L’autorité politique, indigène et coloniale

Dans l’Afrique subsaharienne de la seconde moitié du XIXè, les souverainetés ne sont pas nettement établies ; les cartes ne représentent aucun royaume indigène sur le modèle des Etats d’Europe, délimités avec précision par une frontière. Seul le nom d’une ethnie laisse envisager l’existence d’un groupe cohérent dirigé par un chef, que les premiers conseils de l’apostolat encouragent d’ailleurs à localiser, pour convertir d’un seul coup toute la communauté. Quelques cartes identifient ces rois locaux, mais le plus souvent à l’échelle du village452. (cf : Zaïre , Okavango , Du Gabon au Congo ) Parce que l’approche missionnaire de l’ethnie est locale, elle donne l’image d’un morcellement extrême pour lequel chaque communauté villageoise serait autonome et différente d’une autre, image qui correspond finalement à l’émiettement des chefferies décrit par Catherine Coquery-Vidrovitch453 : sous l’effet d’événements extérieurs comme le commerce de l’ivoire, l’esclavage ou la concurrence européenne et intérieurs comme les déplacements de population ou la maladie du sommeil, les structures politiques anciennes disparaissent. Sur les côtes s’établissent des empires esclavagistes en contact avec l’Europe ; en revanche, à l’intérieur dans la grande forêt, l’émiettement est maximal : dix à quarante personnes se réunissent dans une « maison » autour d’un chef ; dans les grands lacs, les royaumes du Buganda et du Burundi, un moment épargnés, ne purent finalement résister à la pression étrangère454 et connaissent la tourmente qu’a décrite Joseph Ki Zerbo455. Les missionnaires renvoient donc l’image d’une Afrique vierge politiquement, qui tranche nettement avec l’organisation hiérarchisée et complète de l’Asie. Les premières cartes consacrées dès 1872 à la Chine, la Mongolie ou le Tonkin présentent un monde plein et verrouillé456. Vingt ans après, le contraste est toujours saisissant : le n°1347 des Missions catholiques présente au lecteur un Gabon vide, inexploré et ponctuellement peuplé. Trois semaines plus tard, le n°1350 montre une Mandchourie totalement administrée, couverte d’un réseau de préfectures, reliées par des routes impériales et limitée par une frontière de province457 (cf : Gabon , Mandchourie ). Tout oppose ces deux cartes : la réalité qu’elles résument ainsi que leur contenu toponymique, mais elles témoignent pourtant d’un même élan missionnaire, présentant au passage une mission plurielle et universelle, balbutiante en Afrique et accomplie en Asie. Ainsi, l’absence de cadre politique au Gabon donne l’impression d’un terrain sans obstacle où seule la nature constituerait une limite, résumant l’absence d’entraves que l’on associe à toutes les entreprises africaines.

En ce qui concerne l’autorité européenne, les missionnaires deviennent les témoins privilégiés de la colonisation. Leurs premières cartes ne mentionnent qu’à de très rares exceptions près ses débuts, ce qui est conforme à la réalité. Seule la colonie du Cap et les colonies portugaises côtières peuvent prétendre à un titre de propriété458 (cf : Cimbebasie ) que certains contestent d’ailleurs aussitôt : le RP Duparquet représente habilement sur la même carte consacrée à la côte du Congo les districts portugais et les factoreries étrangères, invitant à considérer la région comme une zone internationale où le commerce, comme l’évangélisation, peuvent s’exercer librement459. (cf : Loango et Congo )L’absence de limites européennes atteste de la présence originelle des missionnaires : associés aux marchands, ils précèdent les militaires. La même absence d’autorité se retrouve dans la carte des Jésuites sur le Zambèze où apparaissent peu les droits portugais sur le Mozambique460.(cf : Zambèze ) Ces absences confirment deux caractères majeurs de la mission : les missionnaires se présentent comme l’avant-garde d’un mouvement de civilisation et affirment leur indépendance à l’égard de toute entreprise politique coloniale, l’évangélisation relevant d’un ministère supranational et universel. Mais de telles cartes risquent de choquer les Etats d’Europe qui réagissent en adressant des récriminations à la Propagande et au Pontife. C’est notamment le cas du Portugal qui, se sentant menacé, refuse les missionnaires sur toutes les terres du padroado.

