix unilatéral et paradoxal accompli par l'auteur et consistant à frustrer systématiquement les attentes de son destinataire, plutôt que de les combler. Bien que J. Gracq choisisse de se comporter, comme en d'autres domaines, en décepteur manipulateur, les motivations de son choix ne sauraient pourtant être réduites à des visées psychologisantes ou à des représentations se faisant l'écho de son propre inconscient, de celui du texte ou de celui du lecteur. S'il est difficile d'ignorer cette dimension des trois récits qui permet de rendre compte, comme nous l'avons vu, des relations entre le désir et le paradoxe déceptif, ce dernier semble adopter plutôt pour horizon d'écriture la problématique du récit et la crise que celui-ci traverse depuis plusieurs décennies.

Certes cette crise du récit sous toutes ses formes ne date pas des années 1940 et 1950, décennies où ont été élaborées les trois œuvres de notre corpus, et de nombreux auteurs, bien avant Julien Gracq, avaient diagnostiqué et identifié un problème, chacun y apportant sa solution spécifique. On peut, en particulier, rappeler la contribution décisive à cette réflexion apportée par Jacques Rivière, dont l'étude Le Roman d'aventure, publiée dans la Nouvelle Revue Française en 1913, a pu influencer J. Gracq, comme elle a indéniablement marqué les auteurs de sa génération 1272 . Cette étude constituait, en effet, une sorte de manifeste pour le roman moderne défini comme un récit ouvert:

‘"L'aventure, c'est ce qui advient, c'est-à-dire ce qui s'ajoute, ce qui arrive par-dessus le marché, ce qu'on n'attendait pas, ce dont on aurait pu se passer." 1273

Comme on le voit, le propos de J. Rivière, en formulant le vœu que le "roman d'aventure" corresponde à un récit paradoxal, préparant et sollicitant, chez le lecteur, une attente que les chapitres suivants viennent démentir, ou combler bien au-delà de cette attente, semble préfigurer les options narratives de l'œuvre fictionnelle de J. Gracq. En vérité, tout se passe comme si le versant positif des choix narratifs déceptifs de l'œuvre gracquienne correspondait, selon la logique définie par J. Rivière, à l'effet de surprise et à l'inattendu, ou à l'imprévisible, que suppose un roman ouvert à l'aventure 1274 , à ceci près que, dans l'œuvre de fiction de notre auteur, la fin du récit et son caractère déceptif jouent un rôle déterminant et décisif. Le choix d'une situation finale déceptive, paradoxal s'il en est, semble, en effet, correspondre, dans le cas de l'œuvre narrative gracquienne, à la résolution originale et concertée d'un problème d'orientation esthétique identifié dans le récit. Si l'on envisage sous ce rapport, les textes critiques de J. Gracq relatifs aux œuvres narratives, en particulier romanesques, de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, de Stendhal jusqu'à Malraux et Sartre, il ressort, avec assez d'évidence, que l'écrivain tenait pour facteur responsable de la crise du récit la mauvaise gestion de sa fin et son orientation en quelque sorte finaliste, d’où ne pouvait résulter, à ses yeux, qu'une structure close sur elle-même. Ce que le récit gracquien cherche donc par-dessus tout à conjurer, c'est cette configuration mortifère et finalisée, qui semble, par avance, fermer le récit en le dirigeant inévitablement vers cette sorte de "terminus ad quem"; c'est cette orientation funeste qui fait peser sur le récit les pires mauvais sorts, à l'image de celle du Parsifal de Wagner, le "magicien noir" faisant "de Montsalvat une forêt de bois dormant" dont "il semble que ne puisse plus s'envoler après lui aucun oiseau." 1275 Comment J. Gracq préserve-t-il son propre récit de tels maléfices, sinon en choisissant une structure ouverte, ce qui implique d'abord une fin non conclusive? On observe, en effet, dans chacun des trois récits analysés, une terminaison interrompue qui laisse l'issue narrative délibérément inaccomplie. Tandis que le dénouement espéré par le spectateur du Roi pêcheur est remis à un autre temps ("Un autre viendra" 1276 ), la fin du Rivage des Syrtes offre aulecteur la vision du décor d'un "théâtre vide", magnifiquement disponible pour l'action à venir:

‘"un pas à la fin comblait l'attente de cette nuit vide, et je savais pour quoi désormais le décor était planté." 1277

