Un impératif cartographique ?

Les cartes sont recherchées par l’autorité romaine comme le montrent tous les questionnaires qu’elle adresse aux missions. Dès son origine au XVIIè s., la Propagande demande aux missionnaires une relation qui la tienne informée des progrès de l’apostolat et le décret de 1659 destiné aux hommes en partance pour la Chine fixe ses modalités. En 1798, la curie romaine propose à ceux qui veulent ériger une nouvelle mission de répondre à un questionnaire, normalisé, qui fait le tour du sujet en vingt questions. Le territoire et l’espace sont abordés dès la deuxième question, juste après un bref historique, en guise d’identification :

« 2. Les limites du territoire dans lesquelles le nouveau Diocèse, Vicariat ou Préfecture, doit être contenu, doivent être énoncés clairement ; et, afin que la définition des termes soient exacts, des cartes chorographiques en couleur, afin qu’elles soient lisibles, doivent être ajoutées à ce qui a été publié. En la matière, il faut surtout veiller à ce que l’enchaînement des montagnes ou le cours des fleuves ou les mesures de longueur et de latitude aussi bien que les limites soient attribuées. Et il faudrait surtout veiller à ce que ces « districts » indépendants, dans lesquels les hommes usent de la même langue et du même mode de gouvernement civil, soient enfermés dans les termes déjà énoncés. En effet, bien qu’il soit certain que les choses divines constituent une partie et les choses humaines une autre et qu’à ce point, l’Eglise, dans la constitution des limites du Diocèse ou du Vicariat ou dans leur transformation, n’a pas eu l’habitude de suivre les répartitions des gouvernements civils, il n’en reste pas moins qu’elle n’a pas défendu d’accéder à ces répartitions, parfois chaque fois du moins que l’exercice du saint ministère pouvait l’exiger par sa commodité et son opportunité »664.

La Propagande réclame donc une carte, détaillée et en couleur, qui réponde à trois objectifs : en tant que carte chorographique, elle doit recenser tous les éléments naturels de la contrée et les localiser dans le canevas habituel formé de la latitude et la longitude ; elle doit aussi offrir une image de la répartition des peuples qu’il s’agit implicitement de réunir sur une base culturelle commune ; enfin, elle montre l’étendue de la mission et ses limites qu’il faut parfois faire correspondre avec celles politiques dans l’intérêt de l’apostolat. La troisième question invite à collecter d’autres informations :

« 3. Le nombre des cités, des places fortes et des lieux de pouvoir doit être mentionné, comme tout endroit où se prennent les décisions. Le nombre des habitants ainsi que leur origine, doit l’être, par dessus tout, s’ils ont été comparés par leur caractère ; il faut mentionner aussi quels espoirs de la progression de la prédication de l’Evangile brillent chez ces gens »665.

Cette troisième rubrique implique que le missionnaire connaisse bien les lieux, qu’il ait identifié les dirigeants, évalué les peuples et leur capacité à recevoir l’Evangile. Ainsi, la carte attendue par Rome est une synthèse riche de nombreuses informations, de géographie à la fois naturelle et humaine, abordant des sujets aussi divers que l’ethnologie et la politique. Elle a pour objectif de renseigner Rome ; mais elle a pour effet d’exiger des missionnaires une connaissance poussée de leur mission. Elaborée selon les critères fixés par Rome, la carte colporte une certaine manière d’évangéliser et fixe implicitement un cadre pastoral, normalisé et romanisé. Selon Claude Prudhomme, un modèle de chrétienté autonome émerge de ce questionnaire, car il constitue la seule référence commune à l’ensemble des missions666.

Le questionnaire quinquennal, établi en 1877, permet davantage à Rome de contrôler les missions. Ses 63 questions abordent tous leurs aspects et invitent les missionnaires à de longues descriptions. L’aspect spatial et territorial conserve toujours une place de choix dès la seconde rubrique, intitulée De Missionis origine, progressu et confiniis :

« 2. Il faut décrire les limites dans lesquelles est contenu le territoire des missions et s’il y a contestation sur le sujet, que les raisons en soient exposées. En plus doit être ajoutée une carte chorographique du vicariat, du moins si on peut la mettre en évidence facilement, ou alors cette carte doit être transmise par la suite »667.

Cette nouvelle formulation montre que les temps ont changé et il est désormais question de contestation dans les limites des missions. La carte chorographique n’est plus évoquée avec la même exigence. Cela signifie sans doute que peu de missions l’ont établie ou, la jugeant incomplète, ne l’ont jamais adressée à Rome. En effet, les missionnaires ne peuvent remplir tous les questionnaires, non par insubordination à l’autorité romaine mais par incapacité à répondre à ses attentes. Ceci explique pourquoi la Propagande désolidarise la carte du rapport : lorsqu’elle manque, elle ne doit pas empêcher l’autre de parvenir à Rome. Néanmoins, l’objectif reste de pouvoir disposer d’une carte complète de chaque vicariat, soit une image de tous les espaces qu’elle dirige. Mises côte à côte, les cartes renferment une somme d’informations sans doute inégalée à si grande échelle. La Propagande peut se targuer d’avoir sur le monde une connaissance à la fois précise et universelle à propos de laquelle peu d’institutions peuvent rivaliser.

Il existe manifestement un impératif cartographique. Pour la Propagande, la carte est une image qui présente le territoire et résume la mission. Elle est aussi un outil de contrôle qui permet de faire adopter aux missionnaires locaux une approche spatiale et raisonnée de l’apostolat. Ainsi, les questionnaires demandés par la Propagande concourent à produire une cartographie normalisée, mais sans toutefois y parvenir.

Notes
664.

Collectanea 1907, « De Informatione exhibenda pro novis Diocesibus, Vicariatibus, vel Praefecturis erigendis », n°645, 1798, pp.393-394, traduction personnelle.

665.

I bi dem.

666.

PRUDHOMME Claude, Stratégie missionnair e, op. cit., p.228.

667.

Collectanea 1907, « Capita quibus respondere debent Vicarii Apostolici ac Missionum Praefecti ut de regionibus sibi commissis plenam Sacrae Congr. Relationem reddant », n°1473, 1877, pp.109-112, traduction personnelle.