Les dons adressés à la revue

(Cf. Annexe 2 : les dons dans les Missions catholiques )

Les envois des dons sont très différents en valeur. Ils peuvent s’élever de 0,5 francs jusqu’à 500 et même au-delà. En mentionnant toutes les sommes, la revue exerce un effet d’entraînement en montrant que la charité est bien partagée et que chacun peut participer à l’effort. Parfois, des objets remplacent les sommes d’argent76. Mais le plus important pour nous ne porte pas sur la valeur. L’identité du bienfaiteur n’est pas non plus l’intérêt de notre démarche. Elle reste néanmoins très importante, car la liste n’oublie jamais de la mentionner. L’aide se donne à voir et à lire : certains recherchent à apparaître publiquement parmi les bienfaiteurs des missions. Cette liste sert en quelque sorte de tableau d’honneur des âmes les plus charitables et peut être utilisée à des fins personnelles. Il n’est pas rare de lire dans la revue des articles comme celui-ci :

« La famine, la sécheresse et l’épidémie ont été presque aussi terribles dans l’Afrique centrale que dans les Indes et la Chine (..) je recommande donc le vicariat de l’Afrique centrale aux prières et à la charité des associés de l’œuvre de la propagation de la foi »77.

Cet appel de Mgr Comboni s’adresse à l’Œuvre qui relaie le message en le publiant dans son numéro du 28 février 1879, en première page. Le vicaire apostolique entend faire profiter sa mission de la manne que procurent les dons de bienfaisance. Il sait, comme tous les lecteurs combien ils peuvent être importants. Les sommes mobilisées durant l’année 1878 pour lutter contre la famine en Chine sont connues de tous grâce à la liste que la revue donne à lire. Cette publicité de la charité produit chez les missionnaires un discours plus ou moins alarmiste, souvent difficile à vérifier, comme une surenchère dans la description des ravages et dans la nécessité d’une aide. En cas de doute, la revue attend de disposer de témoignages plus nombreux et de sources différentes, qui attestent d’un vrai péril. Quand le périodique ouvre sur ce type de lettre, placée en vedette, c’est qu’il cautionne l’information, il valide la demande d’une aide urgente. D’ailleurs, le ton de cette lettre correspond exactement avec l’image que veut produire la revue : un vicaire, seul dans sa mission, qui se démène pour secourir des chrétiens. La date assez récente de la lettre, envoyée le 2 janvier, mais publiée sans doute dès réception le 28 février, donne du sens à la mobilisation : il faut agir vite ! Cette lettre contribue apparemment à réorienter les dons.

Tableau 5 : Les dons attribués à trois missions de février à mai 1879
N° et date Evénements dans la revue Chine Afrique centrale Cochinchine orale
         
508, 28 février Lettre de Mgr Comboni 10    
509, 7 mars   7    
510, 14 mars     6  
511, 21 mars   1 1  
512, 28 mars        
513, 4 avril Lettre du P. Vivier 1 3  
514, 11 avril     2  
515, 18 avril     1 2
516, 25 avril     2 7
517, 2 mai     1 4
518, 9 mai     2 9
519, 16 mai     2 1

Ce tableau semble montrer qu’une catastrophe chasse l’autre. Les dons sont réorientés entre ces trois missions. La Chine fait encore l’objet de la charité dans les premiers numéros de l’année 1878, suite à la famine que la revue a longuement rapportée. L’Afrique centrale bénéficie d’une aide assez rapidement après la lettre de Mgr Comboni79. Mais, en l’absence de nouvelles d’Afrique centrale, son caractère de nécessité retombe. En revanche, la Cochinchine orientale attire sur elle une aide après la lettre du P. Vivier parue dans le numéro du 4 avril. Cette aide est supplémentaire et ne remplace pas celle dont bénéficie l’Afrique. Elle s’explique par le caractère exceptionnel de la situation dans cette mission qui cumule famine et inondation. La réorientation des dons n’est donc pas systématique. Ce recensement montre surtout la capacité de l’Œuvre à drainer de nouveaux fonds, sans doute auprès de nouveaux donateurs. En revanche, il est difficile de distinguer les dons conjoncturels envoyés pour réagir à une situation de détresse et ceux structurels qui sont plus habituels et permettent à la mission de fonctionner80.

Parfois, d’autres éléments dans la revue peuvent avoir un effet d’entraînement sur les dons. Ainsi, en continuant le recensement et à propos de la Cochinchine orientale:

Tableau 6 : Les dons attribués à la Cochinchine orientale de mai à juillet 1879
N° et date Evénements de la revue Cochinchine orale
521, 30 mai   6
522, 6 juin   4
523, 13 juin Brève du P. Vivier 7
524, 20 juin   17
525, 27 juin   11
526, 4 juillet Lettre du Cardinal Simeoni 3
527, 11 juillet   41
528, 18 juillet   34

La lettre de rappel du P. Vivier, parue dans le numéro 523 du 13 juin, soit dix semaines après son premier signal d’alarme, insiste sur son désir de placer sa mission dans la continuité des grandes catastrophes : « après les missions de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique, c’est à notre tour aujourd’hui à subir toutes les rigueurs de la famine ». Suivent 26 lignes de description sur les ravages en Cochinchine, et les champs de mission du Tonkin. La brève produit un certain effet et les dons augmentent quasi instantanément. Mais l’événement est surtout la lettre du cardinal Simeoni parue le 4 juillet, qui porte aussi sur le péril en Cochinchine. En réalité, le cardinal-préfet, directeur de Propaganda fide, ne fait que transmettre une autre lettre, celle de Mgr Cezon, vicaire apostolique du Tonkin central. La revue en profite pour rappeler la contribution charitable déjà envoyée par Rome. L’intervention de la congrégation romaine produit un effet entraînant qui se traduit par un gonflement de l’aide.

