...provoque une réaction au début du XXè s..

Il est facile de dater les moments au cours desquels les missionnaires ont fait valoir leur rôle scientifique. Ils correspondent dans la première moitié du XXè à des épisodes de doute et de gloire.

Le premier épisode de revendication s’inscrit en réaction à la politique anticléricale du gouvernement français menée dans la première moitié de la décennie 1900839. Dans l’article qui inaugure l’année 1903, les Missions catholiques décident, à la place de l’habituel « Bilan de l’apostolat » de l’année écoulée, de rappeler « le rôle scientifique des missionnaires sur les services rendus par eux, même à la civilisation matérielle »840. Conscient que le contexte est « l’un des plus sombres de l’histoire de l’Eglise » qui menace jusqu’au recrutement des missionnaires, la revue doit montrer le rôle que joue la Mission dans la Société. L’argument initial souvent rappelé était que le missionnaire apportait la civilisation en même temps que la foi. Puis, conformément à un discours nationaliste croissant, il fallait montrer qu’il défendait autant la patrie que la croix. Dorénavant, il faut prouver, notamment à ceux qui s’intéressent aux questions coloniales, que le missionnaire joue un rôle pour le bien de la société. Les preuves ne sont donc plus à chercher en Afrique auprès des populations indigènes mais en Europe auprès de la société française. Le cardinalLavigerie avait déjà pris conscience que tous les services rendus à la science pouvaient être « une réponse efficace aux attaques odieuses portées contre l’Eglise par ses ennemis »841. En d’autres termes, prouver le rôle scientifique de la mission contribuerait à soutenir l’Eglise entière. Le discours n’est pas si moderne. Depuis le XVIIè, on rappelle les hauts faits des Jésuites en Chine dont les travaux cartographiques et astronomiques ont contribué à séduire l’empereur chinois et affirmé la supériorité européenne. Régulièrement, des articles reviennent sur les réalisations historiques des Jésuites ou montrent qu’ils sont toujours à l’œuvre842. En revanche, la nouveauté est de prouver que l’œuvre des missionnaires est en cours et qu’elle enrichit chaque jour un peu plus la science.

Prouver la contribution, c’est dresser des inventaires, car le nombre sert d’argument. L’article des Missions catholiques se lance dans une longue énumération de tous les missionnaires, passés et présents, qui ont apporté leurs services à la géographie, la philologie, l’histoire naturelle, l’archéologie et la météorologie. La géographie est placée en tête car c’est par les découvertes et les explorations que se démontre le plus facilement la contribution à la science, et de surcroît sur les terres mal connues. Ainsi, à la seule Afrique sont associés une vingtaine de noms, de congrégations différentes843. Tous ces missionnaires sont français et encore vivants ce qui nationalise et actualise leur action en la rendant directement profitable, argument que les travaux jésuites en Chine au XVIIè peuvent difficilement revendiquer. Ainsi, l’œuvre géographique des missions en Afrique devient le domaine de démonstration évident pour secourir la mission et l’Eglise.

Proclamer le rôle social des missions, c’est réhabiliter l’Eglise dans la société et donc participer au débat qui mobilise les Français dans les années 1902-1906. Un article de la Revue des deux mondes844 rappelle la liste des missionnaires, catholiques et protestants, qui ont contribué à la connaissance scientifique, notamment en géographie et en linguistique. Ce texte est une réponse aux reproches adressés aux missionnaires de Chine, accusés par les libre-penseurs d’avoir collaboré aux représailles sanglantes survenues en 1901 en couvrant des agents politiques du « masque de la religion ». Une fois de plus, il s’agit de multiplier les exemples, du passé et du présent, sur tous les continents et pour toutes les congrégations car leur somme pèse lourd au moment où l’opinion publique juge la mission. Son action est clairement évaluée à sa contribution à la science. Il n’est plus question de la civilisation qu’ils apportaient aux autres, devenu un thème du XIXè s. L’Eglise en danger, la mission menacée, il faut défendre leur action par des faits concrets, enregistrés, qui prouvent leur contribution au progrès et à la modernité, et pas seulement à la colonisation. Dans cet article précisément, l’auteur cherche visiblement à redorer l’image des Jésuites ternie par l’anticléricalisme qui les désigne comme cible principale. Réhabiliter leur travail, c’est réhabiliter leur enseignement et en généralisant, celui de l’Eglise en France845. Lancée au secours de l’Eglise, la mission doit montrer ses plus beaux attraits. Pour cela, on rappelle l’image positive du missionnaire façonnée au XIXè : celle d’un émancipateur et d’un civilisateur. Le XXè lui rajoute celles de l’éducateur846 et du scientifique contributeur au progrès de la Société.

