Les planisphères et atlas de missions

A plus grande échelle, la représentation d’un phénomène mondial comme l’évangélisation emprunte forcément la forme du planisphère. Il permet une vue complète du monde, quand les grands globes n’en offrent qu’une partie. Il« satisfait le désir de maîtrise symbolique du monde » comme l’affirme Christian Jacob766. L’aire chrétienne peut alors s’apprécier instantanément et dans toute son étendue. Le Planisphère des croyances religieuses et des missions chrétiennes767 (cf : Planisphère des croyances religieuses et des missions chrétiennes ) établi en 1882 par l’Œuvre de la Propagation de la Foi aurait « pour la première fois donné une exacte vue d’ensemble du domaine de l’évangélisation »768. Composée par Valérien Groffier, employé aux publications de l’Œuvre, la projection est de grande taille, 187 x 97 cm, et destinée à être exposée. Le document reçoit les remerciements du pape Léon XIII ainsi que deux médailles d’or, décernées par les sociétés de géographie de Lyon et de Paris. Le planisphère veut rendre compte de l’étendue exacte du catholicisme sur la terre en le comparant aux croyances les plus répandues. L’effet produit est très relatif : la tâche de couleur qui identifie les pays catholiques paraît restreinte. Elle désigne l’Europe et les côtes d’Amérique latine, c’est-à-dire les endroits où le catholicisme institutionnalisé a donné naissance à une hiérarchie ordinaire. Mais en rajoutant les missions, le catholicisme figure finalement sur tous les continents : il sort de son aire traditionnelle, et gagne véritablement son caractère de religion universelle, ou plutôt universalisante selon l’expression d’Henri Maurier769. De plus, représenter les missions catholiques augmente l’empreinte spatiale du catholicisme et lui permet de figurer en seconde position des croyances, selon un bilan territorial, juste après l’islam. Enfin, situées sur les marges du monde païen, laissé en blanc sur la carte, elles annoncent des conversions en masse et des progrès à court terme. C’est le cas pour l’Afrique subsaharienne où les missions catholiques ne rencontrent aucun concurrent. Dans le reste du continent, elles sont en compétition avec l’islam ; en Extrême Orient, elles concurrencent le bouddhisme et en Inde l’hindouisme. En Amérique du nord, la compétition l’oppose au protestantisme qui ne semble pas avoir complètement remporté la partie. Le traitement de la religion protestante invite à lire le planisphère de deux manières : parce qu’il appartient à la famille chrétienne, le protestantisme peut être ajouté au catholicisme ainsi qu’à l’orthodoxie. D’ailleurs, le sous-titre du document parle de missions chrétiennes, engageant la lecture sur un bilan entre le christianisme et les autres. Dans ce cas-là, le christianisme est la religion qui dispose de la plus grande étendue à la surface de la terre. Mais le protestantisme peut aussi figurer le danger et la menace que fait peser l’erreur sur la vraie foi. Les missions protestantes sont localisées, nommées, chiffrées à côté des missions catholiques. Leur comparaison traduit la compétition acharnée qu’elles se livrent, à un niveau planétaire, et conclue forcément sur une situation d’urgence. Ce thème de la menace protestante, cher à l’Œuvre de la Propagation de la Foi, entretient un climat propice à la mobilisation. La compétition est confirmée par des tableaux statistiques qui encadrent le planisphère. Envoyées à l’Œuvre par les responsables locaux, collectées, elles mesurent pour chaque région du monde l’avancée de la mission catholique sur son adversaire ; mais elles sont le plus souvent des estimations, au moins pour la partie protestante770 (cf  : .Planisphère des croyances religieuses.. (extrait) ).