Les Missions catholiques dressent donc une géographie mondiale de la détresse humaine et particulièrement des catholiques. Aux problèmes naturels d’inondation, d’épidémie, de famine, se joignent les difficultés liées aux hommes : les interdictions du culte, les persécutions. Cette géographie se retrouve résumée dans la liste des dons établie chaque semaine. Elle permet de répertorier tous les endroits nécessiteux du monde de manière instantanée. D’ailleurs, la couverture spatiale de la dette tend à se diversifier en concernant beaucoup plus d’endroits, sans doute en raison du nombre toujours plus importants de missionnaires, véritables observateurs de la détresse humaine à l’échelle planétaire.

Finalement, ce qui rend cette liste vraiment intéressante pour nous, c’est précisément son organisation géographique qui classe tous les dons en fonction de leur destinataire. Après avoir abordé les aides génériques, attribuées aux « missions les plus nécessiteuses » ou bien « aux missions » en général, ou encore à « l’Œuvre », le classement débute par l’Asie, puis l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie. L’Europe figure en première place ou en dernière. Cet ordre peut varier, mais dans tous les cas, les dons destinés aux missions appartenant au même continent sont réunis. Il est aussi possible de reconnaître un certain ordre dans l’apparition des espaces : en Asie, la liste commence par aborder les dons adressés à la Perse, puis l’Inde, la Chine, l’Indochine et le Japon. C’est approximativement la progression retenue dans les Atlas de géographie habituelle. L’Afrique offre aussi parfois un cheminement, du Nord au Sud : l’Afrique du Nord est abordée, puis l’Afrique occidentale, équatoriale, orientale, australe, et pour finir insulaire. Mais cette progression n’est pas toujours respectée.

Cette consultation confère au lecteur-bienfaiteur un pouvoir d’ubiquité qui lui permet de contempler depuis son domicile le monde entier, en passant instantanément d’un espace à l’autre. La liste parfois nombreuse peut aussi provoquer un mouvement d’inquiétude car elle témoigne avant tout des catastrophes survenues dans le monde et l’aide ne semble pas assez forte pour soigner les victimes. Qu’elle apporte un don d’ubiquité ou un sentiment d’inquiétude, cette liste contribue à déterritorialiser les missions. Placées sur un même pied d’égalité et nuancées seulement par le nombre des dons qu’elles reçoivent, les missions disparaissent derrière le nom de leur responsable, véritable médiateur entre l’arrière qui soutient et la mission qui subit, chargé de recevoir l’aide pour l’utiliser de la manière la plus efficace. Ensemble, elles n’offrent qu’un seul profil : celui de la mission aidée et soutenue grâce aux bienfaiteurs de France. Pour Richard Drevet, ces dons mentionnés par les Missions catholiques témoignent d’ « une pratique individuelle et aléatoire » qui tranche avec le plan traditionnel des dizaines qui assura son essor à l’Œuvre de la Propagation de la Foi. « Ils expriment nettement les mouvements d’individualisation et de privatisation de la pratique religieuse », soit une charité privée, nourrie par le souci chrétien du salut des âmes, qui annoncerait la mobilisation humanitaire du XXè81.

Notes
76.

« Des pièces d’etoffe pour vêtir les néophytes des îles Paumotous » sont offertes par une mère chrétienne du diocèse de Cambrai et Madame la Comtesse de la Fléchère de Lyon. MC, 1874, p.488.

77.

« Appel de Mgr Comboni », in MC, 28 février 1879.

78.

Ce recensement ne tient compte que des dons pour lesquels les bénéficiaires étaient nommés, c’est-à-dire les missions de Chine, d’Afrique centrale et de Cochinchine orientale. Il faut donc aussi envisager les sommes non-attribuées par les donateurs, mais qui ont été suscitées par ces lettres.

79.

Il est toutefois délicat de dater avec précision la réactivité des dons. Certains sont parfois adressés longtemps après l’actualité auxquels ils répondent. Le périodique des Missions catholiques est lu, échangé, prêté. Cette consultation collective, encouragée dans les paroisses rurales, explique le décalage de plusieurs semaines, ou plusieurs mois entre les dons et l’actualité.

80.

Par exemple, un message comme « pour baptiser un infidèle » ou « pour racheter un enfant esclave » adressé à la mission d’Afrique centrale semble plutôt structurel et ne dépend pas de la conjoncture difficile qu’elle connaît.

81.

DREVET Richard, « Le financement des missions catholiques au XIXè », pp.289-304, in PIROTTE Jean (dir.), Les conditions matérielles de la mission, Actes du colloque conjoint du CREDIC, de l’AFOM et du Centre Vincent Lebbe, Belley du 31 août au 3 septembre 2004, Paris, Karthala, 2005, p.303.