Les archives de la Propagande regorgent de lettres adressées par les congrégations et portent entre autre sur la délicate question du territoire de la mission563. Cette correspondance est extraordinaire dans le sens où elle n’entre pas dans les rapports habituels qui relient hiérarchiquement le vicaire apostolique à son autorité au Saint-Siège, soient les questionnaires annuels ou quinquennaux demandés sur l’état des missions. Souvent, ces lettres constituent de véritables dossiers, car, nourris de nombreux arguments, ils visent à persuader la Propagande d’agir. Dès les premières lettres, celles des années 1840 qui établissent les prérogatives entre Rome et les nouvelles congrégations, le territoire est évoqué. Libermann pose les questions essentielles avant d’accepter la direction de la mission des Deux Guinées : « quelles sont les limites exactes de la juridiction laissée aux Messieurs du St-Esprit ? Celles-ci se borneraient-elles aux seuls postes occupés par les Français sur les côtes ou bien s’étendrait-elle sur d’autres parties qui ne sont pas sous la domination française ? 564». Puis, l’immensité du champ d’apostolat impose des choix et force les missionnaires à proposer des divisions. A ce sujet, selon Aloys Kobès, coadjuteur spiritain du V.A. des Deux Guinées, trois conditions sont nécessaires : le nouveau V.A. doit comprendre des peuples qui dépendent des mêmes gouvernements politiques ; ces peuples doivent avoir une même langue ou au moins parler des langues analogues ; enfin il doit offrir un point qui communique directement avec l’Europe. Ajoutées à des enquêtes de terrain que seuls des voyages d’exploration peuvent mener, comme les encourage le RP Kobès, ces dispositions deviennent des règles pour la Propagande qui demande aux congrégations d’argumenter avant toute nouvelle circonscription ecclésiastique. Elles inspirent le questionnaire que Rome adresse à chaque mission qui désire s’ériger en V.A.565
Au début des années 1860, la congrégation du St-Esprit produit plusieurs cartes de ses missions qu’elle adresse à la Propagande566,(cf : Carte des côtes occidentales de l’Afrique ) lui demandant de bien vouloir la renseigner sur leurs limites exactes. En réalité, la congrégation profite de l’avantage que lui procure la connaissance des lieux et exploite l’effet d’autorité que produit sa carte pour forcer la curie romaine à reconnaître son titre de propriété. Comme le note le RP Eschbach, procurateur général de la congrégation :
« A la Propagande, on est bien embarrassé. Le pire est que personne n’y connaît la géographie de l’Afrique. On vous demandera une nouvelle note. Nous avons répondu qu’on n’avait qu’à se référer à celles que nous avons déjà remises plusieurs fois ; mais on demande du papier nouveau. Je crois bien que les précédentes pièces n’ont guère été lues »567.
C’est peut-être ce qui explique le retard avec lequel la curie romaine répond aux congrégations. Elle n’accepte de diviser l’immense vicariat des Deux-Guinées qu’en 1863, soit près de 13 ans après les premières demandes568 et refuse de préciser davantage ses limites. Comme la plupart des champs d’apostolat, chaque mission est définie par le littoral, un ou deux fleuves et des lignes astronomiques, parallèles et méridiens, c’est-à-dire des limites tangibles difficilement déplaçables. Ce découpage géométrique est jugé satisfaisant tant qu’il ne porte pas atteinte aux intérêts politiques en jeu.
C’est précisément le cas du Congo. L’ancienne mission fondée par les Capucins en 1729 est érigée en P.A. et confiée aux Spiritains en 1865 ; pourtant le Portugal considère que le territoire relève du padroado et refuse l’installation des missionnaires qu’il considère comme l’avant-garde d’une colonisation. Le Supérieur spiritain Schwindenhammer rassure aussitôt la Propagande par un long rapport : « cette préfecture se trouve toute enclavée dans nos missions et une partie au moins, celle en dehors de la juridiction de l’évêque d’Angola, semble rentrer dans les missions qui nous sont confiées ». Une carte accompagne la lettre pour fixer les limites entre royaume et province du Congo, ainsi que les pays soumis à la domination portugaise, soit l’Angola et le Benguela, nettement distincts des régions couvertes par le toponyme « Congo ». Ce document arrache le pays aux possessions portugaises et neutralise leurs revendications de propriété. « Leur pouvoir et suzeraineté ne s’étendent que jusqu’à la rivière Lifune, en deça du Congo »569 conclue le Supérieur, affirmant que toute la région est accessible à la mission.