Ainsi, le déploiement des missions permet d’étendre l’empreinte du catholicisme sur terre et de le montrer comme une religion entreprenante et conquérante. Le catholicisme n’est pas en repli, comme le laisse entendre sa situation en France où laïcisation et anticléricalisme le menacent ; au contraire, il avance et pénètre dans les régions du monde qui lui résistent. Si la Chine, l’Inde et l’espace musulman lui semblent fermés, grâce aux missions catholiques, figurées par leur nom en capitales rouges qui couvrent tout le territoire, la croix avance partout. Ce planisphère véhicule une image finalement optimiste, qui correspond à l’idée diffusée généralement par l’Œuvre. Les atlas reprennent avec intérêt l’image de la mappemonde. Le Katholischer Missions-Atlas de Werner de 1882 ouvre sur « La distribution des catholiques sur la terre »771.(cf :   Distribution des Catholiques sur la terre ) Toutes les communautés sont répertoriées sur tous les continents, même si elles n’y composent que moins de 10 % de la population. Les espaces laissés en blanc s’identifient aux déserts ou aux régions inexplorées, signifiant que le seul obstacle au déploiement catholique est d’ordre naturel. Avec les progrès et la technologie, représentée sur le document par les lignes de navigation, il sera finalement possible d’en venir à bout. La marche du catholicisme est associée à celle du progrès et de la connaissance géographique. Dans sa version française éditée en 1886, une double carte évalue les progrès de l’évangélisation dans le monde depuis la création de l’organisation lyonnaise en 1822772.(cf : Les missions catholiques en 1822 et 1885 ) Le lecteur découvre une fois de plus les progrès du catholicisme, même si l’évangélisation reste souvent cantonnée sur les côtes des grands continents. La légende distingue pays catholiques et pays évangélisés, ce qui permet d’étendre très abusivement l’aire catholique : en 1885 apparaissent sous cette dénomination le Japon, la Chine, l’Inde, l’Asie mineure, une partie du Brésil et la moitié Ouest des Etats-Unis. Comme la liste des pays catholiques n’a pas évolué depuis 1822, l’évangélisation a donc progressé grâce aux missions. Enfin, en omettant de représenter les autres croyances, les catholiques donnent l’impression d’évoluer sur une terre dépourvue d’obstacles : le monde entier s’ouvre donc aux missions, sans contrainte. La représentation d’un monde ouvert, disposé à recevoir l’évangile se retrouve sur une carte des Missions catholiques qui accompagne en 1905 un article sur la Propagande773.(cf : Domaine de la Propagande   , Annexe 20 : Le domaine de la Propagande .) Elle présente l’étendue des terres placées sous sa juridiction, c’est-à-dire toute la terre sans l’Europe occidentale, l’Amérique latine, l’Algérie et l’Angola et les contrées orthodoxes de la Pologne à la Sibérie. Les 3/5è du monde sont terres de missions.

Les atlas officiels utilisent aussi des statistiques pour valoriser le poids relatif du catholicisme en montrant qu’il livre une double compétition, contre les hérésies chrétiennes et contre les autres croyances. En ouverture de son Orbis terrarum en 1890, le RP Werner compare les catholiques aux autres chrétiens ; avec deux tableaux statistiques il démontre que leur nombre dépasse la somme des deux autres, c’est-à-dire que le catholicisme l’emporte sur les autres églises dissidentes774. Ensuite, les religions chrétiennes sont regroupées pour la comparaison avec les autres religions. Le résultat les place en tête, avec le bouddhisme, loin devant l’islam, l’hindouisme, le paganisme et le judaïsme775. La proximité numérique avec le bouddhisme crée une fois encore un climat de compétition. Ce résultat est confirmé par d’autres statistiques776 recoupées par de nombreuses sources777. La comparaison avec les autres religions devient une constante dans les recensements.

Néanmoins, il faut écouter les mises en garde de Mgr Le Roy, Supérieur des Spritains, au début du XXè s.:

« Les chiffres que l’on pourrait citer varient suivant les documents que l’on consulte ; chaque année apporte dans cette statistique des divergences singulières, et, sous couleur de précision, on s’expose à des erreurs évidentes (..)

Faut-il ajouter que ces chiffres sont loin d’être l’expression de la réalité ? Depuis que le gouvernement français a été obligé de proclamer la neutralité religieuse, des défections se sont produites par milliers, et chaque jour, pour ainsi dire, amène une nouvelle statistique (..)

Il est difficile et il serait trompeur de faire apprécier par des données précises reposant sur des chiffres. Toutes les statistiques publiées à cet égard, si elles n’en sont pas fantaisistes, sont certainement fautives »778.