Après la conférence de Berlin en 1885, la représentation change. Les missionnaires reportent les limites des zones d’influence que se sont attribuées les nations européennes461, car les limites des missions se calquent progressivement sur celles des colonies. Ils ont compris l’intérêt de la colonisation pour étendre l’évangélisation et lutter contre les concurrences. La compétition sur le fleuve Congo, résume les enjeux et démontre la collaboration poussée entre missionnaires et militaires. Elle oppose Brazza, les Spiritains et la France à Stanley, les protestants et la Belgique. Le RP Augouard insiste sur les limites du Congo français pour baliser son V.A. qui justement n’a pas encore de frontières précises462 (cf : Congo (Embouchure au Stanley Pool)* , Congo (Stanley Pool à Equateur) ), revendiquant au passage la station de St-Paul de la Kassaï, sur la rive belge. Les missionnaires ont conscience que les lecteurs de la revue ne sont pas très au fait de l’actualité coloniale. C’est pourquoi l’actualité de la mission est l’occasion de rappeler le jeu politique qui se trame en Afrique. Les articles du RP Le Roy sur le Zanguebar et les cartes qui les résument le montrent : en 1889, il présente les limites des possessions du sultan de Zanzibar, des Britanniques et des Allemands463.(cf : De Zanzibar à Lamo ) Un an plus tard, une autre carte rend compte du découpage entre les sphères allemande et anglaise. Comme il l’explique, un protectorat britannique sur Zanzibar a été décrété en novembre et l’Allemagne a cédé à l’Angleterre tout le littoral au nord de Vanga. Le Roy est l’un des premiers missionnaires catholiques à pénétrer dans la région, remonter le cours du Tana au pied du Mont Kenya464 (cf : V.A. du Zanguebar ) et atteindre le Kilimandjaro ; ses cartes montrent avec précision la progression des Européens, regrettant toutefois de ne pouvoir attirer les intérêts français dans cette partie de l’Afrique.

La figuration établit une différence importante entre autorité indigène et autorité coloniale : les rois et chefs locaux sont représentés ponctuellement, par des points, alors que les possessions européennes sont des surfaces délimitées par des traits. Une différence d’échelle entre pouvoir indigène local et colonie régionale explique cette représentation. Mais elle traduit aussi la perception qu’ont les missionnaires d’un mouvement de colonisation devenu inéluctable et que certains encouragent. Le pouvoir indigène, résiduel est appelé à disparaître face à un autre, extérieur, implacable et conquérant. En représentant les limites des possessions ou des zones d’influence, qui rappelons-le ne sont pas encore effectivement balisées, les missionnaires font la publicité du découpage et participent à l’œuvre d’appropriation. Dans les colonies françaises, les missionnaires mentionnent le cadre confortable où s’épanouit leur mission. Le Gabon, le Congo français, l’Oubangui, Madagascar, sont d’ailleurs à la fois des noms de mission et de colonies, rapidement identifiables. Avec le mouvement de nationalisation du personnel missionnaire qui fait correspondre la nationalité des envoyés du Christ avec l’autorité coloniale, les descriptions et les cartes portent de moins en moins sur un espace qui n’appartient pas à la France. Et de fait, les missions les mieux connues sont toutes situées dans les colonies françaises. Quelques rares expériences d’arrivée en mission ou de visite provinciale rapportent un voyage trans-colonial et permettent de sortir du cadre national en évoquant d’autres missions. Mais le plus souvent c’est une visite dans un pays tiers, qui ne porte pas à conséquences465.(cf : Bassin du Congo )

Les missionnaires sont bien les témoins d’une colonisation à laquelle ils contribuent. Leurs cartes présentent une Afrique vierge politiquement, prête à l’appropriation, mais pas déserte, car la mission se justifie auprès de populations importantes.

