A l’échelle locale, le plan de la station

Le plan d’une station renvoie une image concrète et presque palpable de la mission. Il sert de cadre à ceux qui à l’arrière imaginent l’Afrique. Il attire l’attention sur la petite communauté chrétienne en donnant au spectateur les moyens de la faire vivre205. Mais quelle image renvoie-t-il de cette communauté ? Est-ce une mission qui s’adapte ou au contraire une mission qui s’impose ? Si les croquis sont nombreux, quelques-uns ont fixé une image, comme le plan de la mission de Bagamoyo au Zanguebar en 1880, qui présente plusieurs caractéristiques206.(cf : Mission de Bagamoyo   )

Le plan délimite nettement le terrain de la station. Des fossés et une haie, ouverte par une porterie gardée, font plutôt penser à un camp retranché. A l’intérieur, le choix de figurés identiques et réguliers pour représenter des cultures maîtrisées permet de l’individualiser dans une nature africaine anarchique et encore vierge, composée de bois ou de « campagnes d’Arabes ». La limite est bien celle de la terre chrétienne et civilisée. D’ailleurs, la mission se tient à l’écart du village de Bagamoyo et de ses influences, pour recréer un véritable domaine chrétien, lieu d’une communauté naissante selon les principes fixés par l’apostolat. Cet objectif s’inspire des précédentes tentatives, notamment celles des réductions jésuites en Amérique latine au XVIè, qui recherchaient elles-mêmes l’idéal communautaire monastique de l’Europe médiévale. Des tentatives sont de nouveau menées au XIXè en Amérique et Bagamoyo prouve que le modèle est repris en Afrique orientale à la fin du siècle207, mais avec quelques adaptations208.

Les grandes allées qui la parcourent, attestent d’un plan orthogonal, propre à l’esprit cartésien et rationnel européen, qui tranche visuellement avec tous les autres chemins des alentours. Une allée principale, presque triomphale, bordée de cocotiers, relie la mission à la mer. Son tracé perpendiculaire aux bâtiments semble reproduire une croix latine. L’orientation du dessin envisage de penser l’entrée dans la mission comme une « montée » jusqu’à son cœur, qu’occupe, dans la perspective de l’allée, la maison des missionnaires209. C’est aussi là que se situent les autres bâtiments. Nombreux, rectangulaires et ordonnés les uns par rapport aux autres, ils attestent d’une occupation méthodique et rationnelle du terrain. Réunis, ils participent tous a rendre la mission totalement indépendante de ses environs. Autour de la maison, premier bâtiment légendé par le croquis, se répartissent l’hôpital pour les hommes, l’église, la salle de classe, le réfectoire, la menuiserie ou encore les magasins. Cette multitude prouve que Bagamoyo a atteint à cette époque une grande maturité. Les bâtiments constituent le cœur de la mission et la légende invite à les consulter selon une lecture en spirale, qui termine inévitablement par le territoire indigène extérieur. En définitive, tout oppose l’intérieur et l’extérieur de la mission de Bagamoyo. Il s’agit de prouver que l’expérience menée par les Spiritains est une réussite, à la fois spirituelle et économique, comme l’attestent les jardins, les cocotiers et la nature mise en valeur pour l’autosuffisance de ses habitants.

Le plan de Bagamoyo est un modèle du genre. Comme aucun autre document n’est proposé comme alternative par la revue, Bagamoyo devient en quelque sorte un modèle de mission, que chaque station peut espérer reproduire, car les Missions catholiques sont aussi lues par les missionnaires catholiques du monde entier210. Et pour ceux qui douteraient de l’exemplarité, admettant que cette mission a bénéficié d’avantages exceptionnels, une mention discrète des « cases des missionnaires avant les constructions en pierre », situées en territoire indigène, prouve que la mission de Bagamoyo est partie de rien. Cet élément donne au plan une dynamique temporelle, qui, loin d’être figée, raconte une histoire, celle de la mise en valeur de la mission. La suite est prévue par le texte qui l’accompagne :

« Tout près s’étend un village indigène de 70 familles qui travaillent cinq jours sur sept dans la mission, en échange de nourriture et de vêtements, ainsi qu’un lopin de terre que les missionnaires encouragent à exploiter (..) A mesure que le village augmentera, ces ménages nous aideront à fonder les stations de l’intérieur de l’Afrique. Nous les établirons par douzaines ou quinzaines près des missionnaires211 ».

