Les autres revues

Celles qui se consacrent à l’exploration comme le Tour du monde ou l’Année géographique ne mentionnent aussi les missionnaires qu’à partir du moment où ils apportent un progrès décisif en matière d’exploration. Parmi les nombreux explorateurs, la première revue ne retient que Livingstone829. La seconde, dirigée par le géographe Vivien de St-Martin, dispose du savoir-faire éditorial de la maison Hachette mais sans toutefois proposer de cartes. A partir de 1863, elle dresse un bilan annuel des travaux géographiques accomplis. Se présentant comme « la revue annuelle des voyages de terre et de mer, des explorations, missions, relations et publications diverses relatives aux sciences géographiques et ethnographiques », le périodique devrait accorder une place plus grande aux travaux missionnaires. Pourtant encore une fois, les contributions sont très ponctuelles830. C’est seulement en 1878 que le responsable leur reconnaît une valeur géographique toute relative :

« Les auteurs applaudissent sans réserve l’œuvre des missions et surtout leur côté qui intéresse la civilisation lorsque ce sont des hommes instruits, capables de faire progresser nos connaissances positives (..) les études spéciales envoyées dans la congrégation –ici les Missionnaires d’Alger- pour la conversion de l’Afrique comprennent les levers géographiques et il paraîtrait même, aussi, la détermination de positions. Nous pouvons donc attendre de leur part des travaux utiles à la géographie »831.

Un fait s’observe dans toutes les revues : l’actualité des missionnaires est finalement mal connue en France. D’ailleurs leurs travaux sont souvent découverts en parcourant une revue étrangère, au premier rang desquelles figurent les Petermann’s Mitteilungen, ou bien le récit d’un explorateur. L’Année géographique mesure l’intérêt des explorations de Duparquet sur une carte allemande et Vivien de St-Martin évoque le RP Horner au Zanguebar en rappelant l’hommage que lui rend Livingstone832. Cette référence aux explorateurs ou spécialistes étrangers permet de valider les informations recueillies par les missionnaires et reconnaître leur travail, sans être taxé de défenseur des missions. Il existerait donc de la part des revues françaises une suspicion naturelle quant aux découvertes établies par les missionnaires, un doute sur la valeur de leurs travaux, qui nécessitent une validité scientifique. Cette attitude n’est pas partagée par leurs équivalents étrangers.

Du côté allemand par exemple, les géographes de cabinet sont moins regardants sur la provenance des sources et saisissent plus vite l’intérêt que chaque exploration représente pour la connaissance géographique. Les cartes du Pr Petermann intègrent chaque nouveau récit de voyage à l’état des connaissances existant, confrontant les représentations pour proposer la carte la plus récente de la région. Les voyages des missionnaires sont représentés avec les autres, ou bien font parfois l’objet d’une carte spécifique, quand ils sont jugés inédits ou quand ils concernent la zone d’influence allemande en Afrique. Après le traité de partage de l’Afrique orientale signé avec l’Angleterre en 1886, la revue rend compte de tous les voyages accomplis dans la sphère allemande, par les Capucins au Zanguebar méridional et les Pères Blancs dans la région des grands lacs. Des cartes à grande échelle dressent l’itinéraire des missionnaires833.(cf :   West-Usambara   , Reiseroute der Missionare nach Uha und Urundi   Durchquerung von deutsch-Ostafrika  ) La revue allemande n’hésite pas à mettre au service des explorateurs ses moyens les plus prestigieux, donnant de grandes cartes soignées en couleur. Cette reconnaissance pour l’apport des missionnaires à la connaissance géographique n’a pas d’équivalent en France.

