Introduction

Very often, for example, when two speakers of different varieties of the same language which are completely mutually intelligible come into contact and converse, items may be transferred from one of the varieties to the other. For instance, if a speaker of American English and a speaker of English English come into contact, each of them knowing very well that, say, American English sidewalk corresponds to English English pavement, it is perfectly possible that the American will eventually start saying pavement, and/or that the English person will begin to say sidewalk – even though there is no strictly communicative point in their doing so. Exactly why this kind of thing should happen is not immediately clear. (Trudgill, 1986: 2)

La littérature qui s’est intéressée au bi-/plurilinguisme, qu’il soit sociétal ou individuel, est extrêmement riche et occupe de nombreux domaines. Comme l’indique Weinreich (1953), aussi bien les géographes que les ethnographes ont décrit les populations bi-/plurilingues, les sociologues ont examiné la cohabitation des langues dans une communauté, les juristes ont étudié le statut légal accordé aux minorités linguistiques dans les différents pays, les psychologues ont décrit les effets du bi-/plurilinguisme sur la personnalité (plus particulièrement chez les enfants bi-/plurilingues ou dans le cadre de l’enseignement d’une langue étrangère), et enfin, les linguistes se sont intéressés aux phénomènes linguistiques qui peuvent apparaître dans ce genre de situations. Mais en aucun cas, il ne leur a été possible de se contenter des seules analyses linguistiques dont ils disposaient. Ce qui caractérise leur tâche, c’est d’avoir recours à un ensemble de phénomènes externes à la langue pour expliquer certains de ces aspects. Ainsi, les domaines divers et variés qui s’intéressent au bi-/plurilinguisme sont parfaitement complémentaires avec une étude linguistique, il lui sont même indispensables.

Le travail que nous présentons ici s’intéresse au fonctionnement en interaction d’une situation particulière de codes en contact. Le but de ce travail est de décrire et d’analyser comment, dans une communauté où se mêlent deux groupes de locuteurs différents, se manifestent le contact entre les codes ainsi que l’économie des choix de codes. Notre objet d’étude est l’arménien, langue indo-européenne qui se décline en deux grandes familles dialectales, rassemblées chacune sous des standards appelés arménien oriental et arménien occidental, dont les locuteurs sont disséminés à travers le monde. Une des particularités de cette étude réside dans le fait qu’à l’aide d’un corpus, elle s’intéresse à une situation de contact de dialectes arméniens en contexte de diaspora. A travers l’analyse des conversations (enregistrements et transcriptions de données audio et vidéo authentiques) entre locuteurs d’arménien oriental et locuteurs d’arménien occidental vivant en France, et plus précisément à Lyon, notre objectif est de caractériser les phénomènes spécifiques à ce genre de situation.

L’attachement personnel rejoint en partie l’intérêt scientifique que nous portons à la réalisation de ce projet. Après avoir mené des travaux antérieurs sur le français, au moment de la mise en place du nouvel objet d’étude, notre choix de l’arménien a été motivé par un attrait certain pour cette langue. Sur le plan scientifique, notre intérêt pour la description des langues nous a incitée à combiner celle-ci avec l’analyse des interactions verbales, exploitée dans nos précédents travaux. C’est ainsi que nous avons été amenée à adopter une approche tri-dimensionnelle. Nous associons la linguistique descriptive, chargée de mettre en place les systèmes qui vont entrer en contact par l’intermédiaire des pratiques langagières des locuteurs, à la sociolinguistique, qui pose le cadre théorique des situations plurilingues et de contact de codes, et à l’analyse des interactions verbales, qui permettent d’actualiser la situation de contact.

Les deux variantes de la langue arménienne sont étudiées dans une perspective interactionnelle. Ce choix semble justifié par le fait que les manifestations linguistiques que nous souhaitons observer sont attestées de façon indépendante dans les interactions monodialectales (et pour la plupart, dans les grammaires descriptives) et apparaissent entremêlées dans les interactions bidialectales. Dans ce dernier cas de figure, on voit alors émerger un phénomène d’adaptation qui, par ailleurs, se retrouve fréquemment dans les interactions : on s’adapte à son interlocuteur, non seulement au niveau de la langue (dans le cas que nous étudions), mais également dans des interactions monolingues, pour assurer le bon déroulement de la conversation. L’originalité de notre travail se situe ainsi dans la mise en place d’une approche tri-dimensionnelle et d’une méthodologie fine pour analyser une situation de bidialectalisme illustrant un cas réel d’ajustement interactif. Nous chercherons à expliquer le fonctionnement des adaptations dans les interactions, et essayerons d’évaluer d’une part l’intercompréhension qui apparaît entre les locuteurs et, d’autre part, l’orientation et la fonction sémantique des adaptations. Notre étude réunira à la fois les critères internes, définissant les systèmes linguistiques avec leur degré de proximité et de distance, et les critères externes à la langue. Les facteurs socio-historiques, proposant une tendance quant au sens des adaptations, seront probablement contrariés par les critères spécifiques aux locuteurs, définissant leurs compétences, volonté et motivation d’adaptation, et par les critères internes à la langue.

