Les nouveaux toponymes et leur rôle dans l’appropriation

L’examen toponymique doit donc envisager les noms indigènes. Employés presque quotidiennement par les missionnaires, ils restent pour la plupart inconnus du public européen, surtout en ce qui concerne un espace restreint a fortiori à grande échelle. D’après le tableau ci-dessus, ces noms constituent l’essentiel toponymique de chaque carte. Ils jouent un rôle fondamental dans la diffusion de la connaissance géographique de l’Afrique. Grâce à eux, le missionnaire peut identifier son espace et le faire partager ou parcourir à ses lecteurs. Sa correspondance fourmille de noms de lieux et invite à porter un regard presque permanent sur la carte. Souvent, celle-ci est exclusivement composée de toponymes nouveaux, difficiles à prononcer et à enregistrer. C’est précisément le cas des documents plébiscités par les publicistes de la colonisation pour mobiliser l’opinion publique autour du projet colonial. Plus l’échelle est grande et les toponymes inconnus, plus la carte paraît authentique, c’est pourquoi les documents missionnaires correspondent parfaitement au type recherché.

L’exemple de la carte des Jésuites sur le Zambèze547 (cf : Zambèze ) et son utilisation par plusieurs revues548 résument ce processus d’appropriation intellectuelle. Au départ, le document vise à donner en un coup d’œil l’état de la mission, qu’il représente entièrement. L’article qui l’accompagne daté de juin 1882549 constitue lui aussi une synthèse, assez surprenante par la densité des toponymes africains :

« Visite au roi Khama le 24, et séjour à Shoshong jusqu’au 29 juillet. De Shoshong, le 29 juillet, les missionnaires se dirigent vers Tati, traversent les lits desséchés des rivières Mahalapsie, le 30 juillet, Metli le 1er août et Towani le 2 ; ils quittent les Tchakani-Vleys le 4, franchissent la Lotsani le 5, et s’arrêtent à Palatye (Falatswe) le 6. Après avoir passé la Seruli le 8, ils vont se reposer près de la Gokwe le 9, atteignant la Lothlokane (Jeib) le 11, la Seribi et la Makloutsie (Maklatsi, Motloutsi, Mathloso) le 12, la Shasha le 16, et le 17, quatre mois après leur départ de Grahamstown, ils campent sur la rive du Tati, dans les Goldfields, à la frontière de l’ancien empire du Monomotapa.

Pendant qu’une partie de la caravane séjourne à Tati, les PP. Depelchin et Law et le F. de Sadeleer prennent avec un chariot la route du Gubuluwayo. Départ le 23 août ; passage du Ramaquoban et de l’Umpakwi le 24, du Kwesi le 25 ; arrivée au village de Kwesiniama le 28 et à Lee’s Castle, près du Mangwe, le 30. Sur le versant opposé des Monts Mattopos, les Pères atteignent la rivière Koumala le 1er septembre 1879, et le lendemain le Kraal royal Ishoshani (Amantshoni-Slope, Rochers-blancs), où Lo Benguela les accueille favorablement et leur accorde l’autorisation de s’établir dans son royaume.

A quoi sert un tel texte ? Sa lecture est pour le moins difficile550. L’utilisation de l’italique valorise les toponymes locaux et exclusivement ceux de la mission551. Ces toponymes sont peu connus, mais ils permettent au lecteur de suivre le chemin emprunté par les missionnaires, presque pas à pas. La répétition du terme, lu dans le texte et vu sur la carte, a comme effet de le rendre familier. Du coup, c’est tout l’espace de la mission qui devient accessible, et le lecteur peut la parcourir intellectuellement, le doigt sur la carte, l’œil sur le texte : il s’approprie l’espace, à mesure qu’il progresse en suivant le cheminement des missionnaires, ce qui donne un sens au territoire. S’il veut en savoir plus sur chacune de ces haltes, il peut consulter le texte qui, par un habile système de notes, renvoie aux lettres publiées les années précédentes. Ainsi, offerte après trois années de correspondance, la carte fonctionne comme un index spatial que le lecteur peut parcourir comme il l’entend : linéairement selon le déroulement de l’expédition, ou ponctuellement selon l’intérêt pour telle ou telle localité. Cette liberté de consultation accroît le sentiment de contrôle. L’objectif recherché par ces documents vise toujours à solliciter plus d’intérêt pour la mission du Zambèze. Mieux connue de l’arrière, elle sera certainement mieux soutenue552. En définitive, cette carte confirme les caractères des toponymes africains : ils sont porteurs d’exotisme ; ils garantissent une certaine authenticité au document et ils participent à la représentation, la mémorisation et finalement l’appropriation intellectuelle de l’espace.

Notes
547.

«  Zambèze   », MC-1882-HT.

548.

La carte est proposée en 1882 dans la revue belge des Précis historiques et dans les Missions catholiques qui rapportent des nouvelles de cette mission depuis 1878. D’autres publications ont très certainement relayé ces informations. Le document résume les différentes routes empruntées par les missionnaires.

549.

« A propos de notre carte sur la mission du Zambèze » in MC, n°678, 2 juin 1882, p.249. L’article est sans doute rédigé par le RP Croonenbergh qui résume plus tard son expédition : « Nous étions six prêtres (..) De lourds wagons pour train, des bœufs pour chevaux, des païens pour conducteurs et un franc-maçon pour guide, nous voilà lancés sur la longue route du Zambèze », in MC, n°681, 23 juin 1882, p.297.

550.

Le reste de l’article est identique. Sa publication dans les Précis historiques comporte onze pages. Avec 316 mots en italique, soit une trentaine par page, la fréquence des toponymes locaux dans le texte est d’environ un mot sur dix, ce qui est très élevé pour une description d’itinéraire. Ce choix rend le texte quasiment incompréhensible pour le lecteur habituel.

551.

Par exemple, Grahamstown, le lieu de départ, au Sud du 30°S, est situé à l’extérieur à la mission, et du champ de la carte. Il ne figure pas en italique dans le texte.

552.

Pour donner à cette mission la résonance la plus importante, et assurer qu’elle n’est qu’un expédition religieuse, les Jésuites ont été choisis parmi plusieurs nationalités, comme le trahissent leurs noms : les RRPP Depelchin, Law, Fuchs, Teroerde, Blanca et Croonenbergh, les frères coadjuteurs de Saedeleer, Devylder, Nigg, Hedley et Paravicini. « Nationalité, langage et coutumes étaient disparates, le but seul nous unissait, la conversion des pauvres noirs » explique le RP Croonenbergh. Ce choix confère un caractère international, voire supranational, à l’expédition et permet de mobiliser les publics respectifs de chaque nation. Ainsi, une brochure du RP Alfredo Veld sur la mission a été traduite en anglais, hollandais, portugais, et sans doute français.  ARSI, Fonds Zambesiana, 1001 1-II, 23 : Mission of the Zambesi, 1879 ; 1-II-25 : De Missie aan de Zambesi, 1880 ; 1-II-26 : la Nuova missione dello Zambese, 1880.