Le succès de Bagamoyo est présenté comme la base de l’évangélisation en Afrique orientale, selon la stratégie menée par les Spiritains. Son plan donne à lire et fournit les éléments que le lecteur interprète comme autant de succès : l’établissement d’une terre chrétienne protégée, l’exploitation d’un terrain naturellement ingrat, l’ordre et la discipline apportés aux populations sauvées.

D’autres plans confirment ces caractères. Ceux détenus dans les archives des congrégations insistent sur l’exemplarité des constructions. Les croquis des stations spiritaines de l’Angola, à Cabinda, Landana, Luali ou encore Lukuala, établis au 1/1.000è vers 1891, mettent en valeur l’exactitude géométrique des bâtiments et des allées212. Toute européenne, cette exactitude est totalement inhabituelle en Afrique. Les villages chrétiens associés, ne bénéficiant pas de constructions en dur, n’apparaissent pas sur le plan. Quarante ans plus tard, quand Hergé fait visiter une mission à Tintin, au Congo, il ne retient là aussi que les constructions missionnaires : l’hôpital, la ferme-école, la salle d’école et la chapelle, et la visite se clôt par une appréciation « Lorsque nous sommes arrivés ici, il y a un an, c’était la brousse213 ».

Cette disposition géométrique des bâtiments dans la mission conditionne sa vie intérieure. Elle participe à l’apostolat en fixant de nouveaux repères aux populations indigènes. D’ailleurs, le missionnaire effectue régulièrement des processions, qui empruntent les lieux sacrés de la station avant de terminer le plus souvent dans l’église. Comme pour la plantation de la croix, la démarche vise à marquer le terrain dans les esprits de la collectivité qui se l’approprie par une déambulation ritualisée. C’est selon Paul Claval une manière d’institutionnaliser l’espace. Un témoignage inédit montre une mission représentée par un Africain, celle de Saint-Joseph des Bengas au Gabon (Cf. Annexe 4 : une mission vue par un Africain )214 : mises à part les réserves quant aux conditions de sa réalisation et le sens que revêt sa publicité, le croquis traduit clairement le caractère géométrique de la station et la distribution symétrique des bâtiments de part et d’autre de l’allée centrale par laquelle le visiteur arrive de la mer. Chaque bâtiment est désigné par la fonction qu’il occupe : l’école et l’église encadrent la maison des pères, qui sont séparées de la route par une haie. Un puits, une cloche et une cour complètent le tableau. La mention des habitants et des nombreux animaux fait vivre la mission et rappelle son indépendance alimentaire. Ainsi, la disposition géométrique des bâtiments dans la station semble avoir été un élément fondamental de la mission, tout comme l’absence de l’habitat indigène, qui, là aussi, n’a pas suscité suffisamment d’intérêt. La mission se donne à voir, mais seule215.

Il est possible de lui opposer des formes de l’habitat traditionnel africain, mais souvent dans un objectif de faire-valoir. La géométrie atteste de la présence chrétienne et européenne. Elle rassure dans un monde souvent présenté comme sauvage et désordonné. Pourtant, certains missionnaires se démarquent par une curiosité toute ethnologique en dessinant quelques cases. Ils montrent que ces bâtiments témoignent d’une véritable organisation, au sein d’un village comme au sein de ses logements. Les plans du RP Le Roy d’un village de l’Oussigoua se passent de commentaire sur la vie traditionnelle dans cette région du Zanguebar216.(cf : Plan d’un village dans le Zanguebar   ) Ils prouvent le degré d’organisation collective, intimement liée au système agraire du pays et réhabilitent l’habitat sphérique, qui peut gêner au passage les esprits cartésiens de l’époque. Toutefois, cette approche, scientifique, reste encore très rare.

