Graveurs et imprimeurs

Le recours aux spécialistes que sont les graveurs et les imprimeurs pose la question des modifications apportées au document d’origine : la carte est-elle retouchée avant sa publication ? La réponse est sans doute négative. Dans tous les cas, les cartes ne subissent pas le même traitement que les dessins. Comme l’a montré J.L. Burlats, des dessins originaux pouvaient être retouchés, au siège des Missions catholiques à Lyon, dans un souci de dramatisation150. Ce n’est apparemment pas le cas des cartes pour lesquelles ne sont admises que des améliorations de figuration. C’est du moins ce qu’ont montré, après consultation des différents fonds d’archives, la comparaison entre les cartes originales encore détenues par les congrégations et leur version imprimée151. De plus, le recours à des graveurs attitrés, parfois renommés, est gage pour certains de sérieux. Pour les cartes habituelles, la principale difficulté reste la superposition des toponymes : il s’agit de rendre le document suffisamment clair, mais sans masquer les nombreux renseignements qu’il est souvent le seul à proposer à cette échelle. Pour les cartes-primes en couleurs, la représentation du relief ainsi que l’utilisation polychrome constituent les points les plus délicats. Mais la revue préfère s’adresser dans ce cas au spécialiste.

L’absence d’archives concernant les publications de la revue occulte deux aspects de nos cartes : leur coût exact de gravure et d’impression et le rôle qu’ont pu jouer certains graveurs dans la valorisation de ces documents. Il faut donc s’en tenir dans un premier temps aux indications fournies par les cartes elles-mêmes au pied desquelles figurent quelques noms. En général, les cartes les plus intéressantes sont gravées, les autres simplement redessinées, mais le même spécialiste assure souvent les deux activités. Le terme de graveur fait sans doute davantage référence au savoir-faire technique ; celui de dessinateur, doublé de géographe, implique des connaissances scientifiques rassurantes. Wuhrer est le graveur le plus souvent cité dans les premières années de la revue. Il y est aussi question d’un certain Roux. Mais surtout, et dès 1879, la revue prend soin de recourir à la même personne, le dessinateur-géographe Rémi Hausermann. Chargé en 1879 de graver la carte de l’Afrique équatoriale transmise par le RP Charmetant, Hausermann accomplit un travail rigoureux qui lui vaut de devenir le dessinateur attitré pour produire tous les documents qui représentent une certaine valeur. C’est lui qui reprend la carte du RP Carrie sur la route du Loango à l’Oubangui en 1888 ; c’est aussi lui qui représente le voyage insolite du RP Le Roy au Kilimandjaro et au Zanguebar anglais en 1892, ou bien les environs de Madagascar d’après le RP Roblet en 1895.

Mais son rôle est essentiel dans la réalisation des grandes cartes-primes offertes aux abonnés. Hausermann a représenté les missions sur tous les continents, en privilégiant une image claire, soignée et surtout en couleur. De grand format, sa carte est destinée à être montrée, exposée. Hausermann travaille dans des conditions confortables. Il ne connaît pas la concurrence car peu de travaux portent sur la représentation des missions et de la hiérarchie ecclésiastique. Les seules commandes proviennent des publications de l’Œuvre de la Propagation de la Foi qui exercent un véritable monopole. Ainsi, ses cartes parce qu’elles traitent d’un sujet relativement statique, ne subissent pas la pression éditoriale et ne craignent pas d’être trop vite dépassées par les plus récentes découvertes. Rémi Hausermann est intimement associé au projet initial de la revue qui était de couvrir toutes les missions du monde. Son nom apparaît dans le corpus général à 42 reprises dont une trentaine pour les cartes-primes ; sur l’Afrique, il signe 22 documents dont une dizaine pour les grandes cartes. Les conseils de l’Œuvre parlent de lui dans la correspondance qu’ils échangent entre Paris et Lyon152. Hausermann s’est de son côté spécialisé dans les publications scolaires avec de nombreux Cahiers muets de géographie ou des manuels de cartographie élémentaire. Ses recherches sur les vertus pédagogiques de la carte en géographie se retrouvent facilement dans les documents qu’il destinait aux Missions catholiques : simples d’aspects, riches d’information et pratiques de consultation153. Il donne aux cartes de la revue un style inimitable qu’il reproduira sur l’ensemble du corpus  des années 1880 à 1915. En reprenant pour chaque carte les mêmes modalités de représentation, de couleurs comme de calligraphie, il donne une unité au corpus des cartes-primes. Son travail incarne le désir de collection que poursuivait la revue154.