Le célèbre article inaugural de la revue Anthropos signé par Mgr Le Roy en 1906 veut intervenir dans le débat : il s’agit de revaloriser l’image de la mission et de l’Eglise, et contribuer au lancement d’une revue anthropologique par un missionnaire, le RP Schmidt, SVD, traduite en français et en allemand. Le Roy y investit toute son autorité : il est missionnaireavec une solide expérience en Afriqueorientale et au Gabon, Supérieur général de la Congrégation spiritaine, ce qui lui confère une certaine autorité dans le milieu intellectuel et politique parisien, et enfin savant ethnologue, auteur d’ouvrages sur les pygmées d’Afrique847. Son propos est une défense générale du missionnaire : selon lui, si le premier devoir est de propager l’Evangile..

« ..il peut aussi à sa manière servir sa patrie, en tant qu’élément de moralisation, d’éduacation, de progrès social et matériel. Les indigènes dont le missionnaire aura conquis l’estime et l’affection ne reportent-ils pas une part de ces sentiments sur la nation auquel il appartient ? Missionnaire de la patrie, missionnaire de la civilisation, il peut aussi être le missionnaire de la science »848

Le missionnaire est selon Le Roy un homme avisé849, naturellement porté sur les sciences..

« ..tenu par sa vocation même, de connaître la géographie physique du pays qu’il évangélise, de savoir quels sont les voies navigables, ses routes, ses chemins, ses moyens de communication, ses obstacles, ses déserts, ses montagnes ; il étudie la nature générale du terrain, il se rendra compte de la densité de la population en tel et tel point donné, il examinera les rapports qui relient un peuple à un autre, une tribu à une tribu, une famille à une famille »850.

Or, en matière de géographie, son rôle est non seulement nécessaire, il est inégalé :

« Les cartes géographiques des pays nouveaux pieusement recueillies des mains des voyageurs par les sociétés savantes fourmillent-elles d’erreurs. Sur 10 noms, il n’y en a généralement pas plus de 2 qui soient exactes et l’on pourrait citer telle carte où l’on voit indiqué comme nom géographique des mots dont la traduction littérale est celle-ci « c’est une montagne » ou bien « tu m’ennuies » ou encore « je ne sais pas ». C’est la réponse du guide à son explorateur. Un missionnaire ne commettra pas ces bévues »851.

Cette remarque sur les toponymes produit un effet saisissant. Son auteur disqualifie instantanément la plupart des cartes des explorateurs pour n’en retenir qu’une, celle que dresse le missionnaire, seul véritable spécialiste de la langue locale et du pays. Pour terminer, Le Roy égratigne quelques idées reçues : le missionnaire n’est pas l’un de ces fanatiques qui brise les idoles car il admet d’autres croyances, considérant que chaque peuple a sa propre civilisation. Le discours est ambitieux car il place le christianisme au-dessus de la civilisation, mais il termine sur une critique : le missionnaire serait mieux suivi, avec plus d’attention et d’intérêt si il faisait mieux connaître ses connaissances et ses découvertes au monde européen ; or, dans l’état actuel, Le Roy déplore que la formation scientifique manque encore cruellement, faute de temps et d’argent. La revue Anthropos remplira ces deux fonctions : assurer la publicité des travaux missionnaires et contribuer aussi à leur formation852. Le XXè s. s’ouvre ainsi en France sur un rappel du rôle positif que joue le missionnaire. Ses travaux mieux connus prouveront la place qui lui revient de droit dans la Société moderne. Mais l’opinion publique s’intéresse assez peu à la mission, qui reste éloignée. De fait, celle-ci est relativement épargnée par la politique du gouvernement radical, illustrant l’expression prêtée à Gambetta, selon laquelle l’anticléricalisme n’est pas un objet d’exportation. En effet, sur place, les autorités coloniales ne peuvent se séparer brutalement du réseau d’écoles mis en place par la mission qui prouve du même coup son rôle social.