Nous proposons de présenter les axes de recherche principaux que nous allons suivre pour mener à bien ce travail. Dans le premier chapitre, nous entreprenons un cadrage historique, permettant de comprendre quelles sont les caractéristiques de l’arménien d’un point de vue typologique, mais également, dans une perspective diachronique, quels sont les événements géopolitiques qui expliquent la constitution des deux familles dialectales distinctes, représentées par des standards et des normes littéraires. Nous verrons comment la naissance de la diaspora donne un statut particulier à l’une des deux variantes arméniennes et creuse l’écart avec l’autre. Nous exposerons également l’évolution entre l’arménien classique et les deux variantes modernes en expliquant tantôt les éléments conservés dans les deux systèmes, tantôt les innovations. Ce chapitre donne le point de départ de notre travail ainsi que de sa problématique en expliquant les raisons historiques de la séparation de la langue arménienne en deux standards modernes.

Ce préambule historique introduit le deuxième chapitre dans lequel sera élaboré une mini‑grammaire contrastive des deux variantes d’arménien. Cette grammaire non exhaustive aura pour but de poser un cadre cohérent pour l’analyse des données à venir. Elle mettra en avant les points communs et les différences attestés dans les deux variantes arméniennes, en se basant sur leur standard, et présentera les divers éléments de contraste aux niveaux phonético-phonologique, morphosyntaxique et sémantico-lexical. Nous détaillerons ainsi respectivement :

Les remarques formulées à chacun des niveaux seront systématiquement complétées par des hypothèses fondées sur les possibilités offertes par les systèmes linguistiques et qui seront à vérifier dans le corpus, ainsi que par l’impression recueillie chez les locuteurs, qui peut dès le départ rendre compte d’un décalage entre leurs perceptions ou productions et les réalisations attestées dans les grammaires. Nous proposerons, pour synthétiser ce travail descriptif, un tableau final permettant de regrouper toutes les différences formelles constatées entre l’arménien oriental et l’arménien occidental.

Après avoir clairement défini la langue sur laquelle porte notre étude et les contraintes apportées en langue par ses systèmes linguistiques, le troisième chapitre posera le cadre théorique permettant de délimiter notre objet de recherche, reflétant une situation de contact de dialectes gérée par les locuteurs. Pour ce faire, nous présenterons les différents courants sociolinguistiques traitant des situations plurilingues en général et de contact en particulier. Avant tout, il nous faudra dans un premier temps procéder à des choix terminologiques pour traiter des notions telles que celles de langues, variantes et dialectes, et dans un deuxième temps définir le plus clairement possible les notions de bi-/plurilinguisme, de diglossie et de bidialectalisme. Ceci nous permettra de montrer les relations qu’entretiennent les trois codes présents dans les données qui nous intéressent : d’un côté la relation entre le français et l’arménien (pris comme système unique), et de l’autre, la relation entre l’arménien oriental et l’arménien occidental. Nous tenterons alors plus particulièrement d’établir clairement les rôles et statuts que possèdent les deux standards arméniens l’un par rapport à l’autre en France, en situation de diaspora, ainsi que leur rapport avec le français, langue du pays d’accueil. Ensuite, il sera également important de faire un point sur les représentations langagières des locuteurs. Nous verrons l’importance des facteurs individuels qui seront déterminants dans la gestion de l’interaction, et le décalage qu’il peut y avoir entre les représentations langagières des locuteurs, leurs productions en discours et les formes correspondantes en langue. Avant de regrouper les différentes hypothèses sociolinguistiques mises en avant dans ce chapitre, nous affinerons davantage notre recherche en l’appliquant au cadre plus particulier de la sociolinguistique interactionnelle. Nous reprendrons et analyserons le phénomène clé d’adaptation, qui est une des caractéristiques originales contenues dans notre corpus, pouvant par exemple se manifester dans nos données sous la forme d’alternance codique ou de mélange de codes.

La dernière partie de ce troisième chapitre, amorçant le cadre méthodologique, élaborera une transition entre le cadre théorique et l’analyse des données. Cette partie reprendra de façon synthétique les courants sociolinguistiques qui nous intéresseront le plus et tentera de justifier le recours à un corpus de données authentiques pour une étude comme la nôtre. La grammaire contrastive rend compte des deux systèmes de façon isolée et ne permet pas de voir comment interagissent ces deux standards et les utilisations qui en sont faites par les locuteurs. Pour cette raison, la constitution d’un corpus de données, mettant en situation des locuteurs possédant des variantes d’origines différentes, s’est avérée indispensable. Grâce à ce moyen, nous serons à même de voir comment deux systèmes linguistiques, qui ont la caractéristique d’être proches, s’actualisent en discours et quelles sont les stratégies mises en place par les locuteurs pour assurer le bon déroulement de l’interaction, améliorer leurs relations et maximiser la compréhension mutuelle.