En 1881, la création des missions du Congo supérieur septentrional et méridional confiées aux Pères Blancs, provoque des réclamations du Portugal. Cette fois, le cardinal Lavigerie répond à la Propagande :
« Les limites tracées à leurs missions par la Sacrée Congrégation de la Propagande ne touchent d’aucune façon aux limites des possessions portugaises. Il suffit, pour le prouver, de confronter sur une carte les limites des missions du Haut et du Bas-Congo (..) c’est sans doute le nom de Congo qui aura excité ses appréhensions. Mais il ne saurait ignorer qu’il y a en Afrique, à côté du royaume du Congo, qui appartient au Portugal, un fleuve qui porte le même nom et qui s’étend jusqu’au Tanganyka, c’est-à-dire à quatorze degrés ou plus de 1000 km des limites des possessions portugaises »570
Au-delà de la réponse en forme de leçon de géographie, il faut constater que c’est la congrégation missionnaire qui argumente et produit des preuves pour contrer les prétentions du Portugal. La Propagande ne fait que transmettre les réclamations qu’elle reçoit aux ordres missionnaires, sommés de répondre si ils veulent conserver leur champ d’apostolat. Certains y voient une marque de faiblesse de Rome face aux prétentions politiques des Etats571. La même situation se produit en Cimbébasie, érigée en P.A. depuis 1879. Le Supérieur spiritain Levavasseur répond à l’ambassadeur portugais. Ce dernier craint un empiètement des missionnaires sur son domaine, ce qui porterait préjudice à la souveraineté temporelle du Portugal :
« Pour ce qui est de nos missionnaires en particulier, nous pouvons vous assurer qu’ils sont tous disposés à reconnaître l’autorité du gouvernement portugais. Nous n’avons qu’un seul but, le salut des âmes, et cela sans aucune arrière-pensée politique »572.
Ainsi, durant cette période des années 1840 aux années 1880 au cours de laquelle ont été attribuées les premières missions d’Afrique, la question du territoire est omniprésente. La Propagande confie des champs de mission sans pour autant les délimiter avec précision, laissant les congrégations régler les contentieux naissants avec le seul Etat colonial, le Portugal. Les cartes sont importantes et chacune prétend localiser correctement les missions, en conformité avec les décisions de l’autorité pontificale. La période qui suit, dès les années 1880, est marquée par le partage de l’Afrique entre les grandes puissances coloniales. La compétition se déplace entre les congrégations ; elles réclament à la Propagande d’arbitrer leurs querelles en fixant des limites précises à chaque mission. La question territoriale relaie celle de l’évangélisation proprement dite au second plan dans la correspondance573 et mobilise l’activité des congressi.
C’est ce que montre la consultation des acta dans les deux dernières décennies du XIXè, soit la période durant laquelle se produit le plus grand nombre de changements pour les missions d’Afrique et qui correspond approximativement au pontificat de Léon XIII. Le tableau ci-dessous récapitule toutes les modifications apportées aux champs d’apostolat, décidées par le seulcongresso ; il permet d’identifier qui, de la mission, de la congrégation ou de la Propagande, prend l’initiative de modifier l’espace de la mission.