Le récit d'Un balcon en forêt apparaît, lui aussi, marqué par le même aspect d'imperfectivité, dès qu'on remarque, comme nous l'avons fait au chapitre cinq, le renversement paradoxal des positions respectives des sections finale et intermédiaire du schéma narratif attendu, le récit s'interrompant brusquement sur sa phase la plus dynamique, laquelle prend donc la place de l'étape terminative habituellement statique et conclusive. À cette inversion s'ajoute une situation faussement finale qui, loin de déboucher sur un dénouement stable, c'est-à-dire fixant clairement le sort du protagoniste, demeure résolument équivoque. Mais le récit gracquien, considéré comme mode de résolution paradoxale de la crise du récit, implique aussi une configuration narrative et le choix d'un certain type d'acteurs.

La solution des problèmes spécifiquement esthétiques et le choix d'une orientation non finalisée appellent, au centre du système narratif gracquien, la mise en place d'une catégorie particulière d'acteurs: les personnages évolutifs et contre-évolutifs. À propos de ces personnages, il n'est pas interdit de penser, comme nous l'avons laissé entendre plus haut, que J. Gracq en a trouvé le modèle dans les types "apolliniens" et "faustiens" avancés par O. Spengler 1278 . Quoi qu'il en soit des origines de ces choix, ce qui importe, en l'occurrence, c'est le rôle proprement esthétique représenté par ces personnages dans l'œuvre dramatique et narrative de J. Gracq. Et, là aussi, force est de constater que le système se cristallise et s'organise à nouveau sous forme de paradoxe. Le personnage évolutif, ou "faustien", selon la terminologie spenglérienne, tel Perceval dans Le roi pêcheur, que l'auteur lui-même assimile à un "héros forceur […] de blocus" 1279 , n'incarne t-il pas, à première vue, l'idéal esthétique d'un récit dynamique et ouvert à l'avenir et à l'illimité? Mais, que l'impulsion du sujet évolutif gracquien qui, en tant qu'il est porté vers l'avant, semble pourtant symboliser le dynamisme même du récit, aboutisse à son terme, c'est-à-dire à la conquête par le héros de l'objet de valeur, et ce même mouvement ne peut que se figer et se pétrifier en récit fermé. De même, et réciproquement, si la paralysie toute "apollinienne" qui immobilise, à l'inverse, le sujet contre-évolutif et qui l'amène à contrecarrer de toute sa force d'inertie la dynamique de la quête ou des changements, semble mimer l'aspect des structures narratives fermées, cette même paralysie s'avère, en réalité, correspondre à l'effort positif qui empêche le processus narratif d'aller jusqu'à son terme prévisible et d'aboutir à la forme achevée et attendue, en maintenant ouverte la fin du récit et en laissant la possibilité d'une autre issue, ou d'une fin tout autre... Chacun des deux types de personnages joue donc son rôle dans la partition du système mis en place par l'œuvre et contribue à ce que le processus narratif et créatif, loin d'aller jusqu'à sa phase de complétion et de comble du manque, conserve une structure ouverte. Et cette nouvelle configuration paradoxale ne contribue pas peu à maintenir la question du récit comme une question ouverte ou problématique. Comble du paradoxe, l'état de frustration, sur lequel s'achèvent ces œuvres imperfectives est le moyen permettant à l'attente d'être portée à son comble…

Conçue pour être une réponse à une crise du récit, l'œuvre fictionnelle de J. Gracq pourrait aussi constituer un témoignage sur les tensions entre culture et esthétique, symptomatiques d'une crise culturelle plus large. J. Gracq a-t-il pressenti ou perçu les implications profondément culturelles de la crise du récit à laquelle il tente de remédier par des moyens esthétiques et poétiques? Il est un fait qu'à l'occasion de la conférence prononcée en 1960 devant l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, l'auteur alertait ses auditeurs sur les ruptures profondes auxquelles devaient faire face les écrivains d'aujourd'hui et laissait pressentir une sourde menace:

‘"prenons garde qu'une rupture brutale est en train de se produire dans ces temps mêmes que nous traversons". 1280

À cette mise en garde contre une "culture moderne de l'écrivain" ne se nourrissant "plus, au sens très précis qui est celui de Spengler 1281 , que d'œuvres non de culture, mais de civilisation" 1282 , l'auteur ajoutait une observation de nature à confirmer une telle dégradation:

