Chapitre XIII : Rome et l’Afrique

Une perception romaine de l’Afrique ?

Une perception nourrie d’images

Avec l’Océanie, l’Afrique est le dernier continent à connaître l’élan d’évangélisation qui caractérise le XIXè. Au milieu du siècle, le continent noir est encore inconnu et la moindre incursion à l’intérieur des terres relève d’une expédition digne d’un voyage dans l’imaginaire. Les stéréotypes sur l’Afrique noire plaquent sur la terre et ses hommes des images extraordinaires à peine nuancées par les découvertes des explorateurs. Ainsi, dans l’état, la Bible ou des ouvrages majeurs comme celui que consacrait Philippe Pigafetta sur le Congo à la fin du XVIè constituent les seules sources où les responsables de la Propagande peuvent puiser de quoi alimenter leurs représentations. Sa Véritable description du Congo est précisément rééditée en 1888 à Bruxelles. Elle propose une cartographie succincte, largement encadrée de planches mettant en scène des animaux réels comme le zèbre, l’antilope ou l’éléphant et rêvés comme le dragon ailé682(cf : Congo  ) Les hommes sont présentés comme des sauvages, adonnés naturellement à l’anthropophagie683. En l’absence de contradicteurs et avant les explorations du dernier quart du XIXè, l’ouvrage de Pigafetta est souvent repris par les géographes684.(cf :   Congo et Angola   , Afrique , Afrique en deça de l’Aquateur , Afrique au-delà de l’Equateur  ) Certains présentent en même temps le retard de l’Afrique et l’intervention nécessaire de l’Europe : « L’Afrique est la dernière partie de l’Ancien Monde qui attend des Européens le joug salutaire de la législation et de la culture » affirme Eugène Cortambert en 1858 quand il reprend la géographie universelle de Malte-Brun685.

Les images de l’Afrique sont intimement liées à celle des « Noirs » : parce qu’ils présentent aux yeux des contemporains tous les aspects de l’altérité et parfois de la bestialité, ils constituent la cible privilégiée des nouvelles missions du XIXè. Par exemple, le projet de François Libermann en 1840, d’après le Mémoire sur les missions étrangères qu’il adresse à la Propagande686..

« consiste à nous donner et nous dévouer entièrement à Notre Seigneur pour le salut des Nègres comme étant les âmes les plus misérables, les plus éloignées du salut et les plus abandonnées dans l’Eglise de Dieu ».

L’auteur rappelle que les Noirs cumulent tous les malheurs, au premier rang desquels l’esclavage, confirmant la malédiction originelle qui frappe les fils de Cham depuis l’épisode biblique de la Génèse687. Quatre ans plus tard, dans son Projet pour le salut des peuples des côtes de l’Afrique, il tire des leçons du désastre qu’ont connu ses premiers missionnaires envoyés auprès de Mgr Barron, v.ap. des Deux Guinées688. Il dénonce le climat débilitant, responsable de la mortalité brutale de ses hommes, et préconise la formation d’un clergé indigène, seule solution pour installer durablement l’Eglise sur le continent. Enfin, un troisième mémoire adressé le 15 octobre 1846 expose la situation de la mission des Noirs et fait une large part aux détails topographiques sur la Nigritie. Libermann est conscient de l’ignorance des responsables de la Propagande sur la vie africaine en général et sa géographie en particulier. C’est pourquoi il se lance dans une description du Soudan, de la Sénégambie, des Guinées supérieure et inférieure, avant d’estimer pour la Nigritie totale une population de 20 à 30 millions d’âmes689. Le texte prouve que Libermann a pris conscience de l’inertie de la Propagande. Il prend donc des initiatives, fixe des objectifs et impose un calendrier, motivé par l’urgence du salut. Mais son rapport alimente les images persistantes. Ainsi, à propos de la Guinée supérieure..

« Dans ce royaume la superstition va jusqu’à une cruauté inouïe : un capitaine de marine qui se trouva dans la capitale de ce royaume pendant le temps où le roi célébrait la fête de ses ancêtres, nous a assurés avoir vu immoler pendant les deux mois qu’il y a passés plus de 1200 hommes. Les sacrifices se renouvellent tous les ans à pareille époque »690.

