Les populations, étrangères et autochtones

Les populations étrangères à l’Afrique

L’emplacement de la mission466témoigne d’un détachement et d’un éloignement, les missionnaires préférant abandonner le littoral aux populations européennes jugées dévoyées pour gagner l’intérieur. Comment les cartes rendent-elles compte de ce choix ? Dans un premier temps, la présence des autres Européens et Américains est valorisée : les missionnaires font la publicité de l’Afrique et de son exploration. Les cartes insistent sur les factoreries en les localisant toutes avec précision467.(cf : Loango et Congo   , Zaïre ) Ceci résume la proximité évidente entre commerçants et missionnaires qui profitent notamment du service maritime mis en place entre l’Europe et les nombreuses maisons de commerce disséminées le long des fleuves. La factorerie est le lieu par lequel arrivent les ressources, les marchandises, le service postal, assurant le lien vital avec l’arrière468. Représentée sur une carte, elle joue un rôle de confirmation : elle certifie que le choix de l’emplacement de la mission est judicieux, car, comme l’explique Duparquet, les communications avec l’Europe constituent un critère fondamental. A partir des années 1880, les factoreries disparaissent. Les militaires connaissent d’ailleurs le même traitement que les commerçants et, mise à part une exception469,(cf : C ongo (du Stanley Pool à l’Equateur) ) ils ne sont jamais mentionnés sur les cartes. Une raison principale l’éclaire : de plus en plus nombreux, les Européens risquent de brouiller le message de la carte qui doit célébrer avant tout le missionnaire. Celui-ci doit apparaître seul avec les populations indigènes, sans la présence de ses compatriotes qui risquerait d’atténuer sa position d’avant-garde. Seul, entouré par les Africains ! Voilà l’image du missionnaire que doit résumer la carte. Cette omission assumée correspond finalement aux vœux d’éloignement et d’isolement revendiqués par les missionnaires. D’autres sources, comme les journaux de communauté, trahissent la proximité avec les compatriotes et les liens parfois quotidiens qu’ils entretiennent. Une carte de Lambaréné au Gabon, dressée par le sergent Gueneau, dévoile presque naïvement cette réalité470 (cf : Ozange-Nenge (île)): la mission catholique de St-François-Xavier est à 100 m d’un poste militaire français ; à 200 m se tiennent deux factoreries, une allemande et une anglaise ; deux autres sont situées à moins d’un km sur l’autre rive ; enfin, il est prévu l’installation d’un nouveau poste militaire471. Cette carte produit un effet de surprise en montrant au lecteur des Missions catholiques des étrangers jusque-là escamotés. Même quand la correspondance les évoque, les forts militaires sont cachés, leurs habitants effacés472.(cf : Haut-Congo ) Ces omissions ou ces silences ont comme effet d’édifier un peu plus l’œuvre du missionnaire, renforçant le caractère insolite, extrême et décidément exceptionnel de l’apostolat en général. Il n’est pas exagéré de dire que les cartes missionnaires font des choix, aboutissant parfois à une mise en scène, qui visent à célébrer la mission en général. Celle-ci incarne beaucoup plus la civilisation que ne peuvent le faire le commerce ou la colonisation, mais sans toutefois se réduire à elle.

Les populations africaines

Elles constituent sans doute l’élément le plus représenté sur les cartes missionnaires, leur conférant un caractère propre, une marque de fabrique. Le nom et la localisation des populations deviennent rapidement leur élément principal. L’analyse force à considérer deux cas de figure, selon le statut des ethnies sur le document : en tant qu’objet de représentation et en tant que sujet de la carte.

