La perception de l’espace par le missionnaire : l’espace vécu

Une situation insolite qui nécessite de nouveaux repères

Le missionnaire est un étranger qui se retrouve dans un territoire inconnu. Ses premières préoccupations sont de se reconnaître et de s’orienter. Mais elles impliquent une lecture de l’environnement. Or, il lui manque les repères habituels de l’Européen, comme les villes, les bâtiments, les routes et chemins, les champs. Même la végétation est différente. Il ne peut qu’apprécier globalement  la topographie du terrain ainsi que ses paysages : des collines boisées, un désert, des plateaux de prairie.. Le missionnaire doit recréer d’autres repères. Il marque l’espace selon trois procédés, qui relèvent à la fois de l’évangélisation comme de l’européanisation.

Planter la croix

Symbole de la mission, la croix désigne une terre devenue chrétienne, appartenant dorénavant à la Chrétienté. L’action de planter la croix rappelle le but de l’apostolat résumée par l’expression plantatio ecclesiae. Elle peut se produire spontanément, dès l’arrivée du missionnaire. Au Zanguebar par exemple, lors de son premier voyage d’exploration vers l’intérieur en 1877, le RP Horner rapporte le geste très symbolique de son confrère, le RP Baur : il aurait taillé une croix dans un arbre, à Ndouni, quelques km après avoir quitté le littoral de l’Océan Indien. C’est selon lui « la prise de possession, au nom de Jésus Christ d’un pays que nous voulons lui conquérir »196.

La plantation de croix fait surtout l’objet d’une cérémonie, réglée et ritualisée. Ainsi, toujours au Zanguebar, sept ans plus tard, le RP Le Roy écrit

« Le lundi 3 novembre, le RP Daull (..) avait fait dresser une croix au sommet de la colline où les chefs et nous étions montés pour délimiter la propriété. J’en fis la bénédiction, après le chant ému du Vexilla Regis, dont nos voix jetaient aux échos des alentours les solennelles et consolantes paroles. Nous, missionnaires, nous sommes essentiellement armés de la croix, et c’est l’étendard béni du Dieu-Roi que nous portons et déployons partout où nous faisons briller ce signe mystérieux. Nul autre ne saurait mieux marquer une prise de possession, au nom de l’Evangile. Depuis lors, cette colline a été appelée le Morne de la Croix, et le RP Daull se propose d’y compléter plus tard l’installation d’un calvaire »197.

Le signe mystérieux a une valeur complexe, à la fois symbolique et terrienne, spirituelle et foncière. Elle annonce visuellement la mission, comme une enseigne, en même temps qu’elle la délimite, telle une borne qui marque l’espace. Installée de préférence en hauteur pour être vue de loin, la croix s’adresse à tous : aux missionnaires qui considèrent dorénavant toutes les terres que le regard englobe depuis la croix comme possessions chrétiennes198 ; aux autres Européens qui espèrent trouver dans la station du réconfort, le gîte et le couvert ; ce rôle de « refuge » est attesté par les journaux de communauté qui rapportent les incessantes visites que rendent à la mission les négociants, explorateurs et militaires ; elle a un sens pour les autres missionnaires protestants, qui doivent considérer au nom du principe du premier arrivé, que la place est déjà occupée ; enfin, aux populations locales à qui le prêtre veut inculquer de nouveaux repères, à la fois visuels et spatiaux. L’acte de plantation de croix est une acte fondateur, qui soude un peu plus la collectivité chrétienne naissante : cette communauté prend possession d’une terre prétendue vide, selon un rituel codifié où chacun joue un rôle (Cf. Annexe 3 : la plantation de la croix )199. Le terrain cesse d’être res nullius et une vie sociale conforme aux préceptes du christianisme va pouvoir s’y développer. Cette démarche mime l’appropriation collective, qui est un trait commun à de nombreux peuples dans leur rapport à l’espace. En délimitant des frontières et multipliant les marques de l’identité commune, le groupe proclame son appartenance200.

