Conclusion générale

Quelle valeur accorde-t-on aujourd’hui aux cartes missionnaires ? Témoins d’un grand œuvre passé et forcément désuètes, elles sont intimement liées à l’œuvre d’apostolat, ce qui aux yeux des contemporains diminue leur valeur informationnelle. La mention de leur auteur les range, quelque soit la densité d’informations qu’elles procurent, dans un registre particulier, différent de celui des explorateurs et plus proche des militaires. Il atténue en quelque sorte l’effet d’autorité naturellement détenu par la carte et ce malgré leur caractère chorographique. Dans l’historiographie de la mission, la carte souffre d’un manque de reconnaissance. Simplement associée à une monographie qu’elle a la tâche d’ouvrir, chacune se voit cantonnée dans un simple rôle d’illustration. Les travaux les plus récents de l’histoire des missions présentent tous quelques cartes pour localiser et spatialiser l’objet d’étude, sans qu’elles ne suscitent d’intérêt particulier. Auxiliaire, périphérique, illustrative, la carte missionnaire souffre finalement de ne pas être prise au sérieux. L’historiographie ne lui reconnaît pas la capacité à tenir un discours cohérent et argumenté. Le support cartographique a donc été largement sous-estimé. Et pourtant !

Les cartes missionnaires sont avant tout des documents sur la manière dont on fait la mission. Elles renseignent concrètement la pratiqueet délivrent directement les représentations de l’évangélisateur. Elles constituent un témoignage essentiel et inégalé sur le fait missionnaire, notamment dans son rapport à l’espace. Réunies, ces cartes tendent à s’homogénéiser durant notre période pour composerun genre cartographique propre, la cartographie missionnaire. Celle-ci est intimement liée à la cartographie coloniale : elle partage une même prospérité durant la période d’expansion de l’Europe ; comme elle, elle contribue à une appropriation individuelle et intellectuelle d’un territoire lointain ;enfin, elle place ses connaissainces géographiques inégalées sur le pays et les hommes au service d’une cartographie coloniale qui l’intègre durant les années 1930. Mais elle s’en distingue aussi par au moins quatre caractères qui lui sont propres : le souci de localiser les populations plutôt que les richesses ou les potentialités du pays ; une préférence pour les toponymes locaux qui implique la reconnaissance d’une population et d’une culture locale et qui limite l’appropriation politique ; un découpage de territoire sur une base ecclésiastique mais qui tend à s’aligner sur le découpage colonial ; une restitution précise du rythme d’évangélisation qui n’est ni celui de l’exploration ni celui de la conquête. De plus, cette cartographie est plurielle. Selon leurs objectifs, il est possible de distinguer plusieurs types de documents qui signifient des rapports à l’espace différents : la carte mobilisatrice qualifie le document publié par l’Œuvre de la Propagation de la Foi pour soutenir les aides à la mission ; la carte utilitaire caractérise celle que dresse le missionnaire pour optimaliser l’apostolat de terrain ; la carte revendicatrice appuie les arguments des instituts auprès de la Propagande et assoit leurs prétentions territoriales ; la carte-résultat est celle que commande la Papauté pour célébrer l’œuvre accomplie et témoigner des prétentions à l’universalité de l’Eglise catholique. Enfin, cette cartographie est originale car elle cherche en permanence à combinerdeux intérêts : celui scientifique derendre compte de territoires encore inconnus ; celui religieux de projeter un espace chrétien sur une terre lointaine et païenne.

Cette cartographie développe un discours missionnaire, distinct de la colonisation, à la fois intemporel et déterritorialisé. La recherche permanente d’indépendance envers le colonisateur marque un nouvel épisode de la lutte d’influence entre pouvoir religieux et pouvoir politique. Le discours est aussi paradoxalement détaché du territoire car il se retrouve sur d’autres espaces de mission à travers le monde962. On le reconnaît sur des cartes d’Océanie, d’Asie et d’Amérique, produisant alors une image stéréotypée de l’espace de mission, c’est-à-dire un espace provisoire, en devenir, délimité et organisé par l’Eglise, qui concentre tous les espoirs et sur lequel se projettent tous les desseins. Mais l’Afrique se prête particulièrement bien à ce détachement car, comme le fait remarquer Jean-Loup Amselle,ce continent doit lui-même être considéré comme « une entité déterritorialisée », c’est-à-dire un « concept à géométrie variable » qui appartient aussi bien aux banlieues françaises qu’aux ghettos américains ou aux villages africains963. Cartographié par les missionnaires, le continent devient un vaste espace de mission, l’espace de mission modèle en quelque sorte qui rend toutes les stratégies envisageables, quand l’Asie et l’Amérique ne le permettent déjà plus. Le discours idéalise enfin l’espace de la mission, en exagérant la présence missionnaire qui reste proportionnellement infime. Les cartes développent une géographie parallèle qui porte sur des territoires immenses, promet une évangélisation massive et inéluctable, diffusée par un catholicisme placé au centre. Leur sujet principal reste les missionnaires dans leur mission au milieu des populations à convertir, sans qu’aucune concurrence religieuse ne vienne entraver leur marche. Pour rendre cette image la plus claire possible, les cartesoublient les autres Européens, masquent les Protestants et ignorent l’islam.Elles proposent en quelque sorte une vision catholique du monde sous les traits d’un espace idéalisé, décalé de la réalité.