Il faut donc conclure sur une mise à distance des travaux missionnaires par le monde scientifique, expression d’une suspicion naturelle croissante, à l’égard de la mission et de l’Eglise en général. Les missionnaires sont cantonnés dans leur œuvre d’évangélisation et ceux qui admettent l’apport scientifique de leurs travaux sont rares. Plusieurs revues témoignent de cette absence834 ou bien rendent leur contribution discrète835 en dissimulant parfois la condition cléricale de l’auteur. C’est comme si l’œuvre d’évangélisation n’était pas compatible avec la recherche scientifique. En 1902, l’Atlas des colonies françaises de Paul Pelet marque une étape importante dans l’histoire de la cartographie de l’outre-mer français : il synthétise pour le grand public les connaissances des terres coloniales et dresse l’inventaire, pour chacune d’entre elles, de la bibliographie cartographique existante. Le grand absent, une fois de plus, c’est le missionnaire836. En n’apparaissant pas dans le vaste fonds constitutif du savoir géographique sur l’Afrique, son expérience reste cantonnée au domaine de la mission. Cet oubli, cette mise à distance, rejoint ce que le biographe de Mgr Augouard, le RP Rémy, nommait la « conspiration du silence » envers les missionnaires, pourtant plus utiles selon lui à la cause civilisatrice que tous les explorateurs réunis. L’expression visait à dénoncer le manque de loyauté des responsables politiques français et de leurs envoyés,comme Brazza et Marchand notamment qui avaient sollicité en Afrique l’aide du v.ap. de l’Oubangui837. Elle leur reprochait d’avoir pillé la mission et ses hommes838 et, à l’heure de leur gloire, d’oublier les services rendus à la France. Ainsi, les travaux souffrent d’un manque général de reconnaissance pour la mission.

Notes
829.

De 1860 à 1909, 60 cartes portent sur l’Afrique subsaharienne. Chaque exploration est rapportée par la revue qui tient ses lecteurs informés de tous les progrès : Burton et Speke vers 1860, Speke et Grant au début des années 1860, Livingstone vers 1866, Stanley de 1873 à 1878, puis Marche, Serpa Pinto, Brazza à partir de 1880, Maistre ensuite.Neuf articles seulement ont comme sujet les missionnaires, catholiques et protestants, français et étrangers.

830.

Duparquet est cité plusieurs fois dans la première série. Puis, après 1876 sont évoqués les projets de Lavigerie pour le centre de l’Afrique, ainsi que l’installation des Spiritains à Bagamoyo. Les missions protestantes font l’objet d’un article en 1876 qui dévoile un vaste plan : l’ensemble des Eglises et Sociétés d’Angleterre, London Missionary Society et Church Missionary Society surtout, s’entendent pour couvrir de missions l’ensemble de l’Afrique équatoriale.

831.

Année géographique, 1878, p.88.

832.

« Beaucoup de voyageurs anglais ont rendu justice au RP Horner (..) Les missions françaises de Bagamoyo sont aussi une providence pour tous les voyageurs européens qui viennent les trouver », Année géographique, 1876, p.186.

833.

«  West-Usambara   », 1897, Tafel 20 ; «  Reiseroute der Missionare nach Uha und Urundi   », 1898, Tafel 9 ; «  Durchquerung von deutsch-Ostafrika   », 1899, Tafel 1 ; «  Marungu und Utembue », 1902, Tafel 2. Parmi les missionnaires d’Alger, les RRPP Shynze et Dromeaux ont laissé des croquis importants, repris par le cartographe Paul Langhans.

834.

La Revue des questions scientifiques par exemple ne mentionne jamais la mission ou un missionnaire dans ses Tables de 1877 à 1936, ni même l’index des sciences anthropologiques (VII) ou géographiques (XIII).

835.

La revue Anthropos est fondée par le RP Wilhelm Schmidt, SVD, en 1906. Pourtant, après l’article inaugural de Mgr Le Roy, la revue n’accorde plus de sujet aux travaux missionnaires en général ; de 1906 à 1959, seuls les noms d’Adam, Trilles et Le Roy sont cités, ainsi que celui de quelques Pères Blancs de la région des grands lacs.

836.

A propos du Congo, quarante noms figurent dans la bibliographie, énumérés par ordre alphabétique juste après le service géographique des colonies et le services hydrologique de la Marine. Seul le RP Lejeune est cité pour son Dictionnaire fang de 1892. Aucune carte n’est mentionnée. En revanche, tous les explorateurs, civils et miliaires, français et étrangers, figurent dans la liste.

837.

AUGOUARD, 44 années au Congo, op. cit., p.466.

838.

Parmi les griefs retenus par Mgr Augouard à l’égard des autorités figure cet épisode : dans La vie inconnue de Mgr Augouard, son frère revient sur une visite au Ministère des colonies, en 1911 lors de l’accord territorial avec l’Allemagne. Le v.ap. aurait découvert, stupéfait, sa propre carte de l’Oubangui, accrochée au mur et sans signature. Mais le chanoine ne raconte pas la suite :le Ministère, qui prétaît ce document au capitaine Larrouychez qui il a été trouvé, aadmis que Mgr Augouard en était bien l’auteur et lui proposa de le graver en lui accordant la somme de 500 F. Archives spiritaines, Dossier Congo, 3J2.1a1.