Année mois |
Mission Congrégation |
Références administratives |
Demande de modifica-tions et arguments | Résolution du congresso |
Carte |
1886 mai |
Congo Spiritains |
Acta 255 Ponanza 18 F. 421-425 |
Eriger le V.A. du Congo français, devenu une mission autonome avec 8 stations et 36 mission-naires. Un évêque lui donnerait plus de poids. | Erection du V.A. du Congo français | - |
1886 juillet |
Congo Spiritains |
Acta 255 Ponanza 25 F. 561-579 |
Mgr Lavigerie veut limiter à l’Est le V.A. du Congo français pour lequel il considère la précédente résolution comme un « viol du droit acquis ». | Confirmation de la résolution de 1886 après accord entre Spiritains et Pères Blancs. | Une carte spiritaine propose une limite à l’Est de Kwamouth |
1886 novembre |
Grands Lacs Pères Blancs |
Acta 255 Ponanza 38 F. 783-790 |
Partager l’Afriqueéqua-toriale en quatre V.A. | Erection des V.A. du Tanganyka, Victoria-Nyanza, Ounynanyembe, Haut-Congo. Rappel des limites avec le Congo français. | - |
1887 |
Zanguebar oral Spiritains et Bénédictins |
Acta 257 F. 692-694 |
Eriger en V.A. la partie méridionale du Zangue-bar pour la confier aux Bénédictins allemands, en accord avec les Spiritains. | Erection du V.A. du Zanguebar oral confié aux Béné-dictins allemands. La limite Sud correspond à la colonie allemandemais les confins sont à confirmer. | - |
1888 |
Congo belge Scheutistes |
Acta 258 |
L’archiviste de Malines propose une carte du Congo belge pour ériger le V.A. | Erection du V.A. du Congo belge, selon les limites de l’Etat indépen-dant du Congo. | Une carte délimite le V.A. |
1890 février |
Cameroun |
Acta 260 Ponenza 4 F. 26-28 |
Détacher du “vastissimo” V.A. du Gabon et des Deux-Guinées les terri-toires allemands, sur l’exemple des territoires anglais réunis dans la P.A. du Bas-Niger. | Erection du V.A. du Cameroun. Les limites correspon-dent aux posses-sions allemandes. | - |
1890 septembre |
Congo français Spiritains |
Acta 260 Ponenza 30 F. 279-284 |
Diviser le vaste V.A. du Congo français, étendu en longitude sur 500 lieues. | Erection du V.A. de l’Oubanghi, confié aux Spiri-tains (Augouard). La limite Nord est le 1°N. Les autres sont à établir avec les missions voisi-nes. | - |
1892 mai |
Zanguebar Spiritains |
Acta 262 Ponenza 24 F. 343-346 |
Diviser le V.A. entre les zonesd’influencean-glaise et allemande. Rattacher le pays somali à la mission voisine des Capucins, « dans l’intérêt général de l’évangélisa-tion de ces pays ». |
Division du V.A. en un Zanguebar septal et un Zanguebar central. Leslimitescorres-pondent aux pos-sessions respec-tives. Le pays Somali est rat-taché au V.A. des Gallas. | - |
1892 mars |
Congo belge Scheutistes |
Acta 262 Ponenza 14 F. 130-139 |
Débat sur un échange de territoire avec les Jé-suites, leur permettant de disposer d’une mission au Congo belge contre une terre du Lunda. | Erection de la M. du Kwango,confiéeaux Jésuites, après un échange avecles Scheutistes. | - |
1892 juillet |
Cimbébasie Spiritains Oblats de M.I. |
Acta 262 Ponenza 31 F. 406-409 |
Diviser la P.A. pour attribuer la partie mérale aux Pères Oblats de Marie-Immaculée, sug-géré par les Spiritains. | Division de la P.A. de Cimbé-basie. Les limites correspondent aux possessions du Portugal et de l’Allemagne. | - |
1893 juin |
Sahara Pères Blancs |
Acta 263 Ponenza 20 F. 241-244 |
Etendre les limites septales du V.A. aux m. de Tunisie, Tripolitaine, Maroc et archidiocèse d’Alger, pour éviter « un vide » entre ces m. qui relèvent toutes de la Propagande. | Extension du V.A. au Nord jusqu’aux M. du Maghreb. Réduction du V.A. de Tunisie. | - |
1893 décembre |
Afrique centrale M. de Vérone Fils du sacré cœur de Jésus |
Acta 263 Ponenza 48 F. 536-542 |
Préciser les limites du V.A. avec les voisins. Réclamations de Lavi-gerie pour le Nyanza. | Rappel des fron-tières du V.A. de l’Afriquecentrale. | - |
1894 juin |
Victoria-Nyanza Pères Blancs |
Acta 264 Ponenza 26 F. 399-408 |