En définitive, les plans renvoient l’image d’une mission conforme aux attentes de l’arrière. La disposition « cartésienne » des bâtiments et la délimitation du terrain l’identifient davantage comme une terre chrétienne et européenne, plutôt qu’une preuve de l’adaptation des missionnaires à l’environnement et aux coutumes africaines. Parmi les raisons qui expliquent ce choix, les missionnaire se devaient de reproduire à l’identique des bâtiments que reconnaissent les chrétiens. Les monuments sont la preuve concrète de l’évangélisation. Ils témoignent des efforts en Europe pour édifier une Eglise et sur place des résultats de l’évangélisation. Les photographies d’édifices attestent de sa progression217.

Notes
205.

La présentation de la visite débute souvent comme celle-ci, du RP Acker en 1880 : « Je suis heureux de vous accompagner. Le boutre nous attend ; on va lever l’ancre et déployer la voile. Allez vous installer dans la petite cabine dont je vous ai parlé. Entendez-vous les chants et les cris des matelots ? » in MC, n°580, 1880, p.343.  

207.

L’exemple de Mana en Guyane, où Anne-Marie Javouhey a tenté d’établir une communauté, entre 1828 et 1846 est étudié par Philippe Delisle. L’auteur insiste sur l’idéal inspiré par les réductions jésuites réactivées sans doute par les propos contemporains de St-Simon ou de Fourier. Philippe DELISLE, « Un Royaume des sœurs en Guyane française », pp.139-155,in Une appropriation du monde ; mission et missions, XIXè-XXè, Paris, Publisud, 2004.

208.

Un article de Joseph-Roger de Benoist montre qu’un tel rapprochement ignore la réalité des réductions. Selon lui, si les deux expériences relèvent d’une même conception de la cité de Dieu, tout les oppose : « le contexte historique, les populations concernées et leur importance numérique, les moyens mis en œuvre et la durée de l’expérience ». De BENOIST Joseph-Roger, « Des réductions du Paraguay (XVIIè-XVIIIè s.) aux villages de liberté du Soudan occidental (XIXè s.) », in PRUDHOMME Claude (dir.), Amérique latine et initiatives missionnaires (XVI-XXè s.), Actes de la XIIIè session du CREDIC à Huelva (août 1992), 1994, pp.69-84.

209.

Pourtant, l’orientation du plan, inhabituelle, a placé l’Est en haut et le nord à droite. La légende en bas ainsi que tous les toponymes invitent à le consulter forcément dans ce sens.

210.

Il ne faut toutefois pas exagérer cette remarque car le plan de Bagamoyo n’est pas proposé à la vente parmi les autres documents cartographiques ; il n’a pas davantage fait l’objet d’une gravure particulière ou d’une offre au titre de prime.

211.

MC, n°580, 1880, p.343.  

212.

Archives spiritaines, Dossier Angola, Landana, 3L1.8.a2.

213.

Hergé, Tintin au Congo, 1930, planche n°32. Les bâtiments sont aussi alignés et participent à une certaine composition.

214.

Le document est la reproduction d’un croquis adressée aux Missions catholiques, recommandé par Mgr Le Roy. « Gabon, Saint-Joseph des Bengas », in MC, 1895, p.385.

215.

Les revues des Pères Blancs présentent des dessins analogues. La résidence de Beaudoinville, par exemple, fait l’objet d’un plan dans les Missions d’Afrique, n°VIII, août 1904, p.235. La mission est distincte des cases traditionnelles par un mur et il ne manque que l’église, préfigurée par son tracé au sol. Rapporté par HEREMANS Roger, L’éducation dans les missions des Pères Blancs en Afrique centrale (1879-1914), Louvain, 1983, p.204.

217.

En Afrique Occidentale Française et durant l’entre-deux-guerres, près d’un tiers des 279 photographies parues dans les Missions c atholiquesconcerne des édifices religieux. BERGER Cécile, Les photographies en Afrique occidentale française dans l’entre-deux-guerres à travers la revue Les Missions catholiques, Mémoire de maîtrise Université Lyon II, 2004-2005, p.33