Cette appropriation est d’autant plus délicate qu’elle se produit sur un terrain parfois connoté pour les populations : un endroit parfois magique, craint ou apprécié, ou tout simplement à l’écart qu’un chef aura accordé aux missionnaires. Mais ceux-ci ne connaissent pas sa valeur, bénéfique ou répulsive201. A propos du Cameroun, Salvador Eyezzo remarque que la terre donne « l’illusion d’une terre vacante », comme partout ailleurs en Afrique. En réalité, la mission doit disposer d’un titre de propriété qui, loin d’être acquis de manière empirique, fait l’objet d’un contrat avec les autorités, locales ou coloniales202. Cette réalité de l’acquisition foncière échappe aux lecteurs des Missions catholiques qui ne sont pas tenus informés des modalités. Le silence conforte l’image d’une Afrique vierge sans véritable propriétaire.

Construire des bâtiments

La mission se définit par des bâtiments. Chaque station débute par une modeste maison, puis en se développant, donne naissance à plusieurs bâtiments, propres à l’architecture européenne, à la fois fonctionnelle et destinée à durer le plus longtemps possible. Parmi eux, l’église représente sans doute le couronnement de la mission. Mais construite en dur, elle nécessite maçons et charpentiers et seuls les sièges de vicariats peuvent prétendre construire un tel édifice au début du XXè. La grande majorité se contente d’une chapelle. Chaque bâtiment constitue un repère visuel essentiel et informe d’une présence européenne.

Nommer des lieux

Troisième procédé,

le baptême du lieu est double. Le vocable habituel utilisé pour nommer les chapelles et des stations missionnaires les identifie comme terre chrétienne et marque leur appartenance à l’Eglise et à l’Europe. Mais contrairement à bon nombre d’explorateurs, les missionnaires tiennent à conserver le nom local, c’est-à-dire celui utilisé par les populations. Associé à son vocable chrétien, il désigne la station et l’individualise dans une mission. Mais il s’adresse aussi à l’arrière : ce nom apparaît dans les en-têtes de lettres qu’adressent les missionnaires à leur congrégation ou à la Propagation de la Foi qui les recense par ordre alphabétique. Sur les cartes, le nom européen se distingue nettement des autres toponymes africains. Il double l’effet produit par la croix latine et confirme la présence missionnaire. Il rassure le spectateur de la carte à la recherche du moindre signe européen. Surtout, nommer les lieux contribue à leur appropriation ; « c’est les imprégner de culture et de pouvoir » rappelle Paul Claval203.

Comment se traduit cette définition de nouveaux repères, à la fois chrétiens et européens, dans les cartes des missionnaires ?

Notes
196.

RP Horner, « De Bagamoyo à Mondha » in MC, n°462, 1878, p.177.

197.

RP Le Roy, « Une tournée dans le vicariat apostolique du Zanguebar » in MC, n°857, 1885, p.536.

198.

Les dessins du RP Le Roy mettent en scène la croix et l’espace qu’elle domine. Voir par exemple celui sur la mission de Tunungo, « A la découverte », in MC, n°944 , 1887, p.318.

199.

Le manuel du RP Dominget conseille en 1869 de planter la croix dès la 4è semaine du début de la mission, sur une position élevée et selon des modalités précises ; la procession notamment au moment du retour, doit zigzaguer pour permettre à tous de mieux apprécier la croix. RP H. DOMINGET, Les missions et les directeurs de stations, op. cit.

200.

CLAVAL Paul, La géographie culturelle, Paris, Nathan, 1995, p.178.

201.

PRUDHOMME Claude, « Christianisme et sociétés africaines : action et réaction » in Mondes en développement, t. 17, n°65, 1989, p.79.

202.

EYEZO’O Salvador, « Acquisition et remise en valeur des propriétés des missions chrétiennes au Cameroun (1843-1960) », pp.337-360, in PIROTTE Jean (dir.), Les conditions matérielles de la mission, Actes du colloque conjoint du CREDIC, de l’AFOM et du Centre Vincent Lebbe, Belley du 31 août au 3 septembre 2004, Paris, Karthala, 2005.

203.

CLAVAL Paul, La géographie culturelle, Paris, Nathan, 1995, p.166.