- les ethnies, objets de la carte

Les cartes attestent des progrès des Européens dans leur connaissance des populations africaines. Alors que le Mémoire de Libermann en 1846 concernait « les noirs » en général473 et que les discours de Lavigerie traitaient des « victimes de l’esclavage », les missionnaires d’Afrique sont plus précis : ils évoquent non pas un peuple, habituellement réuni sous l’appellation « fils de Cham », mais plusieurs peuples. A mesure que progresse l’exploration de l’Afrique, le nombre et les noms de ses groupes humains augmentent. Les premières cartes restent ambiguës sur le sens à donner aux nombreux toponymes locaux. Désignent-ils une race, une ethnie, une contrée ou les trois à la fois474 (cf : Voyage dans l’Oukami )? La carte du Zanguebar proposée par les Spiritains en 1882475 (cf : Zanguebar (partie centrale)* ) apporte de nombreuses réponses. Prenant prétexte d’accompagner une relation de voyage, la carte recense toutes les informations collectées sur les peuples qui font l’objet d’un qualificatif : l’Ouzaramo est crédité d’un peuple agricole et guerrier ; l’Ouawéré serait habité par une tribu agricole et tranquille, comme l’Oukhoutou. En revanche, d’autres sont nomades et parfois guerriers, comme les Massaï ou le pays d’Ourougourou. Des anthropophages sont même identifiés auprès des populations de l’Odoué et l’Ouzaramo. Incarnant à la fois l’altérité et la bestialité, ils justifient du même coup la présence des missionnaires. C’est auprès d’eux que l’évangélisation prend toute sa signification. Ces renseignements, exceptionnels sur une carte, traduisent les choix à l’évangélisation qu’effectuent les missionnaires. Malgré le souhait originel, il ne s’agit pas d’évangéliser n’importe quelle créature car le temps est compté et les moyens limités. La mission doit donc s’implanter dans la population la plus apte à accueillir le message du Christ. Les sédentaires sont donc préférés aux nomades, les peuples calmes aux guerriers, les agriculteurs aux chasseurs. Cette prédisposition à recevoir la mission devient un élément fondamental : il explique le choix d’implantation des stations et conditionne tout l’essor de la mission.

A cette date de 1882, d’autres régions ont déjà révélé une composition ethnique très riche. Le voyage de Duparquet en Cimbébasie 476 présente depuis 1879 les nombreux peuples de l’Afrique du Sud-Ouest, au-delà du 15°S : Damaras, Makolos, Betchouanas, Bushmens, Hottentots, Habobés, Bakouénas, Grands et Petits Namaquas… et c’est finalement auprès de la population Ovampo, près du 17°S et le long de la rivière Okavango que le missionnaire croit repérer une situation propice à une station. A la même année, la connaissance des peuples des grands lacs augmente considérablement, grâce à la carte de l’Afrique équatoriale dressée par les Pères Blancs et offerte aux lecteurs des Missions catholiques en 1880477 (cf : Missions de l’A frique équatoriale ) : près de 70 toponymes identifient des pays et/ou des tribus, sur un espace de près de mille km de côté, borné par les parallèles 1°N et 8°S et les méridiens 27°E et 36°E. La typographie choisie distingue nettement ces informations des localités habituelles, plus ponctuelles ou des noms de fleuves, qui épousent leur tracé. Cette carte, à l’allure toute scientifique peut s’expliquer de deux manières : d’une part, elle atteste du peuplement à la fois dense et varié qui caractérise la région des grands Lacs, notamment entre le Tanganyka et le Victoria-Nyanza. D’autre part, elle prouve la bonne connaissance qu’ont les Missionnaires d’Afrique des populations de cette région, quelques années seulement après leur installation. Pour cela, le document fait l’objet de tous les soins : signé par le Supérieur de la congrégation, le RP Charmettant, gravé par le célèbre cartographe Rémi Hausermann, il est offert aux abonnés des Missions catholiques, sans qu’il ne corresponde à aucun article dans la revue478. Tous ces efforts sont à replacer dans le contexte que traverse l’apostolat en Afrique équatoriale : Mgr Lavigerie, n’a pas obtenu pour ses Pères Blancs la direction de toutes les missions de l’Afrique équatoriale. Dresser une carte complète de la région servirait ses prétentions auprès de Rome : la caution scientifique du document appellerait ou remplacerait la reconnaissance de la Propagande. La carte comporte des connaissances qui valident en quelque sorte la prétention à l’appropriation.

