La collecte des renseignements ethniques

Dans les cartes missionnaires, les informations propres à intéresser le cartographe sont essentiellement le fait des populations, pour trois raisons : tout d’abord, les missionnaires sont les seuls à localiser si précisément les groupes humains, qui font parfois l’objet même de la carte. Ils les connaissent, les visitent, les étudient, alors que de nombreux explorateurs les considèrent comme un élément du décor, utilisant les ethnonymes pour leur sonorité exotique. Ensuite, ces populations sont réparties sur une surface, le plus souvent une région de plusieurs centaines de km car les échelles les plus fréquentes sont comprises entre 1/100.000è et 1/1.000.000è : l’approche est surfacique et régionale et présente un avantage évident sur l’approche linéaire et locale des cartes d’explorateurs, militaires ou de reconnaissance dont l’objectif est de renseigner un itinéraire919. (cf :   De l’Oubangui à N’dellé , Mission du Chari , Sangha et Ngoko ) Ainsi, les cartes missionnaires exposent le peuplement de l’espace quand les autres recherchent le cheminement dans l’espace920. Enfin, les missionnaires, parce qu’ils connaissent les langues locales, sont les dépositaires d’un savoir géographique local, véhiculé par des toponymes qu’ils tiennent à faire prononcer correctement921.(cf : Zanguebar , De Zanzibar à Lamo , Antananarivo (environs d’) , Loango ) Or, cette toponymie indigène constitue une priorité pour la cartographie coloniale922 sans doute pour faciliter la bonne compréhension des Européens par les populations locales : unanimement nommé, le territoire est plus facilement identifié et son exploitation améliorée923. Pour ces raisons, les cartes missionnaires possèdent un net avantage sur l’ethnonymie coloniale, faite de déformations et de confusions, comme le note Felix Iroko à partir de l’exemple béninois924.

Car l’élément humain constitue un élément fondamental de la cartographie coloniale et l’encadrement des populations l’un de ses principaux objectifs. Il est donc décisif de les localiser. La mission dirigée par Bruel, le chef du service géographique de l’AEF, en 1908 dans l’Est du Gabon fournit l’exemple caractéristique d’une mission de simple repérage astronomique dont on tire des renseignements sur les habitants. Organisée au départ pour établir précisément le méridien qui forme la limite orientale de la colonie, elle permet aussi d’actualiser la carte de la région au 1/100.000è et surtout d’élaborer des croquis ethnologiques ainsi qu’une carte détaillée de la densité humaine. Les travaux des missionnaires Trilles et Briault ont été mis à contribution, ainsi qu’une vingtaine d’autres documents925. Bruel dresse dans un Atlas de l’AEF une synthèse des connaissances ethnographiques en 1918926.(cf : AEF ethnographie pl . Nord , AEF ethnographie pl . Sud  )A partir des années 1920, des formulaires-types prévoient des enquêtes à mener sur le terrain pour enregistrer le plus grand nombre d’informations, géographiques, statistiques, ethniques, collectées le long des itinéraires (Cf. Annexe 30 : fiches de village et de rivière ). Ces questionnaires, systématisés et regroupés, composent l’image la plus précise de la colonie. En localisant les populations, avec les potentialités du territoire et les infrastructures, les cartes qui en découlent facilitent l’exploitation coloniale. Ces questionnaires prouvent aussi que les cartographes sont désormais soucieux de pouvoir disposer de leurs propres informations, recueillies sur le terrain et auprès des populations, en prenant soin de reporter le plus fidèlement possible les toponymes utilisés927.

« Classer, ordonner, hiérarchiser, caractériser ». C’est selon Roland Pourtier la tâche de l’ethnographie coloniale qui marque les ouvrages de géographie de l’époque928. Cette « ethnographie de bazar » alimente une géographie générale qui classe les groupes ethniques selon leur rapport au pouvoir colonial. Elle distingue les populations les plus apathiques de celles qui peuvent servir de réservoir de main d’œuvre ou d’auxiliaire au pouvoir.L’aboutissement de cette ethnographie « pseudo-scientiste » est une hiérarchie interethnique, que les premières descriptions des missionnaires ont pu contribuer à forger : en repérant les ethnies aptes à recevoir le message du Christ, elles ont en effet établi une première sélection parmi les populations. Ensuite, les cartographes ont figé un cadre territorial en divisant et subdivisant le territoire pour permettre à l’administration d’homogénéiser des ensembles spatiaux. Pour Roland Pourtier, « l’encadrement a été inséparable de l’encartement »929.