Notes
839.

La loi du 1er juillet 1901 interdit aux congrégations non autorisées l’enseignement. Celle du 27 juin 1902 ordonne la fermeture de 120 établissements congréganistes. La loi du 7 juillet 1904 supprime tout enseignement congréganiste. Ces mesures portent un coup terrible aux congrégations missionnaires, sommées de fermer leur séminaire. Certaines comme les Spiritains réagissent par une politique de redéploiement à l’étranger.

840.

« Le rôle scientifique des missionnaires » in MC, 1903, pp.2-6.

841.

Il avait d’ailleurs conseillé à chaque missionnaire de consacrer 15 à 20 mn quotidiennes à la tenue d’un journal comme contribution à la science.

842.

Ainsi « l’œuvre géographique de la mission de Zikawei » in La géographie, 1900.

843.

La liste évoque : Mgr Lavigerie, « à qui la géographie doit toute une légion de travailleurs » comme Mgr Hacquart ou le RP Delattre dans les grands lacs ; le cardinalMassaja en Abyssinie ; les Spiritains au Kilimandjaro et au Zanguebar ; les RRPP Colin et Roblet à Madagascar ; le RP Duparquet au Damaraland et sur le plateau de Huilla ; les RRPP Coulbois, Guilleme et Schynze respectivement aux lacs Tanganyka, Nyassa et Victoria-Nyanza ; les RRPP Le Roy et Trilles au Gabon ; les pères de la Société des Missions Africaines en Afrique occidentale : Mgr Chausse, les RRPP Zappa, Baudin, Chautard, Pied, Dorgère, Courdioux, Borghero.. La liste ne s’arrête pas.

844.

BONNET-MAURY Gaston, « Les missions chrétiennes et leur rôle civilisateur » in La revue des deux mondes, 1er avril 1904, pp.644-669. Les Jésuites sont cités plusieurs fois, pour leur œuvre en Chine et à Madagascar où « ils auraient concentré leurs travaux apostoliques et géographiques comme s’il avaient dès lors pressenti que cette île magnifique et fertile serait un jour conquise par la France ». L’article évoque les travaux de Roblet, p.652.

845.

I bid., p.669. L’article conclut : « le vrai missionnaire sait qu’il est, avant tout, un messager de paix et de bonne nouvelle, envoyé par Dieu vers ces pauvres idolâtres (..) En les menant à l’école de Jésus Christ, il aidera puissamment à l’éducation morale de l’individu, au relèvement et au resserrement du lien conjugal et familial, enfin au progrès de la vie sociale et de l’humanité ».

846.

En témoignent les très nombreuses photographies qui rendent compte de l’œuvre scolaire des missionnaires, notamment en Afrique noire durant les années 1920 et 1930. Voir BERGER Cécile, Les photographies en Afrique occidentale française dans l’entre-deux-guerres à travers la revue Les Missions catholiques, op. cit.

847.

Cf. infranotes 484 à 490.

848.

Mgr LEROY, « Le rôle scientifique des missionnaires » in Anthropos, n°1, 1906, p.4.

849.

Le Roy veut prouver que le missionnaire est un homme qui raisonne ; il rappelle que chaque chef de mission suit une méthode, un plan de campagne.

850.

Ibid ., p.5.

851.

Ibid ., p.6.

852.

Ibid ., p.10. Voir aussi LABURTHE-TOLRA, « Pourquoi et comment un lien inextricable existe entre anthropologie et mission chrétienne » in Anthropologie et missiologie ; XIXè-XXè s., colloque conjoint du CREDIC et de l’AFOM, à Doorn (Utrecht), du 14 au 18 août 2003, Karthala, 2004.