Protéger les mission-naires français contre les Anglais qui les accusent de favoriser l’influence de la France. | Division du V.A. en Victoria-Nyan-za meral, Victoria-Nyanza septal, et Nil sup. Recours aux missionnaires deMill-Hill (Han-sen). | - |
1895 juillet |
Grands Lacs Pères Blancs |
Acta 265 Ponenza 37 F. 497-501 |
Délimiter les V.A. des Grands Lacs conformé-ment aux zones d’influence respectives en tenant compte des « races et des tribus ». | Redéfinition des limites des V.A. du Victoria-Nyan-za, Ounyanyembe, Tanganyka, et P.A. du Nyassa. Rappel de la limite avec le Zanguebar meral. | - |
1896 juillet |
Sahara Pères Blancs |
Acta 266 Ponenza 27 F. 542-544 |
Etendre les diocèses d’Alger et de Constan-tine jusqu’au V.A. du Sahara. | Redéfinition de la limite Nord du V.A. avec l’arche-vêque d’Alger et de Constantine. | - |
1897 Janvier |
Nyassa Pères Blancs |
Acta 267 Ponenza 13 F. 180-183 |
Transformer le P.A. en V.A. | Erection du V.A. du Nyassa. | - |
1897 |
Zanguebar meral Bénédictins |
Acta 268 Ponenza 47 F. 561-563 |
Etendre la limite mérale du V.A. à la frontière des possessions portugaises, l’ancienne limite(36° E), devenant anachronique. | Redéfinition des limites du V.A. pour les faire correspondre à celles des posses-sions portugaises. | - |
1898 avril |
Orange Oblats de St-François de Sales |
Acta 269 Ponenza 15 F. 341-350 |
Transformer le P.A. en V.A. pour éviter des déplacements jusqu’au Cap, distant de 600 lieues. | Erection du V.A. du fleuve Orange | - |
1898 avril |
Haut-Nil, Nyanza septal Mill-Hill, Pères Blancs |
Acta 269 Ponenza 19 F. 370-377 |
Régler un litige territorial entre les v.ap. Hansen et Streicher. Un accord est cassé sur l’intervention de Mgr Livinhac, Supérieur desPères Blancs. | Redéfinition des limites entres les V.A. du Haut-Nil et du Nyanza septal. | Une carte présente les deux interprétations |
1898 mai |
Congo indép. Prémontrés |
Acta 269 Ponenza 24 F. 426-429 |
Recevoir un champ d’apostolat au Congo indépendant dans les mêmes conditions que celui des Jésuites. | Erection du P.A. de l’Uélé, mais sur un territoire restreint. | - |
1900 mars |
Egypte Sté des Missions d’Afrique |
Acta 271 Ponenza 21 F. 198-199 |
Echanger un terrain avec la mission voisine pour accéder à un cimetière. | Echange d’un terrain entre V.A. d’Egypte et P.A. du delta du Nil. | - |
1901 mai |
Sahara, Guinée française Pères Blancs, Spiritains |
Acta 272 |
Echanger un terrain avec les mission voisine. Accord passé entre les Supérieurs Le Roy et Livinhac. | Echange d’un ter-rain entre les V.A. du Sahara et de Guinée française | - |
1901 |
Kassaï Scheutistes |
Acta 272 Ponenza 36 F. 480-486 |
Détacher une partie du V.A. en M. indépen-dante ; la résidence épis-copale est trop éloignée, à près de 28 jours. | Erection de la M. du Haut-Kassaï, confiée aux Scheutistes. | - |
1901 |
Sahara Pères Blancs |
Acta 272 Ponenza 41 F. 502-506 |
Découper le vaste V.A. : il faut 15 jours pour aller d’Alger à St-Louis et deux mois jusqu’au Niger ; l’essentiel des stations est au Sud. | Démembrement (unembramento) du V.A. du Sahara en un V.A. du Soudan et un P.A. du Sahara. La limite entre les deux est le 20°N. | - |
1901 |
Zanguebar septal Spiritains |
Acta 272 Ponenza 43 F. 541-547 |
Revoir la limite avec le V.A. du Haut-Nil ; l’ancienne limite coupe des peuples en deux ; l’installation d’une ligne de chemin de fer valorise la position de Nairobi. | Redéfinition de la limite entre les V.A. du Zangue-bar septal et du Haut-Nil. | - |
Ce tableau inspire trois remarques. Il faut tout d’abord constater que les modifications se produisent au cours d’une période relativement courte. Le contexte du partage colonial qui atteint alors son apogée a des conséquences sur les circonscriptions ecclésiastiques. La situation est quasiment unique ; en Asie par exemple, les territoires de mission sont déjà verrouillés et le découpage difficile à modifier.