‘"Autrement dit encore, notre culture repose sur des œuvres élaborées déjà dans le souci de la technique: comment s'étonner que le souci de la technique soit devenu ce qu'il est pour la littérature de notre temps, une préoccupation qui tend à prendre le pas sur toutes les autres, et presque une obsession?" 1283

Quand on sait, en effet, qu'O. Spengler, que J. Gracq cite souvent, envisage la "fin de l'art" sous la forme d'un "fonds de formes figées" 1284 , on ne peut douter ni de la réalité de l'influence, ni de l'existence, chez J. Gracq, d'une réflexion sur la relation entre la crise affectant la production littéraire et artistique et celle touchant plus généralement le domaine de la culture. L'œuvre de J. Gracq s'affirmerait donc comme une réponse complexe à une crise de l'art et à une crise de la culture, sans aucun doute liées l'une à l'autre. Car il ne suffit pas, pour rendre compte de l'œuvre gracquienne, de reconnaître que la substitution qui s'y trouve opérée entre une fin conclusive et enfermante et un horizon ouvert constitue en soi une solution esthétique à toutes les questions soulevées par la crise du récit. Les structures paradoxales qui caractérisent, d'une manière si manifeste, les trois récits de notre corpus ne relèvent pas seulement, en effet, du champ purement littéraire et de ses positions ou prises de positions 1285 spécifiques. Ces mêmes structures paradoxales ne sont pas étrangères, comme nous avons pu le constater, aux schémas fondateurs qui structurent la culture chrétienne occidentale. À l'image des multiples œuvres ou créations qui constituent le patrimoine littéraire et culturel de la "civilisation occidentale qui, même sous forme laïcisée, s'appréhende toujours comme civilisation de l'Écriture" 1286 , l'œuvre gracquienne ne s'est-elle pas, en effet, développée, de manière plus ou moins dérivée et dans des formes de plus en plus autonomes, en marge de cette culture et dans une relation de tension avec son système de représentations symboliques? Mais il ne suffit pas non plus de constater la troublante analogie entre la structure paradoxale autour de laquelle s'articulent les trois œuvres du corpus et le paradoxe propre aux discours et aux récits les plus radicaux du Christianisme. En privilégiant, contre toute attente, une situation déceptive et souvent tragique qui, elle-même, conditionne une continuation de la quête ou de l'attente, la structure adoptée par le récit gracquien n'est pas sans rappeler le paradoxe d'une mort qui rend possible une nouvelle vie, syntagme thématique et narratif si souvent mis en évidence dans les textes fondateurs du Christianisme et dans les commentaires apologétiques que ces mêmes récits ont générés. Car, pour fondée qu'elle soit, une telle assimilation apparaîtrait fort singulière aux yeux de qui connaît avec quels soins sourcilleux J. Gracq, tout en choisissant le mythe du Graal comme référence centrale de son œuvre narrative, a tenu à distance les "racines" exclusivement chrétiennes de ce mythe 1287 .

Pour des raisons qui tiennent assurément, d'une part, à une évolution sociologique conduisant la culture vers une sécularisation toujours plus grande, et qui tiennent, d'autre part, à la relation personnelle complexe, voire paradoxale, que l'auteur entretient avec le système culturel judéo-chrétien, J. Gracq a choisi de traiter le mythe du Graal ou d'autres récits empruntés au même système culturel dans une référence de plus en plus "immanente", pour peu que l'on s'en tienne aux trois œuvres du corpus. Si, en effet, avec Le roi pêcheur, le récit du Graal donne lieu à une réécriture dramatique, dans des formes faisant encore appel au mythe et à une "Promesse" de nature quasi transcendante, puisée aux sources vétérotestamentaires de la Bible judéo-chrétienne, le récit romanesque du Rivage des Syrtes, qui en prolonge le mouvement de quête et les interrogations, s'inscrit, quant à lui, dans une référence historique appuyée, s'il est vrai, comme l'a affirmé l'auteur lui-même, que ce qu'il a "cherché à faire, entre autres choses, [dans ce roman], plutôt qu'à raconter une histoire intemporelle, c'est à libérer par distillation un élément volatil, l'«esprit-de-l'Histoire» […]." 1288 Et, même si Le Rivage des Syrtes fait souvent écho à l'Apocalypse de Jean, la référence s'y fait moins selon les normes canoniques du corpus biblique que dans les visions, plus apocryphes, d'un Joachim de Flore. Se présentant, en effet, sous une forme plus historique ou narratologique que théologique, le mythe apocalyptique des fins dernières, dans Le Rivage des Syrtes, est surtout l'occasion d'un dévoilement, par l'auteur, de ses propres choix narratifs et des terminaisons de ce même roman. Quant au bien nommé "récit", Un balcon en forêt, quoiqu'il tire les faits relatés d'un contexte manifestement réel de l'Histoire récente, il constitue une nouvelle avancée vers la prééminence d'une structure narrative plus immanente, en déplaçant l'objet de la narration du théâtre des opérations proprement militaires vers celui d'une autre "drôle de guerre", celle qui marque la relation conflictuelle entre le narrateur et son personnage. Nulle finalité extérieure ne semble plus donner au récit la moindre raison transcendante, dès lors que se voit reconnue à Grange une totale maîtrise de la situation narrative et qu'une pleine signification est prêtée à la réflexion qu'il se fait à lui-même, en pressentant déjà sa propre fin, ainsi que celle du récit:

‘"Il n'y a rien à attendre de plus. Rien d'autre" 1289 . ’

Les trois récits de Julien Gracq examinés ici s'emploient, comme nous l'avons vu, à résoudre le problème esthétique, épineux entre tous pour un romancier, de la fin de son récit. Et, comme nous avons pu le constater, le récit et sa fin sont bien pensés poétiquement par J. Gracq, c'est-à-dire ouverts à une capacité de créativité indéfinie. Pourtant ces mêmes récits portent aussi, de toute évidence, y compris dans les choix esthétiques opérés par l'auteur, la marque spécifique d'un modèle narratif qui, tout en relevant du religieux, a littéralement fonctionné, pour l'auteur agnostique qu'est J. Gracq 1290 , comme un simple référent mythique.

‘"Recevoir un récit religieux comme un mythe, [n'est-ce pas] à peu près du même coup le recevoir comme un texte littéraire, ainsi que le montre abondamment l'usage que notre culture a fait de la «mythologie» grecque" 1291 ? ’

Les récits fondateurs du Christianisme sont, de fait et progressivement, traités à l'égal d'une mythologie par un auteur qui n'a jamais caché sa distance vis à vis d'une expérience ou de sentiments proprement religieux. Mais, si le paradoxe des récits christiques a pu constituer, aux yeux de J. Gracq, un modèle spécifiquement esthétique, au point qu'il en a fait la matrice centrale de son œuvre, cet auteur n'a-t-il pas cherché, à travers cette figure paradoxale, tout autant qu'à résoudre une crise du récit, à exprimer les tensions qu'il éprouvait, dans l'acte même d'écriture, à l'égard du système culturel judéo-chrétien ("Je ne peux vivre ni avec toi, ni sans toi" 1292 )? En effet, lorsque, d'une œuvre à l'autre, J. Gracq choisit de passer du mythe au récit, sur des modes renouvelés qui manifestent une dégradation progressive et un effacement du religieux, il apparaît, de façon quasi certaine, qu'il vise tout autant à renforcer l'autonomie de l'œuvre par rapport à ces mêmes référents culturels et religieux, qu'à souligner l'impasse d'une rupture totale avec cette culture de référence. Conscient, en effet, des liens tout à la fois nécessaires et contraignants qui relient l'œuvre littéraire à ses hypotextes culturels et religieux, J. Gracq semble avoir conçu son œuvre fictionnelle dans une tension perpétuelle entre esthétique et culture. Et le système complexe par lequel se trouve résolue la question de la fin du récit constitue également une sorte de métaphore des relations complexes et paradoxales que l'œuvre de l'auteur et l'opération de sa production, ou de sa création, entretiennent avec le système culturel. Sous ce rapport, les personnages et processus évolutifs et contre-évolutifs de l'œuvre fictionnelle gracquienne ne traduisent-ils pas, d'une part, le nécessaire exhaussement de l'art par la référence sacrée ou religieuse et, d'autre part, l'exigence impérieuse de faire œuvre nouvelle et d'en finir avec ces formes héritées du passé?