Les techniques de représentation connaissent chaque jour des améliorations dans la seconde moitié du XIXè. Le seul Bulletin de la Société de géographie consacre déjà dans les années 1840 une centaine de pages sur les progrès de la science parmi lesquels les procédés de cartographie. La gravure consiste en une plaque de support variable sur lequel est gravé au burin le dessin de la carte. Cette maquette reçoit ensuite de l’encre puis du papier et sert à de nombreux tirages. La recherche de nouveaux supports inspire les inventeurs. L’ancienne xylographie est remplacée par la gravure sur cuivre qui offre la plus grande précision. C’est la technique de l’eau forte ou bain d’acide : l’acide « mord » le cuivre qui a été incisé avant d’être nettoyé et coloré. L’artiste qui utilise un crayon est plutôt un peintre-graveur. Cette pratique est indétronable jusque vers 1850. Elle est ensuite remise en cause par de nouveaux procédés, comme la lithographie, qui a permis les premières cartes en couleur et à moindre frais dès 1852155. D’autres procédés prometteurs attirent l’attention :

«Un peintre à Montpellier a dressé à l’Académie des sciences un mémoire sur la gravure diaphane. Par ce procédé, tout dessinateur pourrait graver comme il dessine, diriger la pointe avec la même facilité que son crayon. Il s’agit de tracer les figures avec la pointe aiguë d’un corps dur sur une glace préparée, comme on les tracerait avec le crayon sur une feuille de papier, et l’on tire, quand l’œuvre est terminée, autant d’épreuves qu’on le désire »156.

L’héliogravure utilise aussi une plaque de cuivre qui, recouverte d’un vernis à base de bitume de Judée et exposée au soleil, laisse apparaître une image précise et fidèle à l’original. La photozincographie suit la même démarche mais avec de la gélatine et du bichronate de potassium. Le problème de la couleur est plus économique que technique. Depuis les premières cartes apparues à l’exposition cartographique de 1867 produites par la Belgique et la Hollande, le recours à la couleur est plus simple et plus rapide. Mais il représente encore un certain coût et seuls quelques éditeurs disposant de moyens modernes peuvent en faire bénéficier leurs publications. L’Année géographique, l’Année cartographique ou le Tour du Monde éditées par Hachette en sont des exemples157. Les Missions catholiques réservent la couleur à leur carte-prime annuelle. En 1893, la chromozincographie propose plusieurs tirages d’un même objet sur des zincs encrés de couleurs différentes : un bleu pour la mer et les rivières, un bistre pour le relief, un autre en noir pour les localités. La superposition des maquettes sur une même feuille de report aboutit à une carte en couleur158. Le seul défaut tient au papier qui reçoit les trois décalques car certaines feuilles sont parfois allongées par l’humidité. Le repérage n’est pas exactement le même.

Ces différents procédés prouvent que la technique de reproduction d’illustration est suffisamment élaborée dans la deuxième moitié du XIXè pour produire des images à faible coût, ce qui convient aux publications de l’Œuvre. Au XXè, les techniques s’améliorent et produisent des cartes encore plus rapidement pour un coût moindre159(cf : Environs de Moyamba , V.A. du Loango , Togo   ). L’autre intérêt réside dans la provenance des cartes. Parce qu’elles sont d’origine missionnaire et qu’elles n’engagent pas l’autorité scientifique d’un géographe, elles sont rapidement traitées par la publication qui grave aussitôt les plus intéressantes, sans qu’il soit nécessaire d’en soumettre les épreuves à l’auteur. Ce soin apporté à la réalisation finale pour la rendre conforme à l’original ne se retrouve que pour les publications importantes, comme les atlas. Une seule planche fait alors l’objet de plusieurs maquettes : elles sont renvoyées à l’auteur qui les corrige avant de les retourner à l’éditeur, soit une correspondance longue et précise, souvent tatillonne, qui pointe en détail les erreurs commises de part et d’autre160.

