Les cartes missionnaires sont accessibles de deux manières : manuscrites et originales, elles sont la propriété des instituts ou congrégations missionnaires qui conservent toute la correspondance de leurs envoyés ; les documents sont archivés avec les lettres qui visent à renseigner, exposer, expliquer la situation africaine à ceux qui ne la vivent pas. Certaines sont adressées à la Propagande à Rome pour appuyer une revendication territoriale. Publiées et parfois retouchées, elles apparaissent dans des périodiques missionnaires très largement diffusés, ce qui est le cas pour les Annales de la propagation de la foi ou Les Missions catholiques, tous deux édités par l’Œuvre de la Propagation de la Foi. Chaque revue se dote dans les années 1870 d’une iconographie assez fournie sous forme de photographies et de cartes ; celles-ci servent à illustrer un récit de voyage pour les lecteurs européens qui financent l’élan missionnaire. Pourtant, dresser une carte est considéré comme un acte scientifique ; un débat s’ouvre donc sur l’orientation que doit adopter le périodique ; les détracteurs de la carte lui préfèrent la tradition des lettres édifiantes car, pour eux, la correspondance seule fonde l’intérêt pour la mission. Paraissant chaque semaine sans discontinuer durant toute notre période, les Missions catholiques offrent une collection inégalée de documents iconographiques réalisés par des missionnaires. La fréquence des cartes est d’environ six par an et le chercheur peut compter sur près de 500 documents, dont la moitié pour la seule Afrique entre 1873 et les années 1950. Véritable vitrine de l’apostolat catholique, les Missions catholiques sont le seul périodique à offrir un tel corpus sur le sujet.
Des travaux ont déjà eu lieu sur ce type de publications, suivant l’analyse des périodiques belges établie par Jean Pirotte en 197323. Certains se sont concentrés sur l’élément iconographique24 et la profusion des documents offre une quantité inépuisable de sujets et de problématiques pour les chercheurs. En revanche, aucun n’a retenu jusque-là l’élément cartographique, sans doute jugé trop ponctuel, illustratif et insuffisamment didactique pour nourrir une analyse valable. D’ailleurs, l’aspect spatial du fait missionnaire n’a pas fait non plus l’objet d’un travail particulier. Un seul écrit a proposé plusieurs pistes de recherche en 1968 : Pour une théologie de l’espace, de Marc Spindler25. L’ouvrage pose les questions qui intéressent la dimension spatiale de la mission et recense plusieurs approches pour traiter le sujet. Mais les pistes sont restées inexplorées. Seule la publication issue des actes annuels du CREDIC26 a consacré un numéro sur l’espace missionnaire en 200127 ; mais sans une approche géographique, que Spindler conseillait déjà, les contributions n’ont considéré l’espace que comme un prétexte pour raconter la mission, ramenant le territoire à un simple cadre. Pourtant l’espace est une notion importante, qui forge une perception et conditionne les choix de la mission, donnant naissance à des représentations cartographiques. La raison qui explique le divorce entre la mission et le territoire qu’elle occupe est une réaction au sentiment de propriété qu’ont éprouvé plusieurs missionnaires avant les années 1950 mais qui a été condamné par Rome et finalement révisé par le mouvement de décolonisation. En effet, les indépendances nationales ont rejeté la mission comme une autorité étrangère. Pour survivre à la décolonisation, celle-ci a du faire oublier son enveloppeterritoriale. Depuis, l’histoire de la mission tourne le dos au territoire, aux conditions géographiques, à l’espace en général, pour leur préférer le message spirituel, les stratégies utilisées ou les réactions des populations, comme le montrent les absences d’un récent Dictionnaire de missiologie28.
Interroger les cartes produites par les missionnaires invite à se poser une foule de questions : quelle est leur qualité ? Quelle Afrique montrent-elles ? Ne sont-elles que le regard d’un Européen ou bien celui d’un évangélisateur ? Associées à une lettre, restent-elles cantonnées dans un simple rôle d’illustration ? Réunies et comparées, ces cartes composent-elles un type cartographique, un genre en quelque sorte qui se distinguerait des autres cartes de l’époque ? Peut-on envisager une cartographie missionnaire qui s’individualiserait dans une cartographie coloniale ? Avant toute chose, il faut reconnaître que les cartes produites par les missionnaires stationnés en Afrique à la fin du XIXè s. sont des cartes d’amateurs qui mobilisent une technique rudimentaire et des compétences limitées, pour un résultat parfois médiocre ; pour les désigner, il serait préférable d’employer le mot « croquis »29. Mais leur valeur n’est pas liée à leur apparence : certaines résument des situations politiques délicates, relatant la progression et la compétition coloniale ; d’autres alimentent des revendications et servent au partage du territoire. Ensuite, la plupart des cartes se reconnaissent par quelques caractères communs qui imposeraient finalement un type cartographique, suffisamment distinct des publications colonialistes habituelles, dans son contenu comme dans ses valeurs. Dans ces conditions, jusqu’à quel point peut-on parler d’une cartographie missionnaire, qui, malgré une médiocre qualité scientifique, augmenterait les connaissances géographiques tout en développant un discours non-pas dévoué à la colonisation mais à l’évangélisation ?
PIROTTE Jean, Périodiques missionnaires belges d’expression française ; reflets de cinquante années d’évolution d’une mentalité (1899-1940), Louvain, Publications Universitaires de Louvain, 1973, 429 p.
Voir le travail inaugural de Frédéric GARAN, Itinéraires photographiques, de la Chine aux « Missions Catholiques » , 1880-1940, Thèse, Université Lyon II, 1999. Sur l’iconographie en général, voir CREDIC, Iconographie, catéchisme et missions, Collection du CREDIC n°2, Actes du colloque des 5-8 septembre 1983 Louvain La Neuve, Lyon, 1984.
SPINDLER Marc, Pour une théologie de l’espace, Cahiers théologiques, Ed. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1968, 65 p.
CREDIC : Centre de recherches et d’échanges sur la diffusion et l’inculturation du christianisme.
ROUTIER Gilles & LAUGRAND Frédéric (dir.), L'espace missionnaire : lieu d'innovations et de rencontres interculturelles : actes du colloque de l'Association francophone oecuménique de missiologie, du CREDIC et du Centre Vincent Lebbe, Québec, Canada, 23-27 août 2001, 437 p.
Parmi les 100 mots qui résument la mission, dans le Dictionnaire de missiologie de 2001, aucune place n’est faite à la géographie. Les mots « espace », « carte », « géographie » et même « territoire » n’ont pas été retenus. Ces absences témoignent parfaitement du manque d’étude entre l’espace et la mission. Cf. Dictionnaire œcuménique de missiologie, 100 mots pour la mission, Paris, Cerf, 2001, 389 p.
D’après le Comité Français de Cartographie, le croquis géographique est une représentation simplifiée de la topographie ou de phénomènes géographiques : elle résulte de documents établis par des procédés rapides et expédiés, distincts des méthodes du levé régulières. Rapporté par Pierre GEORGES, Dictionnaire de géographie, p.64.