Une consultation plus attentive du document appelle d’autres remarques : toutes les localisations ne relèvent pas d’une même certitude, car la route empruntée par les missionnaires ne traverse pas tous ces pays. Des informations de seconde main, peut-être recueillies auprès d’explorateurs ou dans des revues de géographie ont sans doute contribué à « remplir » la carte, pour montrer que tout l’espace est connu, et quadrillé par les missionnaires. Puis, une note attire l’attention : celle du « pays des pygmées », dont le rôle est sans doute équivalent à celui joué par les anthropophages sur la carte du Zanguebar. L’utilisation de guillemets n’est pas fortuite : l’information n’est pas sûre mais elle mérite de figurer, car la localisation des pygmées constitue encore à cette époque un des derniers mystères de l’humanité. Toutefois, toute la région environnante, accidentée, comprise entre les monts Kenya et Kilimandjaro, est encore inexplorée : la carte annonce donc les pygmées, sans en dévoiler le secret. Enfin, la répartition des ethnies suscite des questions : malgré la densité humaine importante, il semble que chaque espace ne porte qu’un seul peuple. Les toponymes se succèdent sans se mélanger. Six décrivent un pays étendu du Nord au Sud, une dizaine un pays dans le sens Sud-Est / Nord-est et une dizaine encore dans le sens Nord-Ouest / Sud-Est. Cette manière de représenter tribus et territoire caractérise les premiers recensements en Afrique, forcément schématiques : l’hétérogénéité de chaque territoire est bannie et le nom de l’ethnie dominante emporte tout. Ce résumé de la répartition des populations n’est révisé que par des cartes à plus grande échelle portant sur des espaces plus réduits.

Ces remarques ne doivent pas faire oublier l’exemplarité du document : en plaçant l’élément humain indigène au centre de la carte, les Missionnaires d’Afrique établissent un caractère essentiel pour toute cartographie missionnaire : la localisation des groupes humains. Toutes les cartes suivantes, même quand elles portent sur un voyage d’exploration, se couvrent d’ethnonymes, parfois abusivement et sans véritable moyen de contrôle. Des noms se succèdent, de même taille, sur des portions d’espace identique, imposant l’image de territoires uniformément peuplés et équilibrés, comme en témoignent de nombreux documents479. (cf : Ogooué et Ngounié (cours moyen du) , Karte der Gabun-Länder äquatorialen Afrika ) Tout l’espace est occupé, les populations nommées et globalement circonscrites par leur ethnonyme. Les vides sont rares et l’image d’une Afrique pleine l’emporte.

- les ethnies, sujet de la carte

Certaines cartes traitent résolument d’un sujet ethnologique480. Elle témoignent avec les lettres de l’intérêt grandissant des missionnaires pour les cultures indigènes. Pour réussir la mission, plusieurs instituts encouragent leurs recrues d’aller à la rencontre des Africains, de comprendre leurs mœurs. Libermann conseillait de « se faire noir avec les noirs » et d’éviter d’apporter l’Europe en Afrique. Cette attitude atténue le sens de la mission, qui reste, comme l’affirme Henri Maurier, un mouvement unidirectionnel481 (cf : Chez les Batékés , Pays Eshira , Négrilles en Afrique , Négrilles d’Afrique et négritos , Les Fangs en Afrique , Oubangui-Chari, les Bandas , Aire des Négrilles , Pays des Shiens ). De nombreux missionnaires apprennent donc à recevoir avant de donner. La plupart se spécialisent dans la langue locale, pour traduire le plus vite possible dictionnaires et catéchismes. Mais d’autres s’intéressent aux nombreux aspects de la vie traditionnelle, comme l’habitat, les masques ou les instruments de musique, soit autant de marques que recueillera l’ethnologie naissante. Un plan de village dans l’Ouzigoua, contrée du Zanguebar482,(cf : Plan d’un village dans le Zanguebar ) résume par la précision de son tracé le sérieux apporté par le missionnaire dans son œuvre de collecte. Il veut renseigner les lecteurs français et l’Europe de l’existence d’une culture locale propre, malgré tout le discours consensuel sur l’infériorité ou la primitivité des sauvages. Le dessin évoque le découpage entre espace public et espace privé permettant à une famille d’agriculteurs-éleveurs de vivre isolée dans une case, mais au sein du village. Le regard posé par le missionnaire n’est pas celui habituel d’un chercheur d’anecdotes et d’exotisme. La description est neutre et ne semble servir aucune démonstration, mise à part celle de prouver que la population de l’Ouzigoua s’est dotée d’une organisation déjà avancée. Ces images réhabilitent les Africains dans l’esprit des Européens et cassent celles que proposent en France les expositions de tribus ou de villages. L’auteur du dessin n’est autre que le RP Le Roy. Attiré par les mœurs africaines, il s’emploie à collecter des informations auprès de toutes les populations qu’il rencontre, au Zanguebar, au Kilimandjaro, au Gabon. Au moment où il devient le Supérieur des Spiritains en 1897, Le Roy signe un long article sur les négrilles ou pygmées en Afrique qu’il ouvre par une carte483(cf : Négrilles en Afrique (Les) ), dont l’intérêt est double : elle traite exclusivement de la population pygmée et la localise à l’échelle du continent. Pour l’élaborer, le Supérieur a pu compter sur l’importante correspondance mise à sa disposition à la maison-mère. On constate donc que les pygmées sont situés en grande majorité sur les terres confiées à la congrégation : en Guinée, au Gabon, au Congo, en Cimbébasie, au Zanguebar.Par cette étude sur une population qui fascine les Européens, Le Roy peut aborder un peuple dit primitif sans recourir aux images habituelles qui mêlent folklore, exotisme et altérité et en faire un véritable sujet d’analyse. Cet article et ses illustrations élèvent la revue des Missions catholiques au rang de revue scientifique, tendance que confirment ensuite d’autres documents : une seconde carte propose la comparaison avec les négritos d’Asie484 (cf : Négrilles d’Afrique et négritos d’Asie ) ; une troisième termine magistralement l’exposé par une synthèse sur les races de l’Afrique485.(cf : Races de l’Afrique ) Le Roy devient le spécialiste de cette population, à laquelle il consacre ouvrages486 et conférences487, fort appréciées par la revue qui leur assure la publicité488. (cf : Négrilles d’Afrique )Quand, quelques années plus tard est lancée la revue Anthropos dirigée par le RP Schmidt, Mgr Le Roy collabore naturellement à son premier numéro489.