Les remarques portent aussi sur la représentation cartographique :

« Mais si, en examinant sur une carte l’extension prise par l’évangélisation africaine, on est frappé d’admiration et de reconnaissance, le sentiment fait vite place à une impression de tristesse profonde lorsque, sur place, le missionnaire constate l’innombrable multitude d’infidèles qui, dans les pays les mieux connus et les mieux pourvus de prêtres, n’ont pas encore entendu la Bonne Nouvelle. Tel pays qui, sur la carte, figure comme évangélisé, compte peut-être 12.000 chrétiens contre 10 millions de fétichistes ou de musulmans »779.

Ces remarques, à propos du recensement catholique en Afrique peuvent aussi s’appliquer aux missions du monde entier. Les statistiques sont souvent fausses ou faussées, truquées, parfois amplifiées. L’attitude s’enregistre dès les premiers recensements, sur le terrain780; elle se reproduit à tous les échelons : la plupart du temps, on grossit les valeurs, on exagère les effectifs. Au niveau de Rome, elles viennent confirmer une information essentielle, reprise par les planisphères et les statistiques d’atlas :le catholicisme seul reste la première religion au monde. C’est précisément la critique qu’adresse Le Roy à ces cartes qui abusent le lecteur en exagérant l’évangélisation et en niant l’importance des religions concurrentes. Selon lui, la situation est plus grave pour le catholicisme. En affirmant cela, il se détache du discours habituel tenu par Rome ; plus optimiste, celui-ci estime que le catholicisme est menacé par d’autres croyances ; mais grâce aux missions, il résiste et conquiert du terrain sur l’ensemble des continents. C’est le message que proclame l’exposition vaticane des missions, organisée en 1926.

Notes
766.

JACOB Christian, L’empire des cartes, op. cit., p.97.

768.

« Nécrologie de Valérien Groffier », in MC, n°3097, 1929, p.536.

769.

MAURIER Henri, Les missions ; religions et civilisations confrontées à l’universalisme, éd. du Cerf, Paris, 1993, 209 p.

770.

Cinq données sont réunies : les congrégations ou sociétés, le nombre d’évêques, le nombre de prêtres, les stations et le nombre de fidèles ; «  .Planisphère des croyances religieuses.. (extrait) », 1882.

771.

La carte est reprise par Groffier : «  Distribution des Catholiques sur la terre   », n°1, in Atlas des missions catholiques, 1886.

772.

«  Les missions catholiques en 1822 et 1885   », n°2 in Atlas des missions catholiques¸ op. cit. 1886. La double carte est ajoutée aux 19 de l’ouvrage original.

773.

«  Domaine de la Propagande  », MC-1905-16. L’article est signé de Mgr Le Roy, alors Supérieur des Spiritains.Cf. Annexe 20 : Le domaine de la Propagande .

774.

200 millions de catholiques contre 80 millions de protestants et 70 millions d’orthodoxes. Cf . WERNER O., Orb i s terrarum catholicus sive totius ecclesiae catholicae et occidentis et orientis. Conspectus geographicus et statisticus, Fribourg im Brisgau, 1890, p.3.

775.

I bi dem. Les statistiques proposent 445 millions de chrétiens pour 448 millions de bouddhistes, 210 millions de musulmans, 188 millions d’hindouistes, 120 millions de païens et 6, 5 millions de juifs.

776.

Le Handatlas de Scobel en 1886 propose les effectifs suivants : 447.969.780 bouddhistes, 442.351.000 catholiques, 187.947.450 hindouistes, 186.356.000 musulmans et 92.182.340 païens.

777.

L’atlas répertorie en index une soixantaine d’ouvrages géographiques et statistiques sur le recensement des catholiques depuis l’antiquité. Une vingtaine datent des cinquante dernières années, une douzaine sont en langue germanique. Gotha et la maison d’édition de géographie de Justhus Perthes se spécialisent aussi dans les recensements religieux.

778.

Mgr LEROY, « Afrique », in Dictionnaire de théologie catholique, Letouzey et Ané, 1909, 1er vol., pp.540-541.

779.

I bid., p.546.

780.

Cf. infra Chapitre VI 3) a) Recenser et cartographier.