Notes
452.

«  Zaïre   », MC-1877-195 : résidence et villages du prince Sakrambak à Mboma ; «  Okavango   », MC-1880-451 : rois et reines des rives de l’Okavango ; «  Du Gabon au Congo   », MC-1881-439 : mention du célèbre Makoko, qui traite avec Brazza et les Spiritains.

453.

COQUERY-VIDROVITCH Catherine, L’Afrique et les Africains au XIXè ; mutations, révolutions, crises, Paris, A.Colin, 1999, 304 p. 

454.

COQUERY-VIDROVITCH Catherine, L’Afrique noire de 1800 à nos jours, Paris, PUF, 1984, 2è éd., p.141. Sur une carte montrant l’extension des peuples et des empires à la veille de l’impérialisme, les grands lacs sont la seule région de toute l’Afrique équatoriale organisée en Etats. Elle contraste avec la frange semi-désertique du Sud-Sahara, entièrement occupée par un chapelet de royaumes, de l’océan Atlantique à la mer Rouge.

455.

KI-ZERBO Joseph, Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1978, pp.306-319.

456.

« Kouy-Tchéou », MC-1872 ; « Pays des Ortous (Mongolie) », MC-1875-HT ; « Tonkin méridional », MC-1876-HT.

457.

«  Gabon   », MC-1895-152 et «  Mandchourie   », MC-1895-186. le contraste est d’autant plus important que la carte de la Mandchourie est établie par M. Adrien Launay des Missions Etrangères de Paris, spécialiste des travaux géographiques sur l’Asie.

458.

«  Cimbebasie   », MC-1879-479 : colonie du Cap ; les premières cartes du Zanguebar n’évoquent pas encore les zones d’influence anglaise et allemande.

459.

«  Loango et Congo   », MC-1875-HT.

460.

«  Zambèze   », MC-1882-HT. La carte mentionne exceptionnellement le nom des royaumes indigènes d’Umzila, de Lobenguela, des Marotses Mambudas, ainsi que la république du Transvaal. Un trait discontinu isole approximativement la côte, et cantonne, sans les nommer, les terres portugaises au littoral.

461.

BRUNSCHWIG Henri, Le partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion, 1971, 186 p.

462.

«  Congo (Embouchure au Stanley Pool)*   », MC-1882-HT et «  Congo (Stanley Pool à Equateur)  », MC-1886-20. La mission du Congo indépendant est créée en 1886, érigée en V.A. en 1888.

463.

«  De Zanzibar à Lamo   », MC-1889-9 qui ouvre le descriptif en onze épisodes « Le long des côtes ».

464.

«  V.A. du Zanguebar   », MC-1890-438. Le récit du voyage, « Au Zanguebar anglais », comporte 17 épisodes.

465.

L’itinéraire de Mgr Jarousseau, « De Jaffa à Djibouti », MC-1904-29, l’amène aux confins de l’Afrique centrale, après la traversée de l’Ethiopie, où disparaissent les effets des protectorats. Le RP Lerouge, p.ap. de Guinée française accomplit un voyage au Kissi, de Konakry à Freetown situé en Sierra Léone, « Guinée française », MC-1916-272. La carte «  Bassin du Congo   », MC-1916-536 qui accompagne la description du RP Rémy parti visiter la mission du Bas-Katanga, en 1916, est aussi l’occasion de représenter les territoires étrangers, qu’a rendu possible le caractère international de la navigation sur le fleuve. Mais les toponymes qui jalonnent le trajet témoignent du partage politique : Brazzaville, Léopoldville, Nouvelle-Anvers, Lac Victoria, Angola Portugais.