La voie est tracée : désormais, les populations d’Afrique deviennent des sujets d’étude. L’identité du peuple Fang par exemple suscite de nombreux travaux parmi lesquels comptent ceux du RP Trilles490. Le missionnaire aborde la question de leurs origines et de la migration qu’ils connaissent depuis le Nord-est. Une carte parue en 1898 propose l’hypothèse d’un déplacement du Sud-Darfour jusqu’au Gabon où ils vivent désormais. L’idée de localiser une région originelle constitue une avancée majeure en ethnologie. En même temps, la carte revêt une dimension politique en localisant Fachoda, en pleine crise coloniale aiguê491.(cf : Les Fangs en Afrique* ) Le RP Daigre est quant à lui associé au peuple Banda de l’Oubangui-Chari. Il présente en 1913 une carte sur sa répartition à l’intérieur du V.A. Bien qu’elle n’apparaisse pas importante aux yeux de la revue492, elle s’insère complètement dans l’étude ethnologique qu’il dresse de cette population493. Et puis elle apporte une information intéressante : le déploiement des Bandas, dans tout le Sud du V.A. est étonnamment limité par des fleuves494.

Ainsi, les cartes missionnaires s’améliorent par une focalisation, selon deux stades. Censées montrer une population africaine, les premières présentent plusieurs peuples dans la mission. Puis elles se précisent pour mettre en vedette une ethnie. Avec elles, la revue peut revendiquer les connaissances les plus étendues sur les peuplades d’Afrique, au moins jusqu’en 1914.  Les travaux missionnaires fournissent des matériaux de premier ordre aux ethnologues, qui leur rendent parfois hommage. En 1930, l’administrateur Maurice Delafosse fait préfacer son Enquête coloniale sur l’Afrique française par le Mgr Le Roy495. En 1938, Levy-Bruhl rend hommage au RP Daigre496 après avoir découvert ses travaux dans la revue Anthropos497. Puis, dans la première synthèse consacrée à l’ethnologie des colonies françaises en 1953498, les professeurs Leroi-Gourhan et Poirier réduisent l’apport missionnaire à l’étude des Pygmées, citant le RP Léon des Avanchers pour l’Afrique équatoriale. Sont aussi mentionnés les RRPP Schebesta pour le Cameroun, Schmidt pour la direction d’Anthropos, Le Roy et Trilles499. Aujourd’hui, l’histoire de l’école française d’ethnologie reste discrète sur leur apport. Dans son panorama des autorités scientifiques africanistes, Emanuelle Sibeud mentionne assez peu les missionnaires500. Pourtant, l’auteur rappelle que le modèle des enquêteurs coloniaux, à la base de toute l’érudition coloniale, fut inspiré par Maurice Delafosse, qui conseillait une immersion linguistique quotidienne501. Or, cette installation au sein d’une population et dans la durée reproduit le modèle de l’expérience missionnaire.