Le quatrième chapitre, chargé de présenter les données, préparera le travail d’analyse. Nous expliquerons dans un premier temps comment le corpus a été recueilli et quel est le type d’interactions qu’il contient. Puis nous décrirons les tendances générales qui se dégagent sur la totalité du corpus (appelé corpus macro), illustrant l’économie des choix de codes avant de passer à une partie des données (appelée corpus micro) qui a fait l’objet d’un traitement particulier et approfondi. Dans ce cadre-là, nous expliciterons le travail qu’il a été indispensable d’effectuer pour mener à bien les transcriptions du corpus micro (constitué de trois sous-corpus) qui ont, par exemple, nécessité l’utilisation de conventions de transcription, de l’Alphabet Phonétique International et d’une traduction française. Enfin, nous focaliserons notre attention sur les locuteurs en présentant les caractéristiques de chacun d’entre eux, notamment sous forme de fiches descriptives, pour mettre en avant les contrastes qui peuvent apparaître dès le départ dans leurs profils et qui peuvent expliquer une partie des comportements observés dans les données.

Le cinquième chapitre présentera l’ensemble du travail d’analyse qui a été effectué. Nous tenterons de relier ensemble les deux séries d’hypothèses mises en place, la première s’appuyant sur la description différentielle des deux systèmes arméniens, et la seconde, à visée sociolinguistique, se focalisant sur les attitudes des locuteurs au sein de la diaspora arménienne en France et aux niveaux interpersonnel et individuel, afin de dégager les différentes stratégies discursives qui apparaissent dans les interactions. Il sera ainsi possible d’estimer quel est le degré d’intercompréhension entre les deux variantes et plus globalement, quelles sont les particularités d’une situation de contact de systèmes proches par rapport aux situations plus traditionnelles et mieux connues de contact entre systèmes non apparentés. Nous serons alors notamment à même de dire si les locuteurs se comprennent réellement (par rapport au décalage qu’ils semblent ressentir), mais également quels sont les locuteurs qui sont les plus conservateurs de leur dialecte d’origine et quels sont ceux qui tentent le plus d’adaptations à la variante de l’autre, c'est-à-dire qui ont la volonté d’améliorer l’intercompréhension en gommant au maximum les différences. Enfin, nous pourrons également voir quelles sont les dimensions linguistiques (phonétique, morphosyntaxique, lexico-sémantique) les plus touchées par les adaptations et celles qui y sont le plus hermétiques (correspondent-elles aux dimensions habituellement touchées et décrites dans les situations de contact de langues ?).

Ces questions trouveront, pour la plupart, leurs réponses dans les données que nous analyserons. Pour y répondre au mieux, nous proposons de mener deux types d’analyse, s’appuyant tous les deux sur un des sous-corpus et complétés, quand cela s’avèrera nécessaire, par les deux autres (tous trois issus du corpus micro). Une première analyse quantitative, fondée sur une méthodologie fine et originale, traitera des adaptations d’un point de vue tout d’abord global, et permettra d’établir le nombre d’adaptations possibles, produites, réussies ou non réussies sur la totalité du sous-corpus, avant de passer à une analyse détaillée par variante et par locuteur, à tous les niveaux linguistiques, pour savoir qui s’adapte, comment et où. La seconde analyse sera, elle, longitudinale et essayera de montrer pourquoi les locuteurs s’adaptent. Elle se focalisera sur le déroulement et sur le contenu de l’interaction et présentera les adaptations comme de véritables stratégies discursives exploitées par les locuteurs selon leurs compétences et leurs motivations, en se focalisant sur les aspects organisationnels et relationnels de l’interaction. Pour parachever cette analyse, un parallèle sera établi avec le phénomène inverse des non-adaptations, pour voir quelles sont les caractéristiques de ces dernières par rapport à leur pendant. Enfin, l’étude ne saurait être complète sans un point sur la présence du français dans les conversations arméniennes. Nous proposerons quelques pistes de réflexion, amorce possible d’un futur travail, permettant de connaître la place du français dans de telles interactions.

Le sixième et dernier chapitre sera consacré à un essai de synthèse constitué de plusieurs axes de recherche, destiné à montrer les apports et les limites de ce travail. Les différentes hypothèses posées seront reprises une dernière fois, les analyses seront interprétées et des perspectives seront proposées. Un premier axe illustrera ainsi la contribution faite dans le domaine de la dialectologie arménienne, en montrant d’une part ce que la description linguistique constrastive et d’autre part ce que le recours au corpus auront apporté. Le deuxième axe s’attachera à reprendre ce qui caractérise les systèmes linguistiques proches par rapport aux systèmes non apparentés dans les situations de contact. Nous verrons ainsi l’apport que peuvent avoir de telles études dans la linguistique de contact. Le troisième axe se focalisera sur l’importance des facteurs individuels et montrera le décalage qui est apparu entre les possibilités offertes par les systèmes et les usages et représentations des locuteurs. Enfin, le quatrième axe reviendra sur l’adaptation en tant que stratégie discursive.