1.1. L’alphabet arménien

Nous ne nous intéresserons volontairement à l’arménien qu’à partir de la création de l’alphabet, étant donné que le peu d’informations existant sur cette langue avant cette étape ne s’appuient pas sur des données attestées.

Jusqu’au Ve siècle après J.-C., l’arménien ne possède pas de système d’écriture qui lui soit propre, et n’utilise pas d’autres systèmes de transcription déjà existants, tels que le grec ou l’araméen, pour le représenter.

Malgré une longue domination perse 2 , avec la dynastie des Arsacides entre 52 et 428 après J.‑C., les Arméniens parviennent à conserver leur langue. Un fait marquant apparaît au cours du IIIe siècle, lui conférant un statut officiel : la langue de la famille royale et de son entourage n’est plus l’iranien, mais devient la langue arménienne. N’étant plus seulement parlée par le peuple, elle est enfin reconnue et représentée par le royaume, ce qui lui procure un statut et un avenir certains.

Les Arméniens sont par ailleurs en quête d’une identité qui leur soit propre, et la conversion du roi Tiridate III 3 , puis du peuple arménien entier au christianisme, entre 301 et 315, y est pour beaucoup. Ils se démarquent ainsi de l’influence perse et montrent leur singularité :

‘Dans un contexte d’équilibre précaire entre deux religions officielles d’empire, le zoroastrisme iranien et l’orthodoxie byzantine, les Arméniens forgent ainsi une culture distincte, basée sur leur structure sociale traditionnelle et soutenue, désormais, par une Eglise nationale. (Mouradian, 1995 : 18)’

Pour renforcer cette volonté d’exister par et pour eux-mêmes, l’Eglise dote les Arméniens d’un « remarquable outil de spécificité culturelle » (1995 : 18) : un système d’écriture qui complète leur langue, et s’avère être le moyen le plus efficace et le plus durable pour leur éviter une « absorption culturelle » par les puissances voisines. C’est ce qui motive le moine Mesrop Machtots qui se lance dans une tâche de création difficile. En effet, jusque-là, d’une part l’administration emploie l’iranien et l’araméen, d’autre part, les textes saints sont lus en grec et en syriaque et ne sont pas compris du peuple, quant aux enseignements apportés aux enfants arméniens, ils sont également transmis en syriaque.

Voici ce que dit Lazare de P’arpe 4 en arménien, repris par Nichanian (1989 : 78) :

‘Car le bienheureux Mashtots était en peine, et s’attristait constamment, au vu des fatigues immenses des enfants d’Arménie, qui dépensant beaucoup d’argent, couvrant de grandes distances, et passant beaucoup de temps à passer d’un endroit à l’autre, usaient leurs jours dans les écoles où était enseignée la science syrienne. Les cérémonies religieuses et les lectures des écrits saints se faisaient en effet en syriaque dans les couvents et dans les églises des Arméniens. Les habitants d’un aussi grand pays étaient incapables d’y entendre quoi que ce soit et n’en retiraient aucun profit, du fait de leur ignorance de la langue syriaque.’

Cette incompréhension et leur souhait d’autonomie poussent le moine Mesrop Machtots à créer, environ en 405, l’alphabet arménien. Il va en pays syriaque pour trouver de l’aide et travaille avec un calligraphe grec pour peaufiner les caractères. Cet alphabet composé de 36 lettres 5 , écrit de gauche à droite, est intéressant puisque Machtots a tenté de lui attribuer systématiquement un symbole pour représenter un son et un son pour représenter un symbole 6 . Mis à part les deux ajouts (voir note 5), il ne subira au fil des siècles aucune modification (voir annexe I).

Voici ce qu’en dit Benveniste (1966 : 180) :

‘L’alphabet latin, l’alphabet arménien sont des exemples admirables de notation qu’on appellerait phonématique. Un analyste moderne n’aurait presque rien à y changer : les distinctions réelles sont reconnues, chaque lettre correspond toujours et seulement à un phonème, et chaque phonème est reproduit par une lettre toujours la même.’

Un des premiers ouvrages qui sera traduit, grâce à ce nouveau système, sera un exemplaire syriaque de la Bible. Puis, après une période de traductions d’autres ouvrages syriaques, Machtots et ses disciples entreprennent de grands travaux de traduction à partir du grec 7 . A partir de cette époque, est né « l’âge d’or de la littérature arménienne », avec les savants, les historiens, les poètes, et autres érudits de l’époque, qui ont créé un véritable héritage écrit, afin d’enrichir à travers leurs œuvres la conscience nationale, le savoir sur le monde et la connaissance d’eux-mêmes.

La caractéristique de cette langue, pourvue d’un alphabet créé ex nihilo par une seule personne, que l’on appelle désormais l’arménien classique, ou grabar (qui signifie « langue écrite » en arménien) est son unicité remarquable au fil des siècles.

L’adoption du christianisme et le désir d’autonomie culturelle et politique ont permis aux Arméniens de se doter d’un système d’écriture qui renforce la langue, permet d’accéder à un enseignement adapté, et fournit un fonds documentaire riche qui va intéresser les linguistes dès le XIXe siècle. Plongés dans la linguistique comparée, ils seront plusieurs à se demander comment a été constitué l’arménien, quelle est son histoire, et surtout, quelle est sa famille linguistique.

Notes
2.

Accompagnée également d’une domination romaine moins importante.

3.

Conversion attribuée à Grégoire dit l’Illuminateur.

4.

Ecrivain du Ve siècle.

5.

Deux lettres seront ajoutées au XIIe siècle pour retranscrire les sons des mots empruntés à d’autres langues : le -օ- pour [o] et le -ֆ- pour [f].

6.

Sauf le digramme -ու -, qui représente le son [u], comme le français -ou-.

7.

Il est intéressant de noter que certains ouvrages grecs, qui avaient été traduits en arménien, ont été détruits ou avaient disparu ; ils ont pu être retraduits dans leurs langues d’origine à partir des très bonnes traductions des scribes arméniens.