Pourtant, la localisation des groupes humains par l’utilisation des ethnonymes est peut-être erronée. Le spécialiste de l’ethnie Jean-Loup Amselle explique qu’il est inexact de considérer les frontières ethniques comme des limites géographiques ; il faut leur préférer des barrières sémantiques, linguistiques ou sociales502. Ainsi, l’ethnonyme ne serait qu’un « regroupement fantaisiste », un signifiant flottant de nature performative503 et l’ethnie une création précoloniale que reprend l’Etat colonial avec sa politique de territorialisation : les populations sont regroupées et désignées par des caractéristiques communes pour mieux les contrôler. Or, cette stigmatisation se produit pour la première fois sur les cartes missionnaires. Leurs répartitions des populations, une fois compilées et cartographiées, sont ensuite reprises par les cartes dites « ethniques ». Elles contribuent à une taxinomie qui facilite la connaissance des populations, préalable au contrôle de leurs territoires. Dorénavant, l’Etat colonial classe et identifie les sociétés en ethnies et divise le territoire en cercles, en provinces et en cantons. Les cartes missionnaires peuvent d’ailleurs être considérées comme les premières cartes ethniques, dans le sens où elles rapportent, par une main européenne et pour un œil européen la localisation des populations indigènes.

En définitive, en se focalisant sur les populations, les cartes missionnaires constituent des marques d’occupation de l’espace, des titres de propriété en quelque sorte. Elles peuvent servir au missionnaire qui désire homogénéiser son champ d’apostolat ou revendiquer un territoire plus vaste. Elles peuvent intéresser le pouvoir colonial qui hérite d’un découpage pratique. Enfin, reprises ultérieurement lors des indépendances, elles peuvent nourrir un discours politique et asseoir l’autorité d’une ethnie sur une autre. La mission jésuite au Congo, étudiée par Flavien Nkaye Malu, illustre toutes ces remarques504 : le RP Struyf a tenté dès les années 1920 de reconstituer l’histoire des migrations des Ding en collectant la tradition orale. En 1934, le RP Mertens reprend ces travaux dans une monographie505 : celle-ci invente des ethnonymes et propose un schéma de peuplement qui sera repris sans critique par les anthropologues jusqu’à aujourd’hui. Une carte dressée par Struyf et jointe au travail de Mertens montre un espace géographique construit par les missionnaires, dans lequel les Badinga occupent naturellement et historiquement le centre, alors que les ethnies situées sur les franges de la mission ont totalement disparu. Cette histoire du peuplement qui désigne un premier occupant et son corollaire géographique qui lui fournit un territoire sont aujourd’hui remis en question.

Cet exemple pose la délicate question des connaissances géographiques accumulées par les populations locales que le missionnaire reporte sur sa carte, passant alors d’un savoir oral à un savoir écrit. Jusqu’à quel point le missionnaire a-t-il réutilisé les connaissances locales ? A-t-il accordé plus de crédit à ses propres observations ? En l’absence de documents africains originaux, il est difficile d’évaluer la part d’informations collectées par le missionnaire. Les travaux cartographiques qui précèdent l’arrivée des Européens sont rares car pour plusieurs peuples, la connaissance du terrain n’implique pas forcément une représentation scripturale. Quelques explorateurs, parmi lesquels Antoine d’Abbadie (1810-1897), en rapportent pour les confier à la Société de géographie506. Parfois, quelques cartes missionnaires mentionnent une indication d’origine indigène. Par exemple en 1910, le RP Dubrouillet évoque la « topographie par renseignements » qui lui a permis de remplir sa carte de l’Oggoué au 1/300.000è, vantant au passage la bonne connaissance de la langue indigène qui confère aux missionnaires un avantage sur les autres explorateurs507.(cf : L’Oggoué ) Mais la plupart du temps, l’auteur ne représente que ce qu’il a personnellement localisé et les itinéraires qu’il a empruntés508.(cf : Ogoué et Ngounié , V.A. de Loango ) Sans doute accorde-t-il peu d’intérêt à des productions cartographiques qu’il peut juger primitives, dépourvues de valeur scientifique car établies sans boussole ni baromètre. Ces documents auraient peut-être confirmé la tendance à l’ethnocentrisme, que l’historien de la cartographie John Brian Harley a déjà constatée auprès d’autres peuples d’Amérique509.

