Une attitude condamnée par le Saint-Siège

Pour évaluer ce comportement, difficile à dater, il faut recourir aux sources pontificales. Sur le plan institutionnel, on remarque que l’Afrique reste longtemps sous l’autorité de la Propagande, partagée en M, P.A. et V.A. alors que les diocèses sont rares. En 1900, on en compte seulement six sur un total de 53 circonscriptions ecclésiastiques, tous situés hors de l’Afrique noire614 ; en 1932, ils sont une dizaine, mais sur un total de 94 circonscriptions, la plupart situés sur les îles de l’Atlantique615. La passation des pouvoirs n’a donc pas encore eu lieu à la fin de notre période et il faut souvent attendre la phase d’indépendance dans les années 1950 et 1960 pour assister à la transformation en diocèses dirigés par le clergé autochtone. L’autre témoignage est constitué par les nombreux rappels à l’ordre du Saint-Siège qui dénonce dès le lendemain de la première guerre la constitution des chasses gardées : dans sa lettre apostolique Maximum Illud en 1919, le pape Benoît XV s’adresse aux Supérieurs de mission à qui il demande de bannir tout exclusivisme de nation ou de congrégation : « il faudra blâmer celui qui croirait avoir la propriété exclusive de la partie du champ de mission que le Maître lui a confiée ». De même, il reproche l’insuffisance de l’initiation donnée aux prêtres indigènes, préparés selon lui à n’être que des auxiliaires des missionnaires :

« Il est de toute nécessité que le Clergé indigène reçoive une excellente formation (..) Il faut une formation pleine, complète et parfaite, celle-là même que reçoivent d’ordinaire les prêtres des pays civilisés (..) Partout où fonctionne, dans la mesure nécessaire, un Clergé indigène dûment formé et digne de sa sainte vocation, on devra dire que le missionnaire a heureusement terminé son œuvre et que son Eglise est parfaitement fondée (..) Aussi est-il regrettable que, en dépit de cette volonté des souverains pontifes, des contrées gagnées depuis des siècles à la foi catholique se trouvent encore dépourvus d’un Clergé indigène digne de ce nom (..) Il faut donc convenir qu’il y a quelque chose de déficient et de défectueux dans la méthode suivie en plusieurs endroits jusqu’ici pour la formation du Clergé qui se destine aux missions »616.

Pour préparer la mise à distance des missionnaires, l’instruction Quo Efficacius formulée par la Propagande un mois plus tard, le 6 janvier 1920, complète le texte précédent617. La question de la formation est reprise trois ans après avec le décret Io Sviluppo qui recommande aux congrégations de veiller à former un clergé local :

« L’Eglise ne peut-être fondée dans une région qu’à cette condition : qu’elle s’y conduise par elle-même avec ses propres églises, son propre Clergé natif du lieu, ses moyens propres ; en un mot qu’elle n’y dépende plus que d’elle-même618.

Auparavant, le texte rappelait : « la mission n’est jamais propriété de l’Institut, mais un territoire confié par l’Eglise de Jésus Christ à des apôtres zélés ». Le décret s’intègre dans un contexte plus large de reprise en main voulu par le pontife, Pie XII, qui entend réveiller les missions « qui dorment » et rendre l’apostolat plus efficace encore. Les mêmes recommandations sont reprises dans l’instruction Quum huic du 8 décembre 1929 :

« L’Eglise lorsqu’elle confie à un institut un territoire à évangéliser, n’a pas l’intention de lui en laisser le soin intégral et absolu (..) elle se réserve la part principale, c’est-à-dire tout le gouvernement de la mission, en attendant de l’Institut qu’il lui apporte son aide, son appui généreux en ouvriers évangéliques et en moyens d’évangélisation ».

En rappelant que l’unique Supérieur de la mission est celui qui est nommé par le Saint-Siège, la Propagande veut réaffirmer l’autorité suprême de Rome contre les revendications et les résistances des congrégations, accusées d’établir une autorité parallèle. Ces nombreux rappels témoignent des difficultés du Saint-Siège à discipliner les congrégations, désormais conscientes du rôle indispensable qu’elles jouent dans la mission universelle. Ils montrent une autorité centralisatrice qui n’a pas les moyens de forcer ses missionnaires à installer une Eglise locale et permettre à la mission d’aboutir. Il faut attendre un changement majeur, survenu dans les années 1960, pour remettre en cause cette situation que Rome considère comme un blocage619. En arrêtant le système du jus commissionis, la Propagande marque un coup d’arrêt au développement des instituts missionnaires. Pour Henri Maurier,  les instituts ont finalement prospéré tant qu’il s’est agi pour eux d’implanter l’Eglise620.

Notes
614.

Du Nord au Sud : Alger, Constantine, Oran, Tunis, San Cristobal et Las Palmas.

615.

Les six précédents ainsi que les Açores, Madère, les îles Canaries et du Cap Vert. L’Angola et la partie littorale du Mozambique, traditionnellement terres du padroado, complètent la liste.

616.

Maximum Illud, 1919, 1è partie. Ce dernier point sur la constitution d’un épiscopat indigène constituerait le sujet central de l’encyclique.

617.

Sept avis pratiques sont ajoutés à l’encyclique Maximum Illud, dont l’interdiction de répandre sa langue nationale, d’appliquer les lois de sa patrie, de favoriser une pénétration politique ou le commerce avec sa patrie.

618.

Décret Io Sviluppo, 20 mai 1923. Recommandations adressées aux ordres et sociétésmissionnaires par la Propagande.

619.

Le concile Vatican II redéfinit le droit missionnaire : en rappelant la charge directe de l’Evêque sur son diocèse qui dispose d’un pouvoir propre, direct et immédiat, le système de la commission et du pouvoir vicarial était abrogé. Instructions du 24 février 1963.

620.

MAURIER Henri, Les missions ; religions et civilisations confrontées à l’universalisme, éd. du Cerf, Paris, 1993, p.180.