Cette image masque un échec : celui d’une géographie chrétienne qui ne parvient pas à modeler l’espace. Pour preuve, la toponymie chrétienne, omniprésente sur les cartes, n’est pas utilisée : elle ne parvient pas à marquer les populations, ni l’autorité coloniale qui ne la retient pas. La catholicisation des noms de lieux ne se produit pas et le missionnaire doit composer en se repliant sur les noms locaux. Autre preuve, le découpage des champs de mission ne donne pas naissance à des territoires autonomes, dont les populations auraient intégré les limites, ni inspire le colonisateur quand il partage la terre, et ce malgré la présence initiale des missionnaires. C’est l’inverse qui se produit comme le montre l’adoption par les missions des limites politiques, initiée par les Acta de la Propagande dès les années 1880, flagrante dans les atlas de missions des années 1930.Le découpage colonial réussit beaucoup mieux à s’imposer, et même longtemps après la phase d’indépendance nationale.

Cette incapacité à imposer un nom, ou un territoire circonscrit, témoigne des difficultés que rencontre la territorialisation de la mission. Les résistances sont nombreuses. Elles proviennent des populations comme du pouvoir colonial. Le découpage distant et géométrique ne suffit pas car il donne une image fixe de l’Afrique et de ses habitants. Or, ceux-ci se déplacent, davantage sous l’effet de la colonisation qui établit une nouvelle géographie économique. L’attraction qu’exercent sur les populations, parfois par la force, les centres de matières premières, les métropoles et le littoral portuaire déstructure l’économie traditionnelle en provoquant des migrations massives, mais déstabilise aussi une autorité européenne qui préfère contrôler une population immobile sur un espace encadré964.( Cf. Annexe 30 Fiches de village et de rivière .) Tout comme l’espace colonial, celui de la mission, qui veut finalement reproduirel’espace de la paroisse propre à l’Europe, est bousculé par ces migrations. Cette difficulté gêne moins les missions protestantes, qui, plus ponctuelles et plus éparpillées, s’adaptent sans doute mieux aux changements de peuplement.

Ainsi, pour encadrer le mieux possible les populations, l’Eglise doit réagir, en délaissant son approche surfacique traditionnelle, propre à un catholicisme organisateur, et en adoptant l’approche en réseaux développée par les instituts. Délaisser les territoires et privilégier les réseaux constitue un tournant majeur dans la conduite de l’évangélisation. Il interroge le projet missionnaire dans sa globalité, dès notre période comme le montrent encore discrètement quelques cartes: si la grande majorité offre encore une représentation surfacique et hiérarchique, quelques unes défendent une image linéaire ou rhizomatique et organique. Le territoire s’efface doucement devant le réseau qui représente d’ailleurs plus justement la mission réellement déployée Les atlas de missions révèlent davantage ce glissement. Constituant un genre qui connaît son apogée durant notre période, ils incarnent pleinement la cartographie missionnaire territoriale : des espaces immenses, uniformément ralliés à la foi chrétienne, sur lesquels se plaque la hiérarchie ecclésiastique. Puis, le genre évolue et disparaît à partir des années 1950965.La disparition des atlas de mission marque la fin d’une époque, durant laquelle s’est imposée une manière de représenter l’espace.

Adopter une nouvelle représentation reste une démarche difficile. L’Eglise et les Etats doivent admettre que leurs cadres territoriaux ne correspondent plus à la réalité d’un monde moderne marqué par la mobilité, comme le note Paul Claval. La crainte d’une dilution de l’autorité ou d’une perte de souveraineté expliquent sans doute cette incapacité à penser l’espace autrement. Délaisser le territoire pour le réseau constitue pourtant l’enjeu déterminant pour la poursuite de l’évangélisation à la fin du XXè s. Des ouvrages plus récents dressés par des géograhes ou des historiens des religionstentent de rendre compte des réalités actuelles : dans un même pays, les populations partagent des croyances très différentes et se déplacent, aboutissant à des situations complexes qu’une représentation territoriale ne peut plus honnêtement restituer966.

Pour toutes ces raisons, sans doute, la recherche sur l’espace de la mission et ses représentations promet de nombreux chantiers.

Notes
962.

Voir le reste du corpus des Missions Catholiques composé de 220 documents.

963.

AMSELLE Jean-Loup, Branchements, anthropologie de l’universalité des cultures, Flammarion, Paris, 2001, p.15.

964.

Cf. Annexe 30 Fiches de village et de rivière . Le pouvoir considère la population comme sédentaire et évalue chaque village selon son potentiel de main d’œuvre.

965.

Les ouvrages postérieurs sont presque anachroniques, dressés par Rome comme les dernières célébrations d’un catholicisme universel: Atlas Missionum, op. cit. 1958 ; FREITAG Anton, Atlas du monde chrétien ; op. cit., 1959 ;EmMerich Henrico, Atlas hierarchicus, op. cit.,1968.

966.

Mais aucun ne porte exclusivement sur la foi catholique. Voir par exemple les choix adoptés dans les ouvrages récents : Le grand atlas des religions, Encyclopaedia Universalis, 1990, 413 p. ; Atlas des religions ; croyances, pratiques et territoires, Paris, Autrement, 2002.