Ensuite, les congrégations sont toujours à l’origine des demandes de modifications. Elles s’imposent à la Propagande comme principal interlocuteur, jugeant le v.ap. trop subordonné à la hiérarchie romaine. En faisant intervenir le Supérieur, c’est la congrégation en tant qu’institution qui est mobilisée, pour traiter sur un pied d’égalité avec la curie romaine. Ceci explique le ton revendicatif et la liberté que s’accordent certains quand ils s’adressent à Rome, instaurant un véritable rapport de force. Parfois, la congrégation peut revenir sur un accord passé localement entre deux v.ap. pour faire valoir ses droits et demander la révision d’un actum. Il lui arrive aussi de passer outre la juridiction romaine et d’organiser à sa place la direction de l’évangélisation, provoquant alors en réaction une condamnation immédiate de la Propagande574.
Enfin, les modifications se produisent pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit de constater les progrès de l’évangélisation. Quand une partie de la mission dispose d’un personnel suffisamment important et d’un réseau de stations organisé, il est concevable de la détacher pour l’ériger en mission autonome, en P.A ou en V.A. L’argument souvent utilisé est d’ordre spatial : « une mission trop vaste ne peut être dirigée par un seul centre » ou bien « des stations trop éloignées de la résidence du v.ap. sont peu visitées, mal dirigées ». Réduire un territoire de mission, c’est reconnaître l’aspect ambitieux du découpage initial qui partageait l’Afrique en territoires immenses, pour réclamer une délimitation plus réaliste. La division du champ d’apostolat est une marque de maturité, qui atteste des progrès de l’évangélisation, en densité et en surface575. Bien entendu, les congrégations demandent implicitement à prolonger leur propriété sur la nouvelle mission en proposant des candidats au titre de v.ap. parmi lesquels Rome fait un choix. Puis, une seconde raison est d’ordre politique : dans le contexte de partage colonial qui caractérise l’Afrique à la fin du XIXè, la Propagande a pris conscience qu’il était préférable pour l’apostolat que les limites de la mission correspondent à celles de la colonie. Rome désire éviter les conflits entre les missionnaires et le pouvoir colonial qui brandit la menace de l’exclusion. Ainsi, les circonscriptions ecclésiastiques rectifient leurs contours initiaux et s’alignent sur le tracé des colonies576, comme le montrent les nombreuses modifications apportées aux missions d’Afrique équatoriale577. Parallèlement s’effectue la nationalisation du personnel, pour faire correspondre la nationalité des missionnaires et de l’autorité coloniale. Dès lors, les missionnaires ne peuvent plus être accusés de développer une influence concurrente. Anticipant la tendance, et pour éviter l’éviction, les congrégations ont installé des séminaires dans plusieurs pays européens, leur permettant de proposer à chaque puissance coloniale un personnel national. Cette stratégie contribue à transformer les congrégations en organismes supranationaux, pour leur permettre d’atteindre un objectif d’évangélisation universelle. Une dernière explication justifie la réunion d’un congresso : à la suite d’un litige territorial entre deux missions, les congrégations demandent l’arbitrage de la Propagande. Les rivalités sont nombreuses et le mot d’ordre partagé par chacune est de « tenir le territoire, ne rien lâcher ». Des échanges sont possibles, mais chaque partie examine la valeur de la transaction.