Notes
150.

BURLATS, op. cit . Voir PRUDHOMME Claude, « la représentation de l’autre dans l’iconographie des Missions catholiques », pp.36-39, in CREDIC, Iconographie, catéchisme et missions, colloque des 5-8 septembre 1984, Lyon, 1984, 125 p.

151.

L’exemple de la carte du RP Augouard, portant sur le «  Congo   », MC-1882-HT, est caractéristique du traitement appliqué à l’original, retrouvé aux archives spiritaines à Chevilly-la-rue sous la côte 3J2.1a1: chaque toponyme est rigoureusement indiqué à sa place, avec les lettres utilisées par l’auteur. Les villages sont tous notés, comme les ethnies et les cours d’eau traversés. La carte est reproduite à l’identique. La seule nuance concerne la représentation du relief : là où le RP Augouard avait identifié des collines à l’aide d’un geste rapide qui symbolisait vaguement une région, le graveur prend soin de dessiner un véritable système montagneux avec versant et ligne de crêtes qui traverse toute la carte et encadre le Congo. Esthétiquement, le relief est beaucoup mieux représenté, ce qui confère à la carte un caractère sérieux. Mais un regard plus attentif constatera que le même relief est totalement dépourvu d’altitudes, c’est-à-dire conforme à son original qui le localise de manière très fantaisiste. De plus, une ligne de crêtes est dessinée avec précision délimitant deux versants. Or, l’original d’Augouard ne représentait vaguement que du relief qu’il appréciait de loin et dont il ne savait pas l’étendue, faute de l’avoir franchi. Cette pratique ne peut être considérée comme un détournement du sens de la carte ; elle vise plutôt à la rendre plus sérieuse et plus performante. C’est précisément à ce niveau qu’intervient l’expérience du graveur Rémi Hausermann. Au lecteur à ne pas exagérer les connaissances topographiques finalement limitées du document.

152.

Une lettre du 5 février 1889 de l’abbé Morel, responsable lyonnais des publications, sans doute à propos de la carte des missions en Indochine, prie un membre du bureau parisien « d’aller envoyer prendre la carte des missions chez M. Hausermann, graveur géographe au 71 rue du cherche midi. C’est une vraie merveille. Comme mes 1900 francs seraient bien employés à une autre œuvre semblables ». Une autre lettre de Morel, datée du 21 mars 1894, demande à ce que le conseil parisien « dresse la facture de 3041 francs à Hausermann ». Archives OPM, Fonds Paris, A4 Correspondance à propos du Bulletin des Missions catholiques.

153.

Rémi Hausermann est l’auteur de plusieurs atlas de géographie pour les classes primaires et supérieures de l’enseignement secondaire durant les années 1890-1894.

154.

Un autre graveur-dessinateur-cartographe, le lyonnais Leroy, intervient dans les années 1934 à 1939. Outre la signature, sa technique est reconnaissable à deux faits : tous ses documents sont signés par un code et un carton rappelle le pays d’où est extraite la mission.

155.

Carte de la Grèce du Dépôt de la Marine, 1852.

156.

« Procédé de gravure » in Bulletin de la société de géographie, 4è série, 1853, tome V, p.4

157.

Hachette mobilise précisément pour la géographie les moyens d’édition les plus modernes. L’éditeur crée un Bureau cartographique qui permet à Vivien de Saint Martin et Franz Schrader de « rivaliser de talent avec les cartographes allemands ». BERDOULAY Vincent, La formation de l’école française de géographie, Paris, éd. du CTHS, p.144.

158.

La chromolithographie emploie le même procédé sur un support en pierre.

159.

Archives OPM. Quelques originaux de l’entre-deux guerres prouvent que la reproduction est devenue simple et rapide ; ils correspondent aux versions publiées suivantes : « Afrique occidentale », MC-1922-118 ; «  Environs de Moyamba  », MC-1922-322 ; « Ethiopie », MC-1935-491 ; «  V.A. du Loango   », MC-1939-281 ; « Pays des Schiens », MC-1940-168 ; «  Togo   », MC-1943-7.

160.

Un Atlas de Chine de 1934 avec les épreuves des 19 provinces est consultable aux OPM. Dossier A12  Asie B Chine.