Notes
466.

Cf. infra Chapitre VI : L’espace du missionnaire.

467.

« Loango et Congo », MC-1875-HT : le RP Duparquet recense près de six nationalités de commerçants différentes ; «  Zaïre   », MC-1877-195 : la carte du RP Carrie présente un alignement de huit factoreries sur la rive droite du Congo, face à l’île de Mboma.

468.

Sur les factoreries, voir VRACQUIER Raymond, Au temps des factoreries, Paris, Karthala, 1986, 395 p.Par ailleurs, les journaux de communauté montrent que les missionnaires utilisent tous les navires exerçant un service postal avec l’Europe, quelque soit leur nationalité.

469.

«  Congo (du Stanley Pool à l’Equateur)   », MC-1886-20. La carte d’Augouard localise avec précision les sept postes français échelonnés le long du Congo, qui sont autant de garanties pour l’avenir de la mission face aux prétentions belges.

470.

«  Ozange-Nenge (île) », MC-1900-210.

471.

Toutefois, l’exemple n’est pas généralisable car Lambaréné reste un site très fréquenté, à la fois par les missionnaires et les explorateurs.

472.

«  Haut-Congo   », MC-1915-597. Le récit sur la population, « Chez les Banyabungu », MC, 1915, n°2427, en trois épisodes, évoque dès la première page « plusieurs postes militaires de l’Etat belge, échelonnés du sud au nord, qui maintiennent la soumission, le bon ordre et la paix ». Pourtant, en dehors des stations et de quelques villages, la carte est muette.

473.

Mémoire sur les missions des noirs en général et sur celle de la Guinée en particulier, présenté le 15 août 1846, in Notes et documents relatifs à la vie et à l’œuvre du vénérable François-Marie-Paul Libermann, Paris, 1929, vol. 8, pp.219-277.

474.

«  Voyage dans l’Oukami   », MC-1873-HT. Le RP Horner évalue la population de l’Oukami à 250.000 âmes, sans préciser son nom ou les caractères qui l’individualisent. Comment interpréter les toponymes voisins : Ouzaramo, Vasigouas, Oukoueré, Kambazi et Koutou ?

475.

«  Zanguebar (partie centrale) *», MC-1882-HT. La carte accompagne une longue description, en dix épisodes, d’un « voyage dans l’Oudoué et l’Ousigoua », accompli par le RP Baur et illustrée sans doute par le RP Le Roy.

476.

«  Cimbébasie   », MC-1879-479.

478.

De grande taille, la carte est destinée à être encadrée et exposée.

479.

«  Ogooué et Ngounié (cours moyen du)   », MC-1882-583. La carte du RP Bichet, parti sur l’Oggoué à la rencontre des Ivilis, localise plusieurs ethnies : Pahouins, Gallois, Bakélais, Inengas, Ivilis, Apingis, Eveyas et Ishiras. Mais le rythme très régulier de leur mention sur le document laisse envisager une localisation approximative.Sur la carte antérieure établie pour les Petermann’s Mitteilungend’après les découvertes du lieutenant Serval en 1862, la répartition des peuples paraît moins fantaisiste, comme l’atteste la typologie plus précise des villages : «  Karte der Gabun-Länder äquatorialen Afrika   », in Petermann’s Mitteilungen, 1863, Tafel 15.

480.

Rappelons la douzaine de cartes identifiées dans notre première partie : «  Chez les Batékés   », MC-1884-154, «  Pays Eshira   », MC-1894-609, « Tribu Anyanja », MC-1895-194, « Les Chams », MC-1896-34, «  Négrilles en Afrique   », MC-1897-40, «  Négrilles d’Afrique et négritos   », MC-1897-454, «  Les Fangs en Afrique   », MC-1898-93, « Pays des Antankares », MC-1905-452, «  Oubangui-Chari, les Bandas   », MC-1913-369, «  Aire des Négrilles   », MC-1918-413, «  Pays des Shiens   », MC-1941-53, « Tribu des Pila-Pila », MC-1949-56.

481.

MAURIER Henri, Les missions ; religions et civilisations confrontées à l’universalisme, éd. du Cerf, Paris, 1993, 209 p.

483.

«  Négrilles en Afrique (Les)   », MC-1897-40. L’étude « Les Pygmées » paraît en 39 épisodes dans la revue.

485.

«  Races de l’Afrique  », MC-1897-463. La carte, aux dimensions réduites, est plutôt une tentative de classification ensept grandes familles.

486.

Mgr LEROY, Les Pygmées, négrilles d'Afrique et négritos de l'Asie, Tours : A. Mame et fils, 1905, 364 p. L’ouvrage est réédité en 1930.

487.

Conférence donnée à Lyon le samedi 3 décembre 1892, six mois après sa nomination au titre d’évêque. d’Alinda. Rapporté par MC, 1892, p.608.

488.

La carte «  Négrilles d’Afrique   », MC-1897-40 est proposée de nouveau dans le n°2569 de 1918. La revue voulait sans doute renouer avec les grandes heures de son succès auquel contribuaient largement les descriptions et dessins de Le Roy. Le journal L’univers écrit : « Une causerie sur l’Afrique par Mgr Le Roy, c’est un talisman qui a toujours la vertu de remplir toutes les salles de conférences et de les rendre exiguës, si vastes qu’elles puissent paraître en toute autre circonstance », rapporté par DUCOL Bernard, Mgr Alexandre Le Roy, op. cit., p.31.

489.

Mgr LEROY Alexandre, « Le rôle scientifique »,op. cit., pp.3-11.

490.

Les M issions catholiques font paraître une première étude sur le peuple Fang en 1900. Ses travaux ethnologiques sont récompensés par un grand prix à l’Exposition belge sur le Congo en 1911, in MC, 1911, p.51. Cf . Le totémisme chez les Fân, Münster, 1912 ; Chez les Fangs ou quinze années de séjour au Congo français, Lille, Desclée de Brouwer et Cie, 1913, 286 p.

491.

«  Les Fangs en Afrique * », MC-1898-93. Près de la région d’origine est nommé le lieu de Fachoda, alors convoité par les missions militaires Marchand et Kitchner, respectivement française et britannique. Les Fangs seraient donc issus de cette région du Sud-Darfour, intégrée au Congo français en l’absence de limites clairement établies au Nord-est. Et leur déplacement se serait effectué exclusivement dans le périmètre du Congo français. Ainsi, sans réclamer haut et fort Fachoda à la France, la carte attribue un sens ethnologique au territoire du Congo français, une identité scientifique en quelque sorte : du Gabon à Fachoda, il est l’espace parcouru et peuplé par les Fangs. Il faut aussi remarquer qu’exceptionnellement, la colonie et son nom ont été préférés à la mission. Mais l’allusion s’arrête là car l’article qui accompagne la carte ne formule aucune prétention politique.

492.

La revue ne lui accorde pas l’habituel renvoi, à chaque nouvel épisode de l’article, grâce à une note de bas de page associée au titre.

493.

RP Daigre, « Le peuple Banda », in MC, 1912, en neuf épisodes. Des photographies de vêtements, fétiches, un croquis de tombeau permettent d’aborder complètement le sujet.

494.

C’est l’impression que laisse la carte. La rivière Kotto constitue par exemple une frontière orientale de leur peuplement, au nord du 5°N. Sa limite Sud, fixée au fleuve Congo, s’explique aussi par le manque de collaboration avec les missionnaires belges du V.A. voisin, qui étudient sans doute la même population.

495.

DELAFOSSE Maurice, Enquête coloniale dans l’Afrique française occidentale et équatoriale, Paris, Société d’études géographiques, maritimes et coloniales, 1930, 382 p.

496.

LEVY-BRUHL, L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs, 1938, p.83. L’auteur cite le missionnaire à propos de la présence des morts chez les primitifs.

497.

RP DAIGRE, « Les Bandas dans l’Oubangui-Chari », in Anthropos, XXVII, 1932, pp.647-691.

498.