En résumé, les congrégations se présentent comme des entreprises qui n’hésitent pas à bousculer l’autorité romaine, lui rappelant le contrat initial passé au moment où leur sont confiées la mission. Leurs nombreuses interventions montrent qu’elles se tiennent informées en permanence sur l’activité de la curie romaine sur laquelle elles tentent d’exercer un contrôle, pour débusquer la moindre préférence et l’obliger à respecter l’impartialité dans l’attribution et la gestion des missions578. Ainsi, comme l’Œuvre de la Propagation de la Foi579, la Propagande est parfois sommée de se justifier. Cette situation explique que de nombreuses lettres soient marquées par le sceau du secret et de la confidentialité. Les croquis font l’objet des mêmes recommandations et la Propagande ne les divulgue pas. D’ailleurs, les cartes sont rarement associées aux acta qui préfèrent délimiter un territoire par le texte, avec des termes géographiques connus et admis de tous, plutôt que par un croquis qui prêterait davantage à plusieurs interprétations580.( Cf . Annexe 19 : Les délimitations de la mission .)
Ont été consultés une vingtaine de documents. Archives pontificales, SOCG, Dossier Africa-Angola-Congo, vol.VII (1841-1860), vol.VIII ( 1861-1886), vol.IX (1887-1892). Quelques cartes y figurent.
Archives pontificales, SC, Africa-Angola-Congo, vol. VII, « Lettre de Libermann au cardinal-préfet », 11 octobre 1845, n°131. L’auteur veut aussi savoir si les Deux-Guinées, septentrionale et méridionale, sont bien celles que définissent les géographes français, soit les territoires s’étirant de la Sierra Léone au Gabon et du Gabon au Congo.
Cf.supra Chapitre XII 2) Un impératif cartographique.
Archives pontificales, SC, Africa-Angola-Congo, vol. VIII, Par exemple la « Carte des côtes occidentales de l’Afrique », MS-1862, jointe au rapport d’Aloys Kobès adressé à la Propagande en 1862 ; « Carte des juridictions du V.A. des Deux-Guinées » jointe au rapport du Supérieur Schwindenhammer, 10 juin 1864, n°217-222.
Lettre du RP Eschbach à son Supérieur, 13 juin 1881, rapportée par NKULU-BUTOMBE Jean-Irénée, La question du Zaïre et ses répercussions sur les juridictions ecclésiastiques, 1865-1888, Kinshasa, Faculté de théologie catholique, 1982, p.54. La méconnaissance de la géographie africaine explique pourquoi toutes les cartes publiées, quelque soit leurs origines, étaient conservées, comme l’atteste le fonds de cartes isolées.
Il donne naissance au V.A. du Gabon et au V.A. de Sénégambie. Neuf ans plus tôt, Mgr Kobès attirait déjà l’attention de la Propagande sur un quatrième plan de partage, après ceux de 1846, 1850 et 1851. Archives pontificales, SC Africa-Angola-Congo, vol.VII, « Lettre de Mgr Kobès, v.ap. des Deux Guinées et de la Sénégambie adressée à la Propagande », 3 octobre 1853, n°366.
Archives pontificales, SC, Africa-Angola-Congo, vol.VIII, « Rapport de Schwindenhammer à la Propagande », 17 mars 1865, n°769. Pour appuyer les affirmations de la carte, l’auteur cite la relation de Livingstone et un ouvrage portugais de 1865 rédigé par le fils d’un gouverneur d’Angola, Teo Cardoso, « que l’on ne peut récuser sur ce point ».
Archives pontificales, SC, Africa-Angola-Congo, vol.VIII, « Lettre de l’archevêque Lavigerie à la Propagande », 23 juillet 1881, n°790 à 796.
