La carte à l’école

Il n’est pas question ici de traiter l’historique de la carte dans l’enseignement de la deuxième moitié du XIXè. Il est plus utile de savoir si les missionnaires ont eu devant les yeux quelques cartes avant le début de leur ministère. L’usage des cartes dans les écoles est intimement lié à l’institutionnalisation de la géographie qui, amorcée sous le second empire, se produit dès les premières années de la République. Elle implique un triple souci : fixer des programmes, équiper les écoles en matériel pédagogique et former les instituteurs. Les programmes de géographie de 1872 sont établis entre autre par Emile Levasseur. Membre de l’Institut, il est responsable avec Auguste Himly d’un rapport sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie dans le pays à la suite d’une tournée d’inspection demandée par le ministre de l’instruction publique Jules Simon en 1871. Le bilan plutôt négatif contribue à une prise de conscience, à l’origine des programmes de 1872186. La carte est présenée comme l’équipement pédagogique le mieux disposé pour enseigner la géographie.

« La réforme de la géographie doit porter sur deux objets distincts : les cartes qui servent à faire voir la géographie et les livres qui doivent faire aimer et faire comprendre la géographie (..). Aucun livre ne fera connaître la direction des cours de la Loire ou le contour de l’Italie comme la vue d’une carte ; et puisque tout nom géographique désigne un lieu, il faut, en prononçant ce nom ou en décrivant le lieu, qu’un maître intelligent le montre aussitôt et mette ses auditeurs en état d’en savoir d’un coup d’œil la forme, l’étendue, la relation de grandeur et de position avec les autres lieux. De leur côté, les élèves doivent toujours en étudiant avoir la carte sous les yeux187 ».

Et Levasseur de dénoncer la carence du matériel, avec des cartes murales « plus médiocres encore que les atlas ». D’après lui, seules les écoles de la ville de Paris possèdent sans doute une carte de la France, une de l’Europe, une mappemonde et parfois un globe. Alors en dehors du département de la Seine… En revanche, outre-Rhin, les cartes murales sont utilisées depuis longtemps, comme celles de Von Sydow dès 1838. Ces Wandkarten ont déjà fait l’objet de nombreux articles dans le Bulletin de la Société de géographie. Vers 1840, elles sont déjà déclinées en cartes muettes ou semi-muettes et font écrire au Bulletin : « L’Allemagne, qui nous a devancés, améliore et étend tous les jours ce mode d’instruction »188. Vingt ans plus tard, la revue dresse le même constat, en plébiscitant les expériences pédagogiques isolées pour encourager son utilisation :

« L’idée des grandes cartes murales décorant les salles des établissements d’éducation n’en demeure pas moins excellente, et la commission croît, à ce sujet, devoir signaler à la Société, d’une façon toute spéciale, les travaux du même genre dûs à l’initiative d’un instituteur primaire, M.B. (..). La géographie scientifique n’y aurait rien à gagner, il est vrai, mais l’enseignement populaire en obtiendrait de bons résultats, et la Société de géographie ne s’intéresse pas moins au progrès des connaissances géographiques opéré dans les rangs du peuple qu’aux conquêtes faites par l’érudition189 ».

En ce qui concerne les atlas scolaires, l’Allemagne sert encore de modèle. En 1882, la somme pédagogique que constitue le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson, signale encore que « la carte est à l’enseignement géographique ce qu’est la collection d’images à l’étude de l’histoire naturelle ». L’ouvrage rappelle que les premiers atlas, de Stieler en 1820 ou Grimm en 1833, sont faits pour les maîtres ; l’atlas méthodique de Von Sydow en 1842 et l’atlas scolaire s’adressent plus particulièrement aux élèves. D’autres atlas sont utilisés aux Etats-Unis ; mais parce qu’ils cumulent cartes, textes et illustrations, ils paraissent trop chers d’exécution, surtout pour une école primaire déjà mal dotée190. Quelques expériences de cartes peintes sur les murs permettent de compenser le manque de matériel. Les manuels qui paraissent après les programmes de 1872 sont surtout le fait d’éditeurs engagés, républicains courageux, qui se sont associés quelques grands noms de la discipline : Delagrave édite les travaux de Levasseur, en même temps que la Revue de géographie ; Armand Colin publie Foncin, Vidal de la Blache et Les Annales de géographie ; Louis Hachette réunit Dubois, cofondateur des Annales, Franz Schrader, directeur de son bureau cartographique et Vivien de Saint-Martin, directeur de l’Année géographique et l’Année cartographique191. Chaque couple d’éditeur-auteur propose cartes murales, atlas et manuels scolaires.