Que nous apporte notre étude sur la problématique centrale qui l'avait motivée? Plus généralement, quelles relations les œuvres littéraires de la modernité entretiennent-elles avec la culture, prise au sens anthropologique, et avec ses principales composantes? En ce temps où, comme l'affirme M. Gauchet dans son ouvrage Le désenchantement du monde, "l'âge de la religion comme structure est terminé", et où il serait pourtant "naïf de croire que nous en avons fini avec la religion comme culture" 1293 , la détermination culturelle dans l'œuvre dite littéraire est-elle toujours aussi prégnante? Peut-on, par exemple, se contenter d’une définition strictement esthétique de l'œuvre littéraire moderne et lui appliquer sans réserve aucune, la conception essentialiste qui est celle avancée par M. Blanchot:

‘"Ce que l'art veut affirmer, c'est l'art. Ce qu'il cherche, ce qu'il essaie d'accomplir, c'est l'essence de l'art" 1294 ? ’

S’il est vrai, en effet, comme nous l’avons énoncé à titre d’hypothèse, et comme nous espérons l'avoir en partie démontré, que la littérature, y compris dans sa dimension esthétique, reste l’un des modes d’expression symboliques dont dispose une culture pour exprimer son rapport au monde, alors la relation qui lie encore aujourd'hui l'art et la culture ne peut être définie seulement en termes d'autonomie. Et, comme nous l'avons suggéré à maintes reprises, à propos de l'œuvre de J. Gracq, la réalité de ce rapport s'avère souvent beaucoup plus complexe. N'est-ce pas, en effet, au cœur même de l'œuvre et dans ses formes quelquefois les moins ostensives, que s'affirme la tension entre la dimension esthétique de l'œuvre et sa composante proprement anthropologique et culturelle? Car si le sens habite toujours les œuvres symboliques produites dans notre culture actuelle, "le sens dans lequel l'œuvre se synthétise, comme l'affirme encore T. W. Adorno, ne peut se réduire à une réalité qu'il lui incombe de produire; il ne peut être sa substance" 1295 : ce sens leur est aussi extérieur, souvent antérieur, presque toujours ultérieur. La réalité n'est-elle pourtant pas plus complexe encore, dans la mesure où l'essence même de l'œuvre d'art nécessite, elle aussi, une certaine part de sacralité? C'est, au moins ce que H. G. Gadamer, parlant de la représentation théâtrale, définit comme une donnée ontologique de "l'expérience de l'art":

‘"Ce qui se passe là devant tout un chacun est pour lui à tel point éloigné du cours commun du monde et si clos en un univers indépendant de significations, que personne n'a aucune raison de vouloir en sortir pour atteindre quelque autre avenir ou réalité. Le spectateur est relégué dans une distance absolue qui lui interdit toute participation à la poursuite de buts pratiques. Or, cette distance est distance esthétique au sens véritable du terme, distance requise par la vue qui rend possible la participation véritable et complète à ce qui est représenté." 1296

On comprend mieux, dès lors le véritable enjeu du rapport paradoxal au sacré, ou à une certaine religiosité, dans les œuvres contemporaines et en particulier chez les poètes. L'importance du mythe, du sacré, ou du religieux dans les productions culturelles ne doit donc pas seulement être évoquée en vertu des capacités génératrices ou séminales qu'ils peuvent avoir encore sur les productions littéraires et artistiques, mais en raison même du statut quasi sacralisé que doit toujours revêtir, à un certain niveau, l'œuvre d'art. Et le paradoxe propre à l'acte de création de l'auteur ne perd pas de sa pertinence du côté du lecteur, où le temps de la lecture, qui est aussi celui de l'expérience esthétique, devient une forme de discrète révélation.

‘"Contaminer l'art par la révélation signifierait répéter de façon irréfléchie dans la théorie son inévitable caractère fétichiste. Extirper la trace de révélation qu'il contient le rabaisserait au niveau de la répétition indifférenciée de ce qui est." 1297
Notes
1268.

Voir p. 13, dans l'introduction de la présente thèse.

1269.

Bremond (Claude), Logique du récit, Paris, Le Seuil, 1973, p.152.

1270.

Gracq (Julien), Un Balcon en forêt, Paris, José Corti, p. 245.

1271.

Ricœur (Paul), Temps et récit, 3. Le temps raconté, Paris, Le Seuil, (1985), (réédition coll. «Points», 1991, p. 307).

1272.

Dans les Œuvres complètes de J. Gracq publiées à la Bibliothèque de la Pléiade, ne figurent que deux seules notations concernant cet auteur, la première anodine, la deuxième peu valorisante [respectivement volume II, p. 294 et II, p. 767]. Rappelons que J. Gracq est assez coutumier du fait et ne reconnaît pas volontiers certaines influences.