Une étape supplémentaire dans le contrôle des populations est franchie avec les cartes ethniques. Grâce à elles, comme le note Marie-Albane de Suremain, le pouvoir peut « pétrifier des groupes de population en entités bien établies »930. L’obsession de fixer les populations imposait d’évacuer la question de leurs origines et de leurs migrations, ce qui marque une différence fondamentale avec de nombreux travaux missionnaires : les cartes ethniques nient l’histoire des populations, quand les missionnaires cherchent au contraire à localiser leurs origines. Ces premières cartes apparaissent après 1945931. Elles incarnent la contribution et la mise à disposition d’un discours scientifique à l’autorité coloniale. L’AEF correspond particulièrement à cette situation. En 1949, à la suite d’une enquête ethnologique, le gouverneur impose un nouvel urbanisme visant à réunir dans un village-modèle les populations locales et d’autres déplacées arbitrairement932. Ce souci d’offrir l’image d’un territoire pacifié, organisé et favorable à l’investissement se retrouve dans les cartes de géographie physique sur l’AOF. Emanuela Casti a montré à leur sujet que s’élaboraient des « mythologies de retour », par les Occidentaux et pour la domination. L’espace est représenté en fonction du projet colonial. Les éléments naturels sont gommés quand ils gênent les projets d’infrastructure. Ces cartes répondent à des choix typographiques qui donnent de l’Afrique l’image d’une terre homologable, véritable terrain d’expansion pour l’Europe933. Toutefois, comme le fait remarquer M-A. de Suremain, une prise de conscience des scientifiques dès les années 1950 dévoile les incohérences du discours classificatoire et les savants s’éloignent du discours colonial.

Malgré les similitudes dans les démarches, il paraît dans ces conditions délicat d’établir un bilan de l’apport cartographique missionnaire à l’autorité coloniale et nous ne pouvons que constater l’utilisation des informations détenues par les missionnaires quand elles intéressent le pouvoir. Mais dans la plupart des cas, les rapports ont été les suivants : les missionnaires ont été écoutés, parfois imités, puis écartés quand s’établit un corps administratif permanent et suffisamment compétent pour collecter ses propres informations. Cette distanciation traduit une suspicion et l’on reproche souvent au missionnaires, outre son manque de compétence, de négliger la cause nationale. Ce doute est nourri par la conception du territoire qui distingue radicalement le colonisateur du prêtre : pour le premier, la force ou la capacité d’exploiter la terre fait loi et justifie l’appropriation. Pour le second, et malgré toutes les formes d’appropriation dont il fait l’objet, le territoire reste la propriété de ses habitants, après celle originelle et universelle de Dieu. Et le soin permanent apporté à la manière de nommer les lieux selon l’usage local traduit cette conception. Adopter le nom local d’un lieu, c’est renforcer la présence de ceux qui l’employaient les premiers, c’est affirmer leur présence initiale. Ainsi, cette conception dresse le missionnaire en critique de la colonisation, en adversaire de l’appropriation et en défenseur des autochtones934. Réaffirmée au moment des indépendances, elle est un précieux argument qui permet aux missionnaires de se dissocier d’une colonisation devenue encombrante et dont ils veulent se dépouiller pour continuer leur œuvre africaine.

Notes
919.

Sur ce type de cartographie, voir les exemples suivants qu’offre La géographie : «  De l’Oubangui à N’dellé   », 1903, itinéraire suivi par M. Superville, administrateur des colonies,de novembre 1902 à mars 1903, 15 juillet 1903, vol.VII ; «  Mission du Chari   », 1900, itinéraire de M. Pierre Prins, 1900, vol.I ; «  Sangha et Ngoko   », 1905, mission française de délimitation Congo-Cameroun, 1905, vol.XI ; « Mission Cottes », 1909, délimitation Congo-Cameroun, septembre 1905-janvier 1907, 1909, vol. XVII.

920.

Les cartes référencées ci-dessus proposent en légende les stations, postes militaires et autres factoreries tenues par des Européens, soient les points de relâche le long de l’itinéraire.

921.

De nombreuses cartes sont accompagnées dans leur légende d’une brève leçon de prononciation pour lire et dire le plus correctement possible les toponymes. Par exemple : «  Zanguebar  », MC-1882-HT ; «  De Zanzibar à Lamo  », MC-1889-9 ; «  Antananarivo (environs d’) », MC-1895-HT ; «  Loango   », MC-1908-319.

922.