Pour apporter du poids et du réalisme à ses projets, Libermann transmet à la Propagande les lettres que lui adressent ses missionnaires de Guinée. La même démarche est utilisée auprès des Annales de la Propagation de la foi qui publient en mars 1847 pas moins de six lettres691. C’est la première fois que la revue traite de cette région, que les lecteurs découvrent en même temps que l’Afrique noire. S’ouvre alors un vaste champ d’évangélisation sur lequel se spécialisera la nouvelle parution des Missions catholiques vingt ans plus tard. Après l’Asie et l’Amérique, un nouveau continent s’ouvre à la mission, au-delà du monde musulman. Dans tous ses rapports, le responsable de la congrégation du Saint-Cœur de Marie prend soin de rappeler l’état des connaissances géographiques, en insistant sur les noms de lieux qui font débat dans la communauté des savants. Pour éviter des litiges de juridiction ecclésiastique qui pourraient intervenir plus tard, Libermann demande simplement à Rome d’être précis dans son attribution d’un champ de mission. Ce rappel à l’exactitude caractérisera dorénavant les rapports entre congrégations et Propagande à qui elles reprochent de ne pas être suffisamment compétente sur la géographie africaine. L’administration romaine semble très éloignée de ses réalités. A ses yeux, elle ne revêt pas le même intérêt que la Chine ou l’Inde, ni même l’Amérique et elle comprend mal sans doute tous les efforts que déploient certains hommes comme Libermann, pour sauver d’autres hommes qui par nature, ne sont pas aptes à recevoir le message chrétien. L’Afrique véhicule une image de difficultés, d’efforts vains et inutiles que les missionnaires, trop peu nombreux, devraient s’employer à porter sur d’autres continents. C’est aussi l’image la plus répandue dans l’imaginaire français comme le constate Yves Monnier, quand il confronte plusieurs témoignages d’Européens. Pour l’Afrique équatoriale, cette poignée d’hommes, courageuse et audacieuse, n’est pas comprise de la riche bourgeoisie européenne qui refuse d’investir dans le continent noir. Pour l’Afrique occidentale, ce n’est qu’une terre d’excès, de peur et de malheur, d’oubli et d’isolement : « l’Afrique dissout progressivement les personnalités avant de s’approprier les hommes »692.

Notes
682.

«  Congo  », 1598.

683.

PIGAFETTA Philippe, Vera descriptio regni africani quod tam abincolis quam lusitanis Congis appellatur, Francofurti, Theodorus & Israël de Bry, 1598. La planche n°12 présente une scène de chasse à l’arc avec en arrière-plan un homme occupé à découper à la hache les membres d’un être humain, exposés comme de la viande de boucherie sur un étal. L’ensemble est proposé comme une scène ordinaire, typique de la contrée.

684.

«  Congo et Angola   », 1686, de Dapper ; «  Afrique   », 1766, «  Afrique en deça de l’Aquateur   » et «  Afrique au-delà de l’Equateur  » de Brion ; VIVIEN de St-MARTIN,article « Congo », pp.786-787, in Nouveau dictionnaire de géographie universelle, Tome 1, Paris, Hachette, 1879.

685.

CORTAMBERT E., Géographie universelle de Malte-Brun, en 8 volumes, Paris, 1858, Dufour, Mulat et Boulanger, « Considérations générales sur l’Afrique », vol.IV.

686.

« Petit mémoire sur les missions étrangères », présenté le 27 mars 1840 à Mgr Cadolini, secrétaire de la Propagande, rapporté par COULON Paul et BRASSEUR Paule (dir.), Libermann (1802-1852) ; une pensée et une mystique missionnaire, Paris, éd. du Cerf, 1988, pp.197-205.

687.

L’épisode est raconté dans la Génèse : Noé a trois fils : Sem, Cham et Japhet. Cham est accusé d’avoir vu son père nu sous sa tente ce qui lui attira sa malédiction et a contrario la bénédiction des frères (Gn 9, 25). S’installant en Egypte (Ps 105, 27 et Ps 106, 22), Cham et sa descendance ont été identifiés à la population noire. Cette malédiction originelle aujourd’hui largement critiquée apporte une raison théologique au sentiment de supériorité raciale que partagent alors les Européens sur les noirs en général.

688.

COULON et BRASSEUR (dir.), op. cit., « Projet pour le salut des peuples des côtes de l’Afrique », pp.211-220.

689.

Mémoire sur les missions des noirs en général et sur celle de la Guinée en particulier , adressé à la Propagande, 15 août 1846, in LIBERMANN, Notes et documents relatifs à la vie et à l’œuvre du vénérable François-Marie-Paul Libermann, Paris, 1929, vol. 8, pp.219-277.

690.

I bi dem. La responsabilité du paganisme pour expliquer les comportements barbares est souvent abordée par les missionnaires, comme le rapporte Bouchaud à propos de l’Afrique : « c’était vraiment le royaume du démon ; c’était lui que représentaient ces hideux fétiches », in DELACROIX (dir.), Histoire universelle des missions catholiques en 4 tomes, T.III : Les missions contemporaines (1800-1957), Paris, Grund, 1958, p.302.

691.

Annales de la Propagation de la Foi, mars 1846, T.XIX, « Lettres du RP Bessieux, 29 juin, 15 et 18 octobre 1845 », « Lettres du RP Arragon, 5 et 27 septembre 1846 », « Lettre du RP Briot, octobre 1846 ».

692.

MONNIER Yves, L’Afrique dans l’imaginaire français (fin XIXè-début XXè), Paris, L’harmattan, 1999, p.292. L’aïeul de l’auteur participa à la mission Binger en 1892. Les témoignages qu’il réunit concerne entre autre l’explorateur Marche, le militaire Mangin et le missionnaire Augouard, ainsi que des journalistes et commerçants.