1273.

Rivière (Jacques), Le Roman d'aventure, Nouvelle Revue Française, mai, juin, juillet 1913. Dans l'édition du texte publiée récemment la référence est la suivante: Rivière (Jacques), Le Roman d'aventure, Paris, Éditions des Syrtes, 2000. pp. 66-67.

1274.

Tout à fait caractéristique de ce point de vue est le passage, dans Le Rivage des Syrtes, du sermon prononcé en l'église de Saint Damase, passage qui a fait l'objet d'une analyse dans le huitième chapitre: "Ils sont partis pourtant, laissant tout derrière eux, emportant de leurs coffres le joyau le plus rare, et ils ne savaient à qui il leur serait donné de l'offrir. Considérons maintenant, comme un symbole grand et terrible, au cœur du désert, ce pèlerinage aveugle et cette offrande au pur Avènement. [Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 178.]

1275.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 14

1276.

Ibid. p. 150.

1277.

Gracq (Julien), Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951, p. 322.

1278.

Voir, sur ce point, la 3ème section du chapitre VIII où se trouve abordée la question des sources probables des sujets évolutifs et contre-évolutifs qui caractérisent, comme nous l'avons vu, le monde imaginaire et fictionnel de J. Gracq. Quant aux types apolliniens et faustiens, se reporter à l'ouvrage de Spengler (Oswald), Le déclin de l'Occident I Forme et réalité (1923), (traduit de l'allemand par M. Tazerout), Paris, Gallimard, (1976 pour la traduction française), p. 179.

1279.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 11.

1280.

Gracq (Julien), "Pourquoi la littérature respire mal", Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1989, p. 865.

1281.

Spengler (Oswald), Le déclin de l'Occident I Forme et réalité (1923), (traduit de l'allemand par M. Tazerout), Paris, Gallimard, (1976 pour la traduction française), p. 43: "La civilisation est le destin inévitable d'une culture […] Les civilisations sont les états les plus extérieurs et les plus artificiels auxquels puisse atteindre une espèce humaine supérieure. Elles sont une fin; elles succèdent au devenir comme le devenu, à la vie comme la mort […]."

1282.

Gracq (Julien), "Pourquoi la littérature respire mal", Préférences (1961),in Œuvres complètes, I, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1989, p. 866.

1283.

Ibid. p. 866.

1284.

Spengler (Oswald), Le déclin de l'Occident I Forme et réalité (1923), (traduit de l'allemand par M. Tazerout), Paris, Gallimard, (1976 pour la traduction française), p. 63, 2ème tableau: "Les époques esthétiques «contemporaines»" (partie civilisation): "le style cède aux modes passagères rapides sans contenu symbolique."

1285.

Bourdieu, Les règles de l'art Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992.

1286.

Vernant (Denis), "Dialogisme et culture", in Une introduction aux sciences de la culture, (sous la direction de François Rastier et Simon Bouquet), Paris, PUF, 2002, p. 210.

1287.

Gracq (Julien), "Avant-propos", Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 11.

1288.

Gracq (Julien), En lisant en écrivant, in Œuvres complètes II, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, p. 707:

1289.

Gracq (Julien), Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1958, p. 251.

1290.

Voir notamment, l'étude consacrée par Jean-Yves Debreuille à cette question: "La quête inachevée: Chrétien de Troyes et Julien Gracq" in L'école des Lettres, n°6, janvier 96, pp. 175-193.

1291.

Genette (Gérard), Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991, p. 35.

1292.

Gracq (Julien), "Avant-propos", Le roi pêcheur, Paris, José Corti, 1948, p. 16.

1293.

Gauchet (Marcel), Le désenchantement du monde (1985), Paris, Gallimard, (coll. folio/essais), p. 322.

1294.

Blanchot (Maurice), L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 228.

1295.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970) (traduit par M. Jimenez et E. Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p. 216.

1296.

Gadamer (Hans-Georg), "L'expérience de l'art", in Vérité et Méthode (1960) (édition intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio), Paris, Le Seuil, 1996, p. 146.

1297.

Adorno (Theodor Wiesengrund), Théorie esthétique (1970) (traduit par M. Jimenez et E. Kaufholz), Paris, Klincksieck, 1995, p. 154.