Le Supérieur Emonet rappelle à la Propagande qu’elle n’a aucun compte à rendre au Portugal. Il pousse le pontife à imiter les grands papes qui ont toujours su faire preuve d’autorité à l’égard du pouvoir temporel. Archives pontificales, SC, Africa-Angola-Congo, vol.VIII, « Lettre d’Emonet à la Propagande », 28 mai 1884, n° 809.
Archives pontificales, SC, Africa-Angola-Congo, vol.VIII, « Lettre de Levavasseur à la Propagande », 29 septembre 1881, n°798 à 803.
Une exception provient du RP Planque, Supérieur des Missions africaines de Lyon. Il informe la Propagande d’une situation délicate : comment poursuivre l’évangélisation de tribus qui franchissent régulièrement le Niger, surtout depuis que la rive gauche vient d’être transformée en P.A. et confiée aux Spiritains ? Le Supérieur espère des renforts « dans un délai raisonnable ». Ce type de lettre est rare. Il peut montrer que l’évangélisation reste la première préoccupation des missionnaires. Mais l’argument du « suivi des tribus » peut aussi nourrir une demande de révision territoriale.
C’est l’épisode de l’accord passé entre le cardinal Lavigerie et les Spiritains à propos de l’Afrique équatoriale en août 1881.
Inversement, une mission dont les limites n’évoluent pas pourrait être taxée d’immobilisme et la Propagande d’accuser ses missionnaires de « dormir » sur leurs terres. C’est le cas de l’Afrique centrale : V.A. en 1846, elle échappe pendant près de 70 ans à la division, jusqu’en 1913, quand se détache le P.A. du Bahr-el-Ghazal. Liée aux Missions Africaines de Vérone, proches de Rome, la mission a sans doute fait l’objet d’une attention particulière.
LesA cta 260 de septembre 1890 portant sur le nouveau V.A. de l’Oubangui traduisent cet alignement mais sans toutefois écarter les vieilles délimitations : « La ligne de partage des deux missions serait la rivière Ogoué et une ligne partant du haut de cette rivière ou du point d’intersection du 15 degré de longitude avec le 4 degré de latitude Sud, en allant vers la source de l’Alima. Cette délimitation formerait à l’Est les nouvelles limites du vicariat du Congo français qui conserverait, par ailleurs, au Sud, à l’Ouest et au Nord ses anciennes limites. Quant au nouveau vicariat de l’Oubanghi, il embrasserait tout l’intérieur du territoire français au-delà de cette délimitation. Il serait ainsi borné à l’Ouest par la nouvelle préfecture du Cameroun allemand ».
Pour adapter les frontières ecclésiastiques aux nouvelles frontières civiles internationales, la Propagande prend plusieurs décrets qui remodèlent le découpage initial : celui du 12 octobre 1895 rectifie et précise les limites de l’Unyanyembe, du Tanganyka et du Nyassa ; celui du 10 décembre 1895 détermine la limite Sud du Victoria méridional et les frontières du Haut-Congo ; le décret du 3 février 1899 précise les frontières entre Tanganyka et Zanguebar méridional ; le décret du 8 avril 1911 aligne la frontière occidentale du Nyassa sur la nouvelle frontière anglo-belge ; le 28 juin 1912, le même vicariat cède une partie au P.A. du Zambèze. Voir les cartes proposées en annexe par HEREMANS Roger, L’éducation dans les missions des Pères Blancs en Afrique centrale (1879-1914), Louvain, recueil de travaux historiques, 1983, pp.458-461.
La demande des Prémontrés de figurer parmi les missionnaires du Congo indépendant, « dans les mêmes conditions que celles des Jésuites », est significative des rapports entre congrégations et Propagande. Archives pontificales, acta 269, mai 1898, ponenza 24, F.426-429.
Les réclamations apportées à l’Œuvre alimentent la correspondance et les congrégations dénoncent promptement l’injustice quand l’une d’entre elles a reçu une somme extraordinairement élevée. Nombreux témoignages dans les Archives OPM, I-62 Correspondance avec les Pères Blancs, I-83 Correspondance avec les Spiritains.