De MARTONNE Edouard, « Les noms de lieux d’origine française aux colonies », pp.5-55, in Revue d’histoire des colonies, 1936. Le service de géographie de Madagascar dresse des guides de toponymie malgache à partir de 1950.

923.

Ibid., p.173. De Martonne rappelle que les noms indigènes sont toujours privilégiés : ils doivent être sûrs et compris par tous. Il déplore lui aussi les erreurs très fréquentes des premières cartes : « les noms de populations, de contrées voire même de montagnes ou de localités ont été donnés pour la première fois aux voyageurs non par les habitants eux-mêmes, mais par leurs voisins, dont nous connaissions plus ou moins la langue et qui nous fournissaient des guides et des interprètes : ce sont donc souvent des surnoms ».

924.

IROKO Félix, « Regard extérieur et saisie interne des ethnies et des ethnonymes », pp.213-222, in CHRETIEN J.P. & PRUNIER, Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 1989. L’auteur distingue la perception externe de l’ethnie, celle des colonisateurs ; il évoque comme Mgr Le Roy les explorateurs qui se font abuser par leur guide. Mais il rappelle aussi que la perception interne de l’ethnie par les autres groupes humains n’est pas forcément partagée, ce qui donne plusieurs noms pour une même population, souvent associés à une appréciation.

925.

La carte au 1/100.000è du RP Trilles a été contractée pour renseigner la partie Nord-Ouest ; les itinéraires à la planchette du RP Briault au 1/10.000è ont été utilisés pour la partie Sud. Leurs informations ont contribué au Schéma ethnographique ainsi qu’à la Carte des densités extrêmement précise de la population du Gabon. Au départ, la mission géographique visait à mieux connaître la zone comprise entre l’équateur - 2°S et 7°40’E-8°50’E. Officiellement, elle permit de « fixer les grandes lignes d’une partie du Gabon fort inexactement représentée jusqu’ici sur les cartes ». BRUEL G., Notes géographiques sur le bassin de l’Ogooué, Paris, Challamel, 1911, 75 p.

926.

Deux cartes au 1/5.000.000è : «  AEF ethnographie pl . Nord  »et «  AEF ethnographie pl . Sud  », 1918.

927.

Le travail d’inventaire des territoires de De Martonne est continué par Emile Joucla. Sa Bibliographie de l’Afrique occidentale parue en 1937 recense près de 1661 cartes et croquis.

928.

Le géographe cite la Géographie universelle de 1933 dont les chapitres sur l’ethnologie sont signés par Georges Hardy, chef de file avec le futur directeur de l’Ecole coloniale Delavignette d’une nouvelle génération de coloniaux dans les années 1930. POURTIER Roland, « Territoire et identité en Afrique centrale ; la fonction de la géographie dans le mouvement colonisation/décolonisation », pp.329-341, in Géographie des colonisations, Paris, L’harmattan, 1994, p.334.

929.

POURTIER Roland, Le Gabon, 2 vol. L’auteur rappelle qu’au Gabon, sur un territoire particulièrement hétérogène, l’administration a imposé un découpage qui ne répond à aucune logique ethnique. En 1909 furent établies des circonscriptions intérieures. L’année suivante, les populations sont interdites de s’y déplacer.

930.

De SUREMAIN Marie-Albane, « Cartographie coloniale et encadrement des populations en Afrique coloniale dans la première moitié du XXè », pp.29-64, in La revue française d’histoire outre-mer, t.86, 1999, n°324-325.

931.

Quelques exemples : « Carte ethnique du Gabon », 1945 ; « Cameroun carte ethnique provisoire », 1949 ; « Carte ethnique de l’AEF », 1955. Les cartes sont aussi nommées « ethno-démographiques ».

932.

de SUREMAIN Marie-Albane,op. cit. L’enquête est menée par deux membres de l’Institut d’Etudes africaines, le sociologue Georges Ballandier et le géographe Gilles Sautter. Le village-type qui naît de leurs observations est en forme de « U », disposé autour des bâtiments du pouvoir colonial que sont l’école et le dispensaire.

933.

CASTI Emanuela, « Mythologies africaines dans la cartographie française au tournant du XIXè, pp.429-450, in Cahiers de géographie du Québec¸ vol.45, n°126, décembre 2001.

934.

On peut évoquer les scandales d’esclavage au Congo belge en 1928, dénoncés par les missionnaires. Selon au autre style, Mgr Augouard laisse dans ses notes personnelles de nombreuses informations sur l’arbitraire des militaires et des administrateurs à l’encontre des populations, mais qu’il n’a sans doute pas utilisées. Archives OPM, Fonds Augouard, Boîte XI.