Le rôle initiateur de la géographie allemande joue, selon Vincent Berdoulay, pour les institutions comme pour les idées et la carte se voit attribuer de nouvelles fonctions. Avant le programme de 1872, la géographie s’enseigne encore dans les manuels de la façon suivante :

« Nous apprenons le manuel sur la carte, mot par mot comme tous les autres, en recommençant toujours au premier mot pour chaque phrase (..). Nous répétons par phrase ou par paragraphe, en montrant sur la carte. Nous vérifions tantôt avec l’atlas, pour nous imprimer de plus en plus dans la tête l’image de la terre ; tantôt sans atlas, pour prendre l’habitude de nous en passer ; ce qui est le but de notre étude192 »

Cette technique énumérative, récitative, exercée collectivement, correspond à une géographie marquée par la mémorisation. Il s’agit de retenir de longues listes de lieux en associant de nouveaux noms aux anciens. Le programme de 1872 représente une réforme dans l’apprentissage et conseille aux maîtres de « ne pas perdre le fil conducteur de toujours montrer, d’écrire, expliquer de façon à ce que la géographie devienne une véritable description de la terre193 ». La carte contribue justement à expliquer. Elle n’est plus perçue comme un simple support sur lequel est représenté un nom de lieu. Elle participe à la compréhension de l’espace. C’est précisément le principe que s’approprie l’école vidalienne, dont les atlas sont autant d’invitation à parcourir la terre pour mieux la comprendre. Sur la même page, une grande carte et plusieurs cartons du même espace accordent un sens à la comparaison194. La démarche, autrefois énumérative s’est problématisée.

Les missionnaires sont très à l’écart des débats qui agitent ces milieux scientifiques. Leurs cartes ne traduisent pas durant la période le même désir de problématisation ; elles restent encore fortement associées au texte qu’elles accompagnent, dans une fonction descriptive, voire énumérative. Mais notre exposé visait surtout à montrer que la carte à l’école, malgré les changements en cours à partir des années 1870, restait résiduelle et très ponctuellement utilisée. L’utilisation se généralise après 1900, notamment durant les années 1920 et 1930 où l’instruction prévoit l’enseignement de l’empire colonial à plusieurs reprises dans la scolarité d’un élève. Dans tous les cas, la carte n’aura été qu’un support pédagogique pour l’apprentissage de la géographie et non l’objet d’une discipline propre. Peut-être plus fréquente dans les ouvrages et les revues, plus largement diffusée, elle n’a qu’une fonction documentaire, exclusivement destinée à la consultation. En aucun cas, elle ne donne lieu à une construction. On apprend la carte, mais pas à faire la carte, qui reste une technique pratiquée par un petit nombre, parmi lesquels comptent des Jésuites. Les futurs missionnaires n’ont sans doute jamais appris à dresser une carte.

Ainsi, en l’absence de formation, de la part des instituts missionnaires comme de l’école d’ailleurs, les missionnaires proposent a priori des documents très inégaux, les uns des autres, dont la qualité sera déterminée par le soin et les aptitudes de chacun. Ce qui implique que chaque carte est unique. Cette particularité qui n’existe pas dans les documents dressés par les militaires ou les géographes, habitués à respecter certaines règles, confère aux cartes missionnaires une valeur d’originalité et un caractère brut qu’aucune autorité n’a validé ou révisé. Dans ces conditions, sans le filtre d’une technique uniformisante, la carte nous livre la première perception toute personnelle du missionnaire.

Notes
186.

« L’état de l’enseignement de la géographie était au plus bas (..), la documentation (cartes, globes terrestres) était soit inexistante soit en mauvais état et, parmi 150 professeurs d’histoire et de géographie, seulement sept affirmaient comprendre l’importance de la géographie » rapporte Vincent BERDOULAY in La formation de l’école de géographie française, Paris, éd. du CTHS, p.80.

187.

LEVASSEUR Emile, L’étude et l’enseignement de la géographie, Paris, Ch. Delagrave et Cnie, 1872, p.8.

188.

« Les cartes murales », in Bulletin de la Société de géographie, 2è série, 1841, vol. XVI, p.451.

189.

La commission avait relevé des erreurs dans les tracés sur les cartes de France et d’Afrique. Cf. « Rapport sur les cartes murales exposées dans une école » in Bulletin de la Société de géographie de Paris, 6è série, 1866, vol. XII, pp.157-168.

190.

BUISSON F., Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 3 vol., Paris, Hachette, 1882.

191.

BERDOULAY Vincent, op cit., p.91.

192.

GUILLARD Louis, Manuel de géographie moderne à l’usage des élèves de l’Institut du verbe incarné, Lyon, Mizon, 1861, 48 p. L’auteur est secrétaire adjoint de l’Académie impériale des sciences, cultes et arts de Lyon. A propos de l’Afrique, les élèves doivent retenir les noms de régions suivants : Sénégambie, Soudan ou Nigritie, Guinée septentrionale, Guinée méridionale, Cafrerie, Région des Lacs, Côte de Mozambique, côte de Zanguebar, côte d’Ajan ; et les localités et ethnies : Port-Gabon, Loango, Congo, Angola, Loanda, Benguela, Ovampos, Cimbebas, Namaquas, Hottentots, Zambeze, Tanganyka, Nyanza, Uniamuezi, Zanzibar, Qiloa, Monbaza, Melinda.

193.

LEVASSEUR Emile, op cit, p.55.

194.

L’Atlas physique, politique, économique de la France de Levasseur en 1876, l’Atlas général de Vidal de la Blache en 1894, l’Atlas universel de géographie de Vivien de Saint-Martin et Schrader en 1877, partagent cette même démarche, inspirée par les instituts allemands.