LEROI-GOURHAN André & POIRIER Jean, Ethnologie de l’Union française, T.1 l’Afrique, Paris, PUF, 1953, 477 p.

499.

Les missionnaires sont surtout évoqués dans la bibliographie, en fin de chapitre. Les travaux du RP Trilles font l’objet d’une mention particulière : ils « demeurent  les plus importants (..) Le RP Trilles use d’un style descriptif, quelque fois imprécis ; l’allure littéraire du récit a valu à cet auteur de fréquentes critiques qui ne sauraient en rien discréditer le fond de ses travaux ».

500.

SIBEUD Emmanuelle, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France (1878-1930), Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2002, 357 p. Sur 60 portraits, seulement deux missionnaires ont été retenus : Le Roy et Trilles, maisavec leurs publications les plus importantes.

501.

Ibid ., p.70 et suiv. Les enquêtes seraient issues des conseils de Maurice Delafosse, qui a vécu près de 42 mois chez les Baoulé, et rédigé Broussard ou les états d’âme d’un colonial, Paris, Larose, 1922.

502.

AMSELLE Jean-Loup, « Ethnies et espaces : pour une anrthopologie topologique », pp.11-48, in AMSELLE Jean-Loup et M’BOKOLO Elikia, Au cœur de l’ethnie ; ethnies, tribalisme et état en Afrique, La découverte, Paris, 1985, 226 p. En 1968, Frédéric Barth avait déjà annoncé que « les groupes ethniques n’étaient pas simplement ou obligatoirement fondés sur l’occupation de territoires exclusifs ». Cf. BARTH Frédéric, « Les groupes ethniques et leurs frontières », pp.203-249, articles réunis par POUTIGNAT Philippe et STREIFF-FENART Jocelyne, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995, 270 p.

503.

I bidem. L’ethnonyme est de nature performative car il crée lui-même le groupe social. Voir aussi AMSELLE Jean-Loup, Logiques métisses ; anthropologie de l’identité, en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990, 257 p.

504.

NKAYE MALU Flavien, La croix et la chèvre : les missionnaires de scheut et les jésuites chez les Ding Orientaux de la République Démocratique du Congo (1885 – 1933), Thèse, Université Lumière Lyon II, 2006. Chapitre IX : La représentation de l’autre : construction d’une image des Ding orientaux par les Scheutistes et les Jésuites.

http://demeter.univlyon2.fr/sdx/theses/lyon2/2006/nkaymalu_f .

505.

MERTENS, SJ, Les Ba Dzing de la Kamtsha, en 3 tomes, Bruxelles, IRCB, 1935-1939.

506.

Documents collectés lors d’un voyage chez les Gallas en 1847. Bibliothèque Nationale, collection Antoine d’Abbadie, 1859, n°225, fol.3. Rapporté par Thomas BASSETT, « Indigenous Map making in Intertropical Africa », pp.24-48 in WOODWARD David & LEWIS Malcom, The history of cartography, Vol.2 Book 3, Cartography in the traditional African, American, Arctic , Australian, and Pacific societies, University of Chicago press, Chicago and London, 1998. L’auteur évoque aussi des cartes de porteurs qui accompagnent le photographe allemande Karl Weule dans une expédition dans l’Est africain en 1906 : sont notées sur un axe horizontal par des cercles les quelques localités importantes qui jalonnent le parcours entre Dar-es-salam et Ujiji et par de courts traits perpendiculaires les quelques rivières traversées.

507.

RP DUBROUILLET, «  L’Oggoué  », in La géographie, 1910, XX, figure 30. Le missionnaire explique que sa connaissance de la langue lui apporte de précieuses indications en matière de géographie physique pour dresser le réseau hydrographique et en matière d’ethnographie pour l’histoire des tribus.

508.

La carte du RP Bichet sur l’«  Ogoué et Ngounié   », MC-1882-583, localise un sentier indigène qui placerait la station de Lambaréné à une journée et demi de marche de la côte seulement. Celle du RP Le Scao sur le «  V.A. de Loango  », MC-1908-319 reprend les nombreux itinéraires empruntés par le missionnaire durant quatre ans ainsi que de nombreuses informations données par les populations locales.

509.

« The rule of ethnocentricity » désigne la tendance qu’a chaque peuple à se cartographier au centre.