PARTIE III : LES CARTES AU SERVICE DE L’ACTION DES INSTITUTS

Introduction

Le droit de la mission, un cadre fixé par la Propagande

Le système de la commission ou jus commissionis, institué au XVIIè, et surtout utilisé au XIXè, permet au Saint-Siège de confier un territoire de mission pour l’évangéliser à une congrégation ou un institut qui doit en contrepartie fournir le personnel et les moyens ; Rome se réserve la désignation du Supérieur de la mission pour devenir, en tant que représentant direct, son vicaire apostolique. Le but de toute mission est la fondation d’une Eglise locale, c’est-à-dire qu’elle doit se transformer en diocèse ordinaire ; les congrégations passent à terme leur pouvoir au clergé indigène. Ce système qui s’applique uniformément à tous les territoires relevant de la Propagande, constitue la base de l’évangélisation catholique mondiale. En ce qui concerne l’Afrique, il semble convenir parfaitement, comme le rapporte en 1912, le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique :

« Rien de plus admirable, en effet, que la discipline observée par les différents ordres catholiques, chacun dans son champ d’évangélisation (..) Alors, aux prêtres du Clergé séculier, aux Franciscains, aux Lazaristes qui, dans les comptoirs européens du littoral et aux alentours, faisaient de leur mieux avec des ressources infinies, se sont adjoints de nombreux auxiliaires de bonne volonté, animés de l’esprit de foi et du prosélytisme le plus ardent ; alors sont, tour à tour, entrés en lice dès 1843 les missions de la sociétédu St-Cœur de Marie, les Jésuites, les Oblats de Marie immaculée (..)

Chacune de ces compagnies a reçu du Saint-Siège la désignation exacte de son terrain d’apostolat, et le voit, par suite des progrès réalisés, partagés en préfecture ou en vicariat, dont l’entrée en scène de nouveaux personnels religieux désireux de collaborer à l’évangélisation de l’Afrique (..) oblige parfois de changer les administrateurs évangéliques ; chacune se montre fidèle et scrupuleuse observatrice des instructions et des ordres du souverain Pontife (..) Cette remarquable unité d’action, cette merveilleuse discipline n’empêchent pas chaque ordre de se comporter, à l’intérieur de son terrain de propagande, avec ses méthodes propres et suivant ses préférences particulières, avec le tempérament national de ses membres » 553.

Cette belle image d’un apostolat harmonieux et respectueux doit être nuancée sur deux points : tout d’abord, la soit-disante « unité d’action » masque des tensions entre les congrégations dont certaines se livrent de véritable compétitions ; l’enjeu est territorial, et de nombreuses missions sont considérées comme propriétés privées, ce que montrent les revendications permanentes adressées à la Propagande lors des partages en champ d’apostolat. Puis, la « merveilleuse discipline » à l’égard de Rome s’avère très théorique, surtout quand il s’agit pour les congrégations de remettre leur territoire une fois évangélisé. Mal disposées à le restituer, elles ralentissent et empêchent parfois le processus d’installation d’une Eglise locale qui reste l’objectif final de tout apostolat. Il s’agit donc ici d’aborder ces questions qui restent tues par l’histoire édifiante des missions mais pourtant dévoilées par toutes les archives consultées, car elles révèlent la conception qu’ont les congrégations de l’espace.

La direction de la mission, une compétence partagée avec les congrégations

Tout d’abord, l’autorité de Rome sur la mission rencontre des obstacles. Si la Propagande désigne le v.ap., elle le fait parmi quelques individus que lui soumet la congrégation. Une fois nommé, le représentant direct du pontife risque de s’éloigner de son ordre pour ne se consacrer qu’à l’autorité romaine. Pour se prémunir d’une telle mise à distance entre le nouveau vicaire et sa congrégation, Libermann établit dans un règlement de 1847 quelques principes :

« L’Evêque s’engage à ne prendre aucune disposition, à ne donner aucun ordre qui tendrait à abolir ou à enfreindre gravement (..) une des règles de la Société, sans s’être concerté auparavant avec le Supérieur général de la congrégation (..) Tout déplacement par l’Evêque d’un missionnaire devra faire l’objet d’une lettre de l’Evêque au Supérieur de la communauté ».

D’autres portent sur les missionnaires qui accompagnent le v.ap.

« Une sainte union et une parfaite harmonie sont nécessaires entre le v.ap et les supérieurs de la communauté dont les missionnaires sont à ses ordres, entre les membres de la communauté et la Maison-mère, entre les membres de la communauté et leurs supérieurs (..)

Les prêtres du St-Cœur de Marie en Guinée doivent être considérés sous deux points de vue comme missionnaires du v.ap. et comme membres de la congrégation du St-Cœur de Marie. Comme missionnaires, ils doivent obéir à l’Evêque à qui le Saint-Siège a confié les Deux Guinées ; comme membres de la communauté, ils ont droit d’ensuivre la vie et les règles sous la condition desquelles ils se sont voués à l’apostolat »554.

L’enjeu est de taille : pour éviter que la conduite de la mission ne lui échappe, Libermann affirme la priorité de la congrégation sur la Propagande en appliquant à la mission l’organisation en vigueur dans sa congrégation555. Ainsi, même si la mission relève de Rome, dirigée par un v.ap. nommé par le Saint-Siège, le Supérieur conserve un droit de regard et la congrégation n’est pas simplement un organisme qui pourvoit en hommes. Le v.ap., comme ses missionnaires, répondent à deux autorités, à la fois complémentaires et concurrentes. Les autres instituts adopteront les mêmes règles, évitant de placer leur personnel sous l’autorité unique de Rome et assurant du même coup leur indépendance. Par cette autorité naturelle du Supérieur sur le v.ap. et ses missionnaires, les congrégations peuvent prétendre exercer directement un rôle dans l’apostolat, co-dirigeant en quelque sorte la mission avec Rome. Ce partage détermine l’attitude que développent les instituts à l’égard des territoires de mission et qui se manifeste souvent par trois phases : la revendication, la compétition et l’appropriation de la terre.

Notes
553.

Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, Letouzey, 1912, T.1, entrée « Afrique », p.869.

554.

Archives pontificales, Scritturi riferite nei congress o (SC), Dossier Africa-Angola-Congo, vol.VII (1841-1860), « Lettre de Libermann à la Propagande », 18 mars 1847, n°178.

555.

LIBERMANN, Notes et documents relatifs à la vie et à l’œuvre du vénérable François-Marie-Paul Libermann, Paris, 1929, tome II, Règle provisoire de la congrégation des Missionnaires du S t -Cœur de Marie, écrit à Rome en 1840, imprimé